samedi 6 mai 2023

Braquage(s)

Entre le travail et le capital, le casse du siècle.

Valeur. Vous connaissez la formule: travailler plus et plus longtemps, pour gagner plus? Toujours sous forme de question, le bloc-noteur pourrait tourner autrement la problématique: travailler plus et plus longtemps, mais pour gaver qui? Mac Macron II veut donc obliger les Français à trimer deux années supplémentaires, au nom d’un sacro-saint argument : les finances publiques, «la dette», soit le plus traditionnel des arguments de la droite libérale afin de justifier tous les dispositifs austéritaires qui ont mis en coupe réglée les droits des travailleurs, les hôpitaux, les écoles, les services publics, etc. Y croyez-vous encore, à ces mensonges éhontés? Dès lors, où se trouve ce «pognon de dingue» qui glisse entre les doigts des citoyens, sans même qu’ils ne le sachent?

Silence. Il est un sujet dont personne – ou presque – ne parle, celui d’un des casses du siècle les plus monumentaux, puisqu’il représente quelque 300 milliards d’euros! En effet, en quatre décennies, un braquage s’est opéré dans un silence assourdissant et néanmoins bien connu des plus éminents éditocrates pseudo-économistes. Lisez bien: 10% de la valeur ajoutée sont passés du travail au capital en France. En somme, la part revenant aux salariés a chuté progressivement dans le pays. Selon l’Insee, elle était de 75% au début des années 1980, elle stagne désormais autour de 65%. Sachant que le PIB national représente 3000 milliards d’euros (à peu près), ces 10 points de pourcentage d’écart représentent ainsi un incroyable magot qu’il n’est pas inutile de répéter à souhait: 300 milliards d’euros! N’importe quel spécialiste un peu sérieux vous le dirait, la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail constitue un enjeu économique et politique fondamental. D’où l’omerta.

Coût. En épluchant les notes de l’Insee attentivement, il existe un point aveugle tout aussi assourdissant, conséquence directe de ce qui vient d’être écrit. Si la part des salaires a baissé massivement dans la valeur ajoutée, comme nous venons de le comprendre, il se trouve que la part des super-profits, elle, a littéralement explosé. Comme vous le savez, Total, LVMH, BNP et consorts (liste longue) affichent des résultats en dizaines de milliards de bénéfices. Or, ces magots ont transité directement du travail au capital. L’Insee l’affirme: dans les années 1980, un salarié français travaillait en moyenne 9 jours par an pour payer les dividendes des actionnaires. C’était déjà énorme. Mais accrochez-vous bien. En 2022, un salarié a travaillé en moyenne 54 jours pour les actionnaires… Du délire, ni plus ni moins, sachant par ailleurs que 157 milliards d’euros d’argent public sont déversés chaque année dans les caisses des grandes entreprises, sans aucune contrepartie. À longueur d’antenne, vous entendez parler du «coût du travail», des «taxes», ou du fait que «les riches vont se barrer» et qu’il n’y a «pas d’argent magique». N’en jetez plus. Évoque-t-on assez le coût du capital? De ses conséquences sur le travail? Au passage, voici une autre statistique éloquente: au sein de l’Union européenne, la part des dividendes dans la valeur ajoutée a augmenté logiquement de 13 points dans la même période. Sans commentaire…

Fortunés. Et pendant ce temps-là? Un peu de mémoire. Souvenons-nous que l’une des mesures phares de Mac Macron I en 2017 fut le remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), qui taxait quasiment tous les biens, y compris le patrimoine professionnel et les placements, par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Ce dernier ne porte que sur les bâtiments et les terrains à usage personnel, et il ne taxe ni les œuvres d’art ni les bateaux de plaisance. Cinq ans après sa mise en place, l’IFI progresse puisque, en 2022, le nombre d’assujettis (ce qui suppose de posséder des propriétés d’une valeur supérieure à 1,3 million d’euros) a grimpé de 7,3% pour atteindre les 164000 contribuables. Ajoutons que la valeur des biens que possèdent les propriétaires fortunés a, elle, progressé plus vite que leur nombre, à 405 milliards d’euros (+8,6%). L’IFI rapporte à l’État un peu plus d’un milliard par an. Bien loin des 5 milliards de l’ancien ISF…

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 5 mai 2023.]

samedi 29 avril 2023

Machine(s)

Intelligence artificielle, attention au vrai du faux…

Révolution. L’année 2023 file vite et l’IA, depuis l’apparition dans nos vies quotidiennes de ChatGPT, observe un bond en avant qui effraie autant qu’il fascine. Jusqu’à un certain point. L’Intelligence artificielle sort de la brume, malgré son concept encore flou pour le commun des mortels. Chacun a bien compris désormais, à la lumière de ChatGPT, que les robots en ligne allaient bouleverser l’agencement de nos intelligences au point que certains évoquent déjà une “révolution anthropologique”. Pensez-donc. L’IA dépasse dans nos fantasmagories tout ce que nous imaginions et permet à n’importe qui de rédiger à la vitesse d’un clavier au galop un poème, un devoir scolaire, une recette de cuisine, un rapport, une histoire pour endormir vos enfants, des lignes de code, de la musique, des photographies sorties de nulle part, bref, tout ce dont vous avez besoin. Ajoutons sans plaisanter: même un article... 

Photo. Deux exemples dans l’actualité viennent littéralement de nous stupéfier. Evoquons, d’abord, le dernier lauréat 2023 du prestigieux concours Sony World Photography Awards. L’oeuvre récompensée dans la catégorie “création” s’appelle, en français, «Pseudomnésie: l’électricienne». Ce magnifique cliché montre deux femmes, l’une contre l’autre, de deux générations différentes. Unanimité du jury. Problème, son auteur, l’Allemand Boris Eldagsen, a immédiatement refusé le prix. Avez-vous deviné pourquoi? L’homme a reconnu que rien n’était réel dans cette image trompeuse mais d’une illusion parfaite. Elle n’était que le travail d’une intelligence artificielle. Même les plus avisés peuvent tomber dans le panneau, la preuve, puisque, selon les spécialistes, rien ne “laissait supposer que cette photo n’en était pas une”, les coiffures, les vêtements, et surtout la plastique de l’image, au ton sépia, ressemblait à un document capté dans les années 1950 par un appareil photo argentique. Ayant “minimisé l’ampleur de l’aide de l’IA, l’auteur a déclaré vouloir susciter “un débat”. L’image primée a depuis été décrochée en toute hâte d’une exposition officielle. Polémique.

Musique. Arrêtons-nous maintenant sur le second cas, non des moindres. Depuis le 14 avril dernier, un clip musical posté sur le réseau TikTok connaît un succès retentissant, plus de dix millions de vues. Attribuée dans un premier temps aux artistes canadiens Drake et The Weeknd et intitulée Heart On My Sleeve, le morceau fait référence à la chanteuse et actrice Selena Gomez, avec laquelle The Weeknd a entretenu une brève relation sentimentale. Nouveau problème, aucune des deux stars n’a participé à l’enregistrement de ce titre. Eux aussi sont tombés de haut: l’“oeuvre” est le fruit d’une Intelligence artificielle, qui a réussi, et plutôt magistralement, à imiter leur voix et leur style. Derrière la supercherie, un pseudonyme, Ghostwriter977. Cet épisode montre à quel point le secteur musical, lui non plus, n’est pas à l’abri des technologies d’IA générative, ce qui pose des questions quasi existentielles quant au sacro-saint respect de la propriété intellectuelle et les possibilités inouïes de contrefaçons. L’usage de l’IA doit-il être prohibé pour la création musicale? Mais comment, et à quel titre? L’ineffable David Guetta a déjà utilisé ce genre d’outil pour écrire une chanson dont les paroles reproduisaient le style et la voix du rappeur américain Eminem. De nouveaux styles naissent-ils – aussi – par les nouvelles technologies? Vaste débat. Information importante : avant d’être retiré, le morceau Heart On My Sleeve avait été publié sur plusieurs plates-formes musicales et consulté des centaines de milliers de fois... 

Cerveau. Devons-nous avoir peur, ou non, de ces machines, capables d’influencer nos comportements comme notre capacité à réfléchir, sans parler de notre libre arbitre? Avons-nous raison de craindre que cette technologie octroie aux développeurs du capitalisme une puissance potentiellement démiurge sur toutes les sociétés de l’humanité? Précision: inspirée de faits réels mais toutefois alimentés par quelques écrits, cette chronique a bien été pensée par un seul cerveau humain. Le bloc-noteur entre en résistance.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 28 avril 2023.]

vendredi 21 avril 2023

Isolement(s)

La charge de Pierre Rosanvallon contre Mac Macron II.

Barricade. Attention, moment d’Histoire. Quand les «modérés» prennent soudain la parole et se laissent guider par une forme de «radicalité» – non par effraction intempestive mais par intense réflexion –, il n’est pas inutile de relayer ce qu’ils ont à nous dire par temps de crises. Ci-devant, Pierre Rosanvallon, historien et sociologue, éminent professeur au Collège de France, toujours directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du très sélect club le Siècle, qui réunit représentants et pontes des milieux dirigeants de notre pays. N’en jetez plus! Ces derniers jours, Pierre Rosanvallon a ainsi décidé de s’exprimer, d’abord dans Libération, puis dans l’émission de télé Quotidien, sur TMC. Du brutal, du sévère et, à la vérité, du réjouissant. Selon lui, «Emmanuel Macron se barricade dans le château fort de sa position statutaire» conférée par l’élection présidentielle. Le spécialiste de la question sociale invite notre prince-président à «rompre» avec cet isolement, «faute de cela», prévient-il, «le temps des révolutions pourrait revenir ou bien ce sera l’accumulation des rancœurs toxiques», qui ouvrirait «la voie au populisme d’extrême droite». Voilà pour le constat de base, annonciateur d’une aggravation de la situation.

Crise. Sur le fond comme sur la forme, sur la réforme des retraites comme le (mal)traitement de la démocratie républicaine ou l’exercice du pouvoir depuis le palais, Pierre Rosanvallon ne prend pas de gants avec Mac Macron II, à tel point que le bloc-noteur signerait volontiers nombre de ses propos. «Le président ne voit pas la crise démocratique, pour lui il n’y en a pas», assure-t-il, avant de déplorer que le chef de l’État ait perdu de vue «l’esprit des lois», essentiel pour garder «l’esprit de la démocratie». Cet «esprit est bafoué!» assène-t-il. Et il enfonce massivement le clou: «Nous sommes en train de traverser, depuis la fin du conflit algérien, la crise démocratique la plus grave que la France ait connue. Ce que nous vivons là, c’est la répétition des gilets jaunes, mais en beaucoup plus grave. Aujourd’hui, il y a ce même sentiment de ne pas être écouté. Nous sommes entrés dans une crise qui peut être gravissime parce que c’est une pente glissante.»

Arrogance. Le grand problème de Mac Macron II? «Il n’a qu’une expérience sociale et politique limitée, étant passé directement de l’ombre à l’Élysée», poursuit Pierre Rosanvallon, ce qui expliquerait son incapacité à trouver des « points d’arrêt». Plus grave encore: «Il lui a manqué la connaissance et l’expérience qui enseignent une chose importante: la modestie. Et lui, il n’en a pas. Il est empreint d’une arrogance nourrie d’ignorance sociale et de méconnaissance de l’histoire des démocraties.» Concernant les retraites, pas de doute. «Il est clair qu’il doit faire demi-tour, reconnaît M. Rosanvallon. Nous vivons une situation de blocage démocratique relativement inédite dans l’histoire de la Ve République. Rarement un projet de réforme gouvernementale aura été aussi mal préparé et envisagé sur un mode aussi technocratique et idéologique. (…) La retraite, c’est le rétroviseur de la vie. Cette dimension existentielle n’est pas prise en compte dans le projet actuel.» Souvenons-nous par ailleurs que Mac Macron II avait déclaré que «la foule qui manifeste n’a pas la légitimité» face «au peuple qui s’exprime à travers ses élus». Réplique cinglante du sociologue: «Si cette formule avait été prononcée par un étudiant en histoire ou en sciences politiques, celui-ci n’aurait probablement pas eu une bonne note. Le professeur lui aurait expliqué qu’il n’a pas compris ce à quoi renvoie le terme de peuple. (…) Le peuple n’existe qu’au pluriel, et nul ne peut s’en prétendre le propriétaire. Il n’est donc pas “la foule”, une masse que l’on présuppose informe.» Jugeant que, depuis 2017, «les contre-pouvoirs démocratiques ont fini par être atrophiés par le fait majoritaire», Pierre Rosanvallon espère l’activation d’une «démocratie plus délibérative». Et il s’interroge, pessimiste: «Encore faut-il que le pouvoir accepte le principe de l’interaction avec la société.» À bon entendeur, salut et merci! À ceux à qui il reste des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un esprit logique pour comprendre. 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité 21 avril 2023.]

vendredi 14 avril 2023

Peuple(s)

Ils ont voulu l’oublier, le supprimer. Mais il est là, le peuple. 

Peur. Salaud de peuple! À la manière de la célèbre réplique «Salauds de pauvres!» lancée par le personnage de Grangil incarné par Jean Gabin dans la Traversée de Paris (1956), adaptation d’une nouvelle de Marcel Aymé (le Vin de Paris), le bloc-noteur repensa, cette semaine, à la séquence des trois derniers mois qui viennent de s’écouler en se disant : rien ne sera plus comme avant. D’un côté, un exécutif buté-borné sur sa réforme des retraites, accompagné par une cohorte de personnages qui ne ressemblent, en définitive, qu’à de simples esquisses de «l’art en politique» dans un paysage de limbes. Au-dessus, donc, Mac Macron et sa première sinistre en thuriféraires des pires horreurs du jupitérisme. Du «ferme ta gueule» au «salaud de peuple», il n’y a qu’un pas. Largement franchi. Ils ont voulu l’oublier, le peuple, puis le supprimer à la faveur de l’évolution «sociétale» et consumériste. Mais il est là, le peuple. Il se réveille et se dresse à nouveau. Forcément, beaucoup ont peur… 

Nécessaire. De l’autre côté donc, au cœur d’une France debout sur ses deux jambes et le poing levé, la réponse des citoyens. Par des paroles, des gestes, de l’engagement à toute épreuve et des mobilisations qui ne sont jamais feintes et donnent le change. Des colères conjuguées ; des foules. Bref, un peuple. Comme dans un rêve éveillé – presque trop – à la mesure du ressentiment général. Gigantesque crise politique et sociale. Crise de régime, sur fond d’épuisement institutionnel. Fin de règne déjà visible. En somme, accumulation de crises multiples et à tous les échelons de la société, d’autant plus visibles et durement ressenties que les Français vivent mal dans leur pays lui-même. Et soudain, le surgissement de l’événement prévisible et nécessaire qui, sans en rajouter dans l’allégresse, donne une impression de situation prérévolutionnaire. Avec ses vieux militants que des décennies d’échecs et d’humiliations avaient laissés blessés, moqués et leurs successeurs pleins d’énergie, qui se lèvent tôt. D’autres encore, retraités, artistes, enseignants, médecins, juristes, etc., et beaucoup de jeunes, énormément de jeunes qui luttent pour leur vie en héritage. Et puis, admirables, ces syndicalistes couturés mais unis, qui se sont tapé la désindustrialisation à marche forcée, les charrettes de licenciements («plans sociaux» et autres «PSE», pardon) et les savants discours de pseudo-intellectuels grassement rétribués pour affirmer, sur les plateaux de télé de leurs coadjuteurs-éditocrates, que le prolétariat et le sous-salariat avaient disparu. 

Raison. La France des «oubliés» et des «invisibles», si exaltés par temps de pandémie, n’en pouvait plus du fossé qui s’agrandissait entre eux et les «gagneurs» de tout poil, sans parler de la poignée de puissants qui dirigent la haute finance mondialisée en choisissant ses poulains comme ses princes-présidents. Pour ces élites coalisées qui ont nié le sentiment de déclassement qui étreint nos concitoyens, le peuple continue d’incarner le beauf d’autrefois, symbole du mauvais goût, de la culture bon marché et de l’ignorance, cette culture populaire caricaturée, moquée et au fond méprisée par le gratin de l’intelligentsia dévastatrice de la petite bourgeoisie – jusqu’au cœur d’une certaine «gauche». Avec sa réforme des retraites, Mac Macron a provoqué l’incendie. Le bloc-noteur se souvient des mots de Nicoléon, durant sa campagne de 2007, affirmant qu’il voulait «reformater les Français». Seize ans plus tard, la «foule» si odieusement définie par l’actuel prince-président s’est transformée en peuple. Ce n’est pas que de l’instinct, mais aussi de la raison. Celle qui conduit à se révolter contre la dictature de l’argent, contre l’abandon des souverainetés populaires, contre l’injonction souriante qui nous est faite de se replier chacun dans le narcissisme consommatoire… et accessoirement contre l’idée de travailler plus longtemps, pour qui, pour quoi. Salaud de peuple? Vive le Peuple! 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 14 avril 2023.] 

mercredi 12 avril 2023

Fond de l’air

«C’est à se demander si on n’arrive pas à la fin d’un cycle, celui de la Révolution française.»

Quoi qu’il advienne, ce vendredi 14 avril, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel – censure un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout –, Emmanuel Macron restera comme le coupable de son inique réforme des retraites. Un texte illisible et inadmissible, ayant pour conséquence une pénalité de deux années de travail supplémentaires pour des millions de citoyens, souvent cumulée à l’allongement de la durée de cotisation. Une méthode antidémocratique et méprisante, celle du passage en force avec les articles 49.3 et 47.1, alors que les Français, depuis janvier, se montrent ultramajoritairement contre et que les foules hostiles manifesteront une nouvelle fois ce jeudi dans plus de 300 villes. La crise sociale, devenue crise politique majeure, ressemble désormais à un tremblement de terre démocratique.

Dans le fond de l’air fétide, une impression de fin de régime. Quel que soit le scénario choisi par les sages, de nombreux macronistes, en coulisse, se disent lucides sur le «moment» et l’ampleur de la colère populaire, qui ne redescendra pas de sitôt face aux injonctions surréalistes du pyromane de l’Élysée. À la vérité, comment s’étonner que le prince-président se refuse à admettre la réalité de cette crise sans précédent, lui qui a usé et abusé de son autoritarisme jupitérien. Par son arrogance de classe, il a tout balayé – les corps intermédiaires, la vie parlementaire, le peuple – en utilisant les moyens les plus vils et les effets de la dramatisation, ce qui n’est évidemment pas le signe d’une démocratie mature. Chez Macron, le terme même de «foule» prend ainsi un autre sens et invisibilise les mobilisations et la démocratie sociale.

La nécrose du pouvoir et de l’exécutif irait, nous dit-on, jusqu’au pourrissement des relations entre le président et sa première ministre, qui a osé évoquer l’idée d’un «apaisement» et même d’une période de «convalescence». Après avoir mis le feu au pays, quelle audace! Macron n’est que le produit de sa politique. Toucher aux retraites a joué en point d’accroche. Prenons bien la mesure de la situation. Et écoutons le constitutionnaliste Dominique Rousseau, lorsqu’il déclare : «C’est à se demander si on n’arrive pas à la fin d’un cycle, celui de la Révolution française.» Rien n’est fini.

[Editorial publié dans l’Humanité du 13 avril 2023.]

vendredi 7 avril 2023

Immonde(s)

Tesson, Houellebecq, Moix : la littérature et l’extrême droite.

Fascistoïdes. Une plongée dans la «banalisation» puis la «normalisation» des pires pensées d’extrême droite par l’un des aspects les plus sacrés de notre Histoire collective, le monde des Lettres. Voilà à quoi nous convie la lecture de Réactions françaises, enquête sur l’extrême droite littéraire (Seuil, 222 pages), du journaliste indépendant François Krug. Pour étayer son impitoyable démonstration – qui donne froid dans le dos par l’ampleur des détails relatés –, l’auteur se penche sur le compagnonnage des trois écrivains les plus médiatiques de la place parisienne et du monde de l’édition: Sylvain Tesson, Michel Houellebecq et Yann Moix. Trois parcours différents, mais un point commun ignoré­ par la plupart des lecteurs: leurs liaisons durables et persistantes avec un nombre incalculable de personnages et autres sectateurs fascistoïdes. Chacun des trois, à leur manière et en incarnant un vieil archétype du paysage littéraire français, a «fréquenté l’extrême droite dès (ses) débuts, par goût de la provocation, par curiosité intellectuelle, par fascination esthétique et parfois par sympathie idéologique», prévient François Krug. Des cocktails, des rencontres, des accointances et, surtout, des amitiés qui durent et passent les années sans que personne, ou presque, ne s’en offusque. Pas même leurs éditeurs, qui comptent parmi les plus prestigieux.

Révélations. Le triptyque littéraire fascinant de François Krug s’étale sur les trois dernières décennies. Une période durant laquelle les «digues idéologiques ont sauté», écrit-il, permettant progressivement aux obsessions antisémites, xénophobes, réactionnaires et ultranationalistes de sortir des «marges» et d’épouser­ mécaniquement la montée du Front national alors qu’il était encore politiquement et culturellement impossible sinon impensable de lui frayer un chemin. Le récit contient quelques révélations fracassantes et dépeint efficacement la complaisance d’une partie du milieu culturel mondain avec les idées de la droite la plus radicale. «Le sujet est sensible, et aucun des trois ne souhaite aujourd’hui l’aborder», ajoute- t-il. Aucun n’a donné suite à ses sollicitations. L’auteur précise: «Houellebecq est joueur: il entretient le doute sur son positionnement politique. Moix estime en avoir assez dit: il s’est repenti publiquement d’expériences de ­jeunesse et d’amitiés douteuses. Tesson, admiré à gauche comme à droite, revendique son indifférence à la politique: il reste discret sur ses relations avec l’extrême droite la plus radicale.»

Nationalistes. Le bloc-noteur ne peut en quelques lignes tout résumer, mais sachez-le, tout y passe. Nous croisons ainsi tout ce qu’il y a de plus infréquentable et d’immonde, par des réseaux qui s’entremêlent entre Tesson, Houellebecq et Moix: des suppôts de l’Action­ française à ceux de l’OAS, en passant par ceux du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) ou les royalistes, et évidemment d’autres écrivains ayant depuis longtemps franchi les limites (Maurice G. Dantec, Richard Millet, Marc-Édouard Nabe, etc.). Le public sait-il, par exemple, que le premier voyage de Sylvain Tesson, dont il a tiré son récit On a roulé sur la Terre (1996), a été soutenu financièrement par la Guilde européenne du raid, une confrérie d’explorateurs créée par d’anciens de l’OAS et des militants nationalistes? Le même public se ­souvient-il que Yann Moix, à 21 ans, fut l’auteur d’un fanzine antisémite intitulé Ushoahïa («Les juifs étaient heureux d’aller en camps pour se consumer dans quelque cendrier», peut-on y lire), et qu’il fréquenta­ un certain Paul-Éric Blanrue, ex-militant du FN et grand défenseur du négationniste Robert Faurisson? Les auditeurs de France Inter, qui écoutèrent Tesson ­livrer une chronique d’été en 2017 sur Homère, savent-ils que non seulement il adulait Jean Raspail (auteur de l’odieux Camps des Saints), qu’il fréquentait la Nouvelle Librairie, dont les éditions promeuvent toutes les «plumes» de l’extrême droite (dont Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement»), mais aussi qu’il anima lui-même, à partir de 1996, une émission sur Radio Courtoisie, l’antichambre radiophonique de toute l’extrême droite? Dans Blanc (2022), son récit d’une traversée des Alpes, Tesson écrit: «Le paysage répondait à son principe de distinction, de hiérarchie, de pureté. (…) La verticalité constituait une critique de la théorie égalitaire.»

Partition. Les adulateurs du prix Goncourt savent-ils que Houellebecq est un habitué de Valeurs actuelles et que, en 2022, il donna une conférence au siège parisien de l’Action­ française, ou qu’il reçut une distinction, en 2018, d’une association belge qui exalte les actes du philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), l’un des penseurs de la «révolution conservatrice» européenne? Dans le maquis de la nouvelle réaction fascisante, Tesson, Houellebecq et Moix jouèrent donc leur partition. Le livre de François Krug est d’utilité publique et politique. À mettre entre toutes les mains – et dans tous les lycées. 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 7 avril 2023.]

mardi 4 avril 2023

Lettre(s)

Retraites : quand les écrivains s’engagent.

Barricade. «La grandeur d’un pays se mesure aussi à la force d’engagement de ses auteurs», répétait souvent un professeur (jésuite) du bloc-noteur, qui portait Rousseau, Hugo et Bernanos en son cœur. La phrase, tel un invariant cher à la tradition française, trouve un singulier écho à la faveur de la crise sociale et politique actuelle. Le nombre de personnalités culturelles qui soutiennent les grèves et les manifestations pour réclamer le retrait de la loi sur les retraites se compte par dizaines, centaines. Parmi ces femmes et ces hommes, trois se sont particulièrement distingués, dans la mesure où il était difficile de manquer leurs propos salutaires au regard de leur statut respectif et de leur aura dans le monde des lettres. Réjouissons-nous de les retrouver – sans surprise néanmoins – du bon côté de la barricade ! Par exemple, qui a cosigné ce texte: «L’objectif, à rebours de l’histoire sociale, est de faire travailler plus et plus longtemps des femmes et des hommes qui aspirent au repos et à donner libre cours à leurs projets dans un moment privilégié de la vie»? Réponse: Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, qui n’a pas caché sa «détermination à combattre ce projet de réforme archaïque et terriblement inégalitaire».

Colère. Pierre Lemaitre, prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut, s’exprimait pour sa part récemment sur France Inter. Après avoir certifié qu’il serait dans la rue pour manifester, l’écrivain ajoutait: «On vit dans une société qui est terriblement fracturée et qui est au-devant d’événements tellement majeurs: le réchauffement climatique, cette guerre en Ukraine. Mettre ce sujet à l’avant-plan aujourd’hui, c’est à la limite de la provocation et de la maladresse.» Ce n’était pas la première fois qu’il remettait en cause la politique – qu’il qualifiait en 2019 de «démocratie autoritaire» – de Mac Macron. À l’image de son dernier roman, le Silence et la Colère, Pierre Lemaitre ajoutait qu’il ne voulait «pas rester silencieux», qu’il n’était pas de ceux qui s’assagissent avec l’âge: «Plus le temps passe et plus ma colère se développe, en tout cas elle est intacte a minima. (…) Je vois une société qui ne me convient pas, avec une répartition des richesses qui est scandaleusement disproportionnée.»

Politique. Nicolas Mathieu ne fut pas en reste. Avant d’accorder un entretien à l’Humanité, le prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux avait donné un texte explosif à Mediapart dans lequel il assurait: «De ce pouvoir, nous n’attendons désormais plus rien. Ni grandeur, ni considération, et surtout pas qu’il nous autorise à espérer un avenir admissible. Nous le laissons à ses chiffres, sa maladresse et son autosatisfaction.» Et il interrogeait durement la posture même du prince-président: «Aujourd’hui, à l’issue de cet épisode lamentable de la réforme des retraites, que reste-t-il d’Emmanuel Macron, de ce pouvoir si singulier, sorti de nulle part, fabriqué à la hâte, “task force” en mission libérale qui a su jouer du rejet de l’extrême droite et de la déconfiture des forces anciennes pour “implémenter” son “projet” dans un pays où si peu de citoyens en veulent? Que reste-t-il de ce pouvoir, de son droit à exercer sa force, à faire valoir ses décisions, que reste-t-il de sa légitimité?» Avant d’évoquer les citoyens: «Avez-vous pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être? Avez-vous pensé au boulevard que vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment? (…) Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses espérances?» Comment décrire mieux ce que nous ressentons? Revint alors à notre mémoire les mots du philosophe Jacques Rancière, qui expliquait jadis que l’expression «politique de la littérature» implique que la littérature intervient en tant que littérature dans ce «découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit». Autrement dit, dans ce rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes «du dire» qui découpent un ou des mondes communs.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 31 mars 2023.]

Les prédateurs

L’accaparement des terres, une autre forme de colonialisme.         

Si l’accaparement des terres reste un phénomène historiquement lié à la colonisation, l’actuelle course folle aux surfaces cultivées se mêle directement aux structures nébuleuses du système financier international – soutenues, évidemment, par certains États dont beaucoup furent des colonisateurs. Jadis, des États s’appropriaient des territoires entiers et contraignaient les soumis à travailler au profit des intérêts occidentaux. De nos jours, les nouveaux maîtres siègent dans les grandes tours de verre des capitales de l’industrie financière et agricole internationale. Seule constante à travers les siècles: les populations locales et la nature en subissent toujours les conséquences.

Au nom du «libéralisme économique», les prédateurs de la haute finance du capitalisme globalisé ont inventé une autre forme de colonialisme. L’accaparement des terres conduit à la faim, à la pauvreté et à la violence. Plus de la moitié des transactions foncières concernent des terres cultivables ancestrales, sur lesquelles des monocultures destinées à l’export viennent remplacer les cultures vivrières des habitants, qui perdent ainsi leur sécurité alimentaire. Qu’importe les droits humains et l’environnement. Car, contrairement aux mensonges des spoliateurs, les monocultures sacrifient des forêts, libérant du CO2 dans l’atmosphère et détruisant la biodiversité. Double avantage pour ces «investisseurs» sans scrupule: ils profitent d’abord de la vente du bois, puis de la culture de palmiers à huile, de soja, de canne à sucre, de coton, etc.

Encouragés par les pays industrialisés et les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, OMC, FAO), les fonds agricoles de grandes banques, les compagnies d’assurances, les fonds spéculatifs, les fonds de pension et les multinationales tirent bénéfice de la vente au rabais des ressources naturelles et des terres, qui, depuis vingt ans, concerne environ 300 millions d’hectares sur la planète, soit une zone plus vaste que toute la surface agricole utile d’Europe. Les pays du Sud sont bien sûr les plus frappés, singulièrement l’Afrique: 60% des grands investissements mondiaux dans l’agriculture industrielle concernent ce continent…

[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 4 avril 2023.]

mardi 28 mars 2023

L’arrogance crasse de l’exécutif 

Emmanuel Macron se vit peut-être en héros thatchérien dans le secret de son intimité. Il devient surtout le fossoyeur de la démocratie française.

Au royaume en perdition du monarque élu, le mépris n’a donc plus de limites. Alors que la dixième journée de mobilisation se déroulait, ce mardi 28 mars, avec le succès que nous connaissons, les thuriféraires du prince-président en ont rajouté dans la provocation. Le secrétaire général de la CFDT en sait quelque chose. Après avoir proposé «une pause» dans le processus de la loi sur les retraites, Laurent Berger était mandaté par l’intersyndicale pour une demande de «médiation», sachant qu’un courrier devait être envoyé à l’Élysée. Croyez-le ou non, mais la manifestation parisienne ne s’était même pas encore élancée que le porte-parole du gouvernement, dans son compte rendu du Conseil des ministres, lançait un nouveau bras d’honneur à l’intersyndicale: «Nous saisissons la proposition de se parler, mais nul besoin de médiation», expliquait Olivier Véran. La stratégie du pire et de l’escalade. Au point que nous pouvons désormais nous demander: où s’arrêtera l’arrogance crasse de l’exécutif?

«Ça commence à suffire, les fins de non-recevoir», répliquait Laurent Berger, jugeant la réponse du gouvernement «insupportable». Une idée sans doute partagée par certains membres de la majorité présidentielle – du moins ce qu’il en reste. Les députés Modem, par exemple, n’hésitaient pas à se déclarer «favorables» à une médiation. Manière d’affirmer, sans le crier trop fort : jusqu’où ira le président, qui n’écoute ni la rue, ni les syndicats, ni les forces politiques, pas même ses partisans?

Emmanuel Macron, tout seul, accroché à cette idée sarkozienne selon laquelle le courage en politique (sic) consiste à affronter la colère populaire et à ne «jamais céder», se vit peut-être en héros thatchérien dans le secret de son intimité. Il devient surtout le fossoyeur de la démocratie française. Comme le dit dans nos colonnes l’écrivain Nicolas Mathieu: «L’idée qu’il se fait de son rôle et du bien du pays menace la paix civile, parce qu’elle implique un déni de l’altérité et que l’autoritarisme qui en découle enflamme des pans entiers de notre société.» Et le lauréat du prix Goncourt 2018 précise: «Par sa méthode et son obstination, son mépris et sa surdité, il a libéré des réserves de rage qu’il n’imagine pas.» Rien à ajouter.

[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 29 mars 2023.]

samedi 25 mars 2023

Pulsion(s)

Le régime est à bout de souffle…

Vérité. Ainsi, la vieille pulsion est réveillée – et nous nous souvenons, soudain, que la France reste la France, même quand ­l’horizon paraît bouché. Donc, cette fois, le roi est nu: à bas le roi! Après moins de six ans de pouvoir, plus rien ne changera désormais. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Mac Macron II a tout perdu à force de tout détruire, jusqu’à la légitimité de sa position comme de son ­incarnation. De mépris en coups de menton, le prince-président, en «Nabo » du XXIe siècle bien plus destructeur que Nicoléon en son temps (c’est dire), a poussé les feux du libéralisme technocratique au point ­d’essouffler définitivement ce qu’il subsistait encore de notre régime. Même en allant chercher très loin la parole des éditocrates qui, jadis, se complaisaient dans les plis du présidentialisme absolu, tout républicain un peu sérieux se pose dorénavant la seule question à la hauteur du ­moment: la Ve République a-t-elle vécu? Parvenus à ce point de crispation démocratique, sociale et institutionnelle, regardons la ­vérité en face. Le régime du monarque-élu se trouve ­totalement à bout de souffle. Et avec lui, le cadre représentatif a été martelé, humilié, ­démonétisé en quelque sorte, au point d’entraver l’action politique et d’attiser, à tous les échelons de la République, cette défiance croissante. Depuis son arrivée sous les lambris du Palais, Mac Macron I et II a poussé la verticalité jupitérienne jusqu’à la ­caricature. Résultat, le sentiment de fracture entre le chef de l’État et les citoyens connaît une aggravation si inquiétante et mortifère que tout retour en arrière paraît impossible, sinon inutile.

Violent. Ne soyons pas naïfs, Mac Macron en personne réfléchit à une sortie de crise, à la fin de son quinquennat, à la suite. Raison pour laquelle il songerait sérieusement cette fois à une «réforme des institutions» qui s’apparenterait plutôt à un accommodement de circonstances. Un chantier lancé à bas bruit. Mais pas moins explosif que celui des retraites. À son corps défendant, le dossier des retraites, de même que les passages en force au Parlement auront, paradoxalement, accéléré le processus de conscientisation politique du pays en tant qu’expérimentation du cadre institutionnel qui est le nôtre, aussi aberrant que violent. Les citoyens, atterrés, ont découvert dans le détail les travers de la Constitution, et par ailleurs ce qu’il serait possible d’en faire entre les mains de l’extrême droite – de quoi frissonner. Soyons réalistes: la Constitution, l’organisation des pouvoirs publics, la démocratie et donc la République ne correspondent plus aux attentes ni aux exigences de solidarité, de justice et à l’aspiration croissante à un nouveau mode de développement. Nous voilà parvenus à un point de non-retour aussi enthousiasmant que dangereux pour les équilibres fondamentaux de la nation. Un autre cycle, qui ne réclamerait pas de demi-mesure, peut-il dès lors s’ouvrir vers une VIe République? Elle aurait pour principe la compétence normative des citoyens, à savoir leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et des politiques publiques. Rendons-nous bien compte que, à l’approche de son soixante-cinquième anniversaire, le régime fondé par le général de Gaulle est en voie de battre le record de longévité détenu jusqu’à présent, dans l’histoire constitutionnelle française, par la IIIe République (1870-1940). Trop, c’est trop…

Cruel. Certes, d’autres avant lui avaient déjà bien entamé le travail, mais le fossoyeur de sa propre fonction porte un nom: Mac Macron. En le regardant s’agiter, et même parler, cette semaine, le bloc-­noteur songea à Victor Hugo, et au portrait cruel que le grand poète écrivit de Louis Bonaparte dans Napoléon le Petit, ce «personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain», qui aimait «les grands mots, les grands titres, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir» et qui mentait «comme les autres hommes respirent». Le roi est nu. Et la vieille pulsion réveillée.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 24 mars 2023.]

samedi 18 mars 2023

Spectre(s)

L’époque fait du «marxisme» sans le savoir.

Horizon. «L’histoire ne fait rien, c’est l’homme, réel et vivant, qui fait tout», disait Karl Marx. Cent quarante ans après sa disparition, le 14 mars 1883, l’auteur du Capital et du Manifeste du Parti communiste continue de nous inciter à penser que la pertinence d’un choix politique est fonction des échelles d’observation. D’autant qu’il ajoutait: «Les hommes font l’histoire, mais ils ne connaissent pas l’histoire qu’ils font.» Dans cette formule rebattue et souvent disputée, la seconde proposition valide la première. Le «mais» doit en effet se lire comme un «parce que», dans la mesure où aucun homme ne se mêlerait de «faire l’histoire» s’il savait à l’avance laquelle. Tout combat s’écrit pas à pas, dans la multitude et la complexité collective. Car si nul ne progresse innocemment, le regard toujours plus ou moins braqué sur l’horizon, toute prescience nous dégoûterait du moindre engagement, sachant que Marx lui-même assurait que «l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre».

Philosophe. Vaste question, non? Qui renvoie directement à une autre phrase en forme d’injonction qui bouscula le XIXe siècle: «Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer.» Beaucoup oublient par ailleurs que Marx, philosophe jusqu’au bout de l’âme, élabora aussi un travail d’historien politique moins déterministe qu’on ne le dit parfois. Puisons dans ses grands textes historiques, portant par exemple sur le déroulement de la révolution de 1848, Les Luttes de classes en France, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Tous montrent que l’événement révolutionnaire ou prérévolutionnaire relève plus de la contingence que de la nécessité historique. L’actualité de notre «ici et maintenant» en témoigne parfois cruellement: chaque évolution possède son propre rythme, sa propre logique. Certains épisodes peuvent déclencher ou accélérer les confrontations sociales (et politiques). Quelquefois, des incidents, en apparence absolument mineurs, provoquent des événements considérables. Même si, la plupart du temps, l’historien constate que les conditions étaient réunies, rien, jamais, n’oblige à penser qu’un basculement de l’Histoire se produise nécessairement.

Retour. Un spectre hante encore l’Europe, donc l’humanité tout entière: le spectre de Marx! Le temps est désormais loin où une presse tapageuse annonçait triomphalement sa mort. Maladroitement, les dominants exprimaient ainsi à la fois le soulagement de sa disparition et la crainte qu’il ne revienne. Depuis plus de vingt ans, ce retour redouté n’est plus à démontrer. Le magazine Time le célébra par ces mots: «Cette tour immense dominant les autres dans le brouillard». «Marx avait-il raison?» titrait récemment Der Spiegel, comme en écho à des manifestants de Wall Street qui, répondant à l’interrogation, crièrent: «Marx avait raison!» Pour la génération du bloc-noteur, le come-back survint assez tardivement, bien après l’un des plus fabuleux livres de Jacques Derrida, Spectres de Marx, publié en 1993, qui constitua à l’époque une onde de choc, une évidence, pour ne pas dire une espèce de révélation en tant que rappel à l’ordre, afin de nous sortir d’un début de sommeil – qui aurait manqué de nous endormir collectivement. «Qu’ils le veuillent ou non, le sachent ou non, tous les hommes sur la Terre entière sont dans une certaine mesure les héritiers de Marx», écrivait Derrida. Et Fernand Braudel rappelait à quel point l’esprit du temps et son vocabulaire étaient imprégnés de ses idées. Aussi nombreux que tardifs, les hommages restent néanmoins – dans leur masse – réductibles à une banalisation médiatique, rendant inoffensif ou domesticable celui qui voulut «semer des dragons». Beaucoup s’y sont essayés, avant d’échouer lamentablement dans leur tentative de neutraliser l’injonction révolutionnaire. Car, dans les chaos du XXIe siècle, l’époque ferait du «marxisme» sans le savoir. Résumons: le Capital fut jadis écrit pour détruire le capitalisme. Cet instrument de lutte (des classes) est plus vivant que jamais.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 17 mars 2023.]

mardi 14 mars 2023

Bombe(s)

Retraites : toutes les catégories sociales expriment leur refus.

Nasse. Les mensonges éhontés comme les ruses politiques de bas étage laissent toujours des traces. Même le quotidien du soir le Monde, dans un éditorial assez cinglant, le notait ainsi cette semaine: «Qui comprend encore la finalité du projet de réforme des retraites qui a été tour à tour présenté comme le moyen de financer les grands chantiers du quinquennat, puis comme la condition sine qua non pour sauver le régime par répartition, puis comme une façon de renforcer “la justice sociale” et “l’équité”?» Ironique, le journal ajoutait: «Au point d’incompréhension où il est arrivé, le mieux que peut espérer l’exécutif est que “Les Républicains” acceptent de lui sauver la mise la semaine prochaine à l’Assemblée nationale. Il n’en est même pas sûr.» Mac Macron et sa Première sinistre sont dans la nasse, d’autant que, par une malice délicieusement orchestrée, la majorité sénatoriale de droite débutait l’examen du report de l’âge légal de départ à la retraite (le fameux article 7) au lendemain même où les syndicats réussissaient une nouvelle démonstration de force dans la rue (plus de 3 millions de manifestants) et par les grèves (massives), une journée qui constituera, quoi qu’il arrive, l’un de ces moments historiques de notre Histoire sociale.

Rejet. Nous voilà donc «aux jours d’après», assurément les plus décisifs, sachant que la bataille de l’opinion paraît définitivement perdue pour Mac Macron. Une passionnante enquête d’opinion réalisée par le collectif de chercheurs Quantité critique conforte ce qui n’est plus une impression, mais bien une réalité. «L’opposition à la réforme, qui ne cesse de s’intensifier, touche toutes les catégories d’actifs et est majoritaire chez toutes les personnes en activité», signale d’emblée l’étude. Ce rejet massif, certes plus fort dans les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers, reste ultradominant aussi chez les cadres: 64%. Vous avez bien lu! Signalons que cette opposition est moins nettement dominante chez les 65 ans et plus (43% favorables, 44% opposés) et évidemment chez les personnes déclarant un niveau de revenus nets supérieur à 4000 euros par mois (51% favorables, 42% opposés). Le collectif Quantité critique précise: «Le soutien aux manifestants, aux grèves et aux blocages atteste de la perte de légitimité du gouvernement et de la possibilité d’un élargissement de la contestation dans les jours à venir.» La seule vraie interrogation, en vérité.

Tournant. L’étude nous apprend par ailleurs un fait qui n’a rien d’anodin: le rejet de la réforme est très proche dans le privé (69%) et le public (74%). Le collectif reconnaît que, «loin de se concentrer dans des foyers de contestations classiques, le combat touche toutes les catégories d’actifs à des niveaux très élevés», ce qui renverrait directement à «la détérioration des conditions d’emploi et de travail». Personne ne montrera son étonnement de savoir que l’opposition atteint 82% chez celles et ceux qui ont choisi quatre qualificatifs négatifs parmi les quatre suivants («stressant», «dangereux», «répétitif» et «fatigant») pour décrire leur propre activité professionnelle. Selon le collectif, pas de doute: «La volonté de s’émanciper de la marchandisation du travail est au cœur du débat», bien qu’il ne faille pas confondre secteurs d’activité (fortement syndicalisés) et individus. Ces derniers, souvent isolés et pas toujours armés pour se mobiliser, alimentent l’opposition dans les sondages mais, sans surprise, constituent dans le même temps une sorte de frein à l’action. Dès lors, nous le savons tous, le mouvement se situe à un tournant entre «la grève par procuration», dont témoignent 46% d’actifs soutenant la contestation sans y participer, et le recours à la grève (40%), à la manifestation (43%) ou aux actions de blocage (35%). Le bloc-noteur n’oublie pas deux autres chiffres. Le premier vient lui aussi de l’enquête de Quantité critique: 15% des actifs n’ont pas encore participé à la mobilisation mais se disent «prêts à le faire». Le second est issu du sondage Ifop réalisé pour l’Humanité: 65% des Français se déclarent «favorables» à la grève reconductible. Une véritable bombe sociale et politique.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 10 mars 2023.]

JO : entre promesses et réalité…

Les jeux Olympiques de Paris 2024 seront populaires… ou pas.

Il n’y a jamais de petits symboles… À 500 jours de Paris 2024, alors que les organisateurs avaient promis des jeux Olympiques «accessibles à tous» et «populaires», la polémique sur le coût exorbitant de la billetterie, comme les conditions d’obtention des tickets, laisse des traces et des doutes légitimes. Avec ses tarifs élevés, son mode de tirage au sort et ses disciplines reines hors de prix pour le commun des mortels, ces Jeux tant rêvés oscillent d’ores et déjà entre les promesses initiales et une certaine réalité­ concrète.

Les principaux acteurs de l’événement, qu’il s’agisse du Comité d’organisation ou de l’établissement public chargé de la livrais on des ouvrages, la Solideo, ne manquent pourtant pas d’imagination pour vanter l’avancement des chantiers et le coup d’accélérateur que ces derniers opèrent dans le processus­ du Grand Paris. Infrastructures, transports, développement économique, emploi: tout est, en effet, dans la boucle de ces Jeux de 2024, qui ne concernent pas que la capitale. En témoigne la situation en Seine-Saint-Denis, aux premières loges de ces JO, puisque ce département draine 80% des investissements de la Solideo, avec des projets monumentaux en cours, tels que le village olympique et celui des médias qui accueilleront le monde entier. Le discours officiel – volonté de promulguer des Jeux «solidaires» devant être une «opportunité» pour les territoires d’accueil – peine à se concrétiser.

À mi-parcours des travaux de préparation, les retombées positives en matière d’emploi local restent très en deçà des objectifs fixés. En 2019, Paris 2024 avait annoncé «150 000 emplois directs créés sur la période 2018-2024» dans les trois secteurs directement concernés: événementiel, tourisme et construction. Devant l’omerta des grandes entreprises, singulièrement celles du BTP, personne ne se risque à quantifier les emplois effectivement créés. Seule indication, très modeste, la Solideo se félicite d’avoir impliqué 2 222 personnes éligibles aux clauses sociales, dont 1 007 en Seine-Saint-Denis. Selon certaines indiscrétions, il fut même «laborieux» d’en arriver là… Au stade suprême du néolibéralisme sportif et des intérêts capitalistiques, les JO de 2024 pourront-ils vraiment être populaires? Rien n’est gagné. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 mars 2023.]

samedi 4 mars 2023

Héritage(s)

Un paysage social et politique en mutation.

Gamins. Dès le 7 mars, tout peut changer. Mobilisations, grèves, manifestations de masse… et pourquoi pas blocage du pays. Le peuple ne veut pas de cette maudite réforme des retraites – et rien, absolument rien ne viendra modifier cette réalité, pas même la bataille parlementaire dont l’issue reste incertaine, puisque l’exécutif n’exclut pas un passage en force. Mardi, nous retrouverons donc le chemin des rues et des pavés, avec au cœur et à l’esprit tous les possibles. Sans doute croiserons-nous, de nouveau, comme à chaque fois depuis le début de ce mouvement inédit, des portraits d’Ambroise Croizat brandis souvent par nos gamins. Les combats et leur appropriation modifient les paradigmes. Nous ne venons pas de nulle part, une longue lignée nous pousse dans le dos, à condition de ne pas lâcher notre fil d’Ariane – la lutte pour la justice – reposant sur l’«union du populaire et du régalien», la moins mauvaise des définitions acceptables, sur le long terme, de la gauche hexagonale en héritage. Le bloc-noteur, mélancolique d’époques qu’il n’a étudiées que dans les livres, a quelquefois suggéré que jamais la politique en France n’avait été aussi «déshistorisée». À se demander si une certaine négligence pour le peuple et une certaine indifférence pour l’Histoire (avec sa grande H) n’entretiennent pas quelque secret rapport. D’ailleurs, n’est-ce pas singulier que, au moment où «démocratie» est dans toutes les bouches, «peuple» sente le soufre, sans parler d’un autre mot, «syndicaliste»? Jusqu’à en effrayer les puissants…


Revanchard. Les syndicats sont de retour. Et avec eux, de loin en loin, se tisse une sorte de «front populaire» assez revanchard. Ne nous emballons pas, certes. Mais regardons avec lucidité ce paysage social et politique en mutation. Jusqu’à il y a peu, les arriérations de notre ici-et-maintenant voulaient nous inciter à croire que la lutte sociale – pour ne pas dire la lutte des classes – était devenue vieille lune, une pratique ringarde à laisser aux oubliettes. Patatras. Le mouvement de contestation en cours contre la réforme des retraites nous prouve tout le contraire et nous éclaire sur un point fondamental. Quand une mobilisation authentiquement populaire redevient centrale, la caste libérale nihiliste peut être repoussée dans les cordes. L’avenir de nos retraites a fonctionné, de manière ultraconsciente, en point d’accroche fondamental, révélant une colère profonde et légitime. Celle qui demande – toujours dans notre pays ! – l’inaltérable exigence d’égalité. Cette égalité qui, périodiquement, secoue les consciences et broie les résignations. «Une société est un éparpillement de mémoires, un amoncellement de poches à rancune et de comptes à régler», écrivit un jour Régis Debray. Et il ajoutait: «Un peuple est une histoire longue, ou plus exactement l’unité de cette histoire. (…) Le peuple sans société devient une mystification et la société sans peuple, un capharnaüm.»


Philosophie. Il y a bientôt quatre-vingts ans, nos aïeux du Conseil national de la Résistance (CNR), communistes, gaullistes, syndicalistes, réinventaient à la Libération un pays ruiné par des années de guerre. Des ministres, non des moindres, Ambroize Croizat en tête, allaient appliquer un programme visionnaire. Une idée centrale prévalait, qui les dépassait tous et qu’incarnait Croizat à lui seul: se tourner vers l’horizon, avec la matrice inaliénable de penser à une vie meilleure pour les générations futures – le propre de notre destinée humaine, n’est-ce pas? Où l’on parlait de vie commune et du sens profond que ces mots recouvrent, grande politique et haute philosophie mêlées. Cette histoire populaire révolutionnaire nous a été, en quelque sorte, volée. Et si peu de personnes osent encore voir ce «déjà-là» communiste, pourtant si présent, dans la Sécurité sociale, dans nos retraites, dans ce «régime général» si attaqué depuis des décennies qu’il faudrait le refonder en totalité. Les choses essentielles de la vie de tous doivent rester la propriété de tous. Tel est notre legs, et l’enjeu du combat en cours… 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 mars 2023.]

mardi 28 février 2023

Objectif 7 mars !

L'exécutif a perdu la bataille de l'opinion...

Alors qu’Emmanuel Macron entame une tournée africaine en annonçant vouloir faire du neuf tout en activant les vieilles recettes de la Françafrique – s’adapter pour perdurer, en somme –, l’explosif projet de loi sur les retraites est désormais en discussion au Sénat. Entre vacances et rentrée scolaire, le pays, en état d’extrême tension, semble comme suspendu dans l’attente des jours prochains, à la manière d’une sorte de «trêve» durant laquelle chacun retient son souffle pour mieux préparer le retour de la grande bataille. Une date occupe déjà tous les esprits: le 7 mars.

Ce jour-là, les mobilisations devraient prendre une tout autre forme et sans doute s’installer dans la durée. Des transports au secteur de l’énergie (raffineurs, EDF, etc.), la volonté de «bloquer le pays» n’est pas qu’un affichage, mais bien une réalité sous la forme de grèves reconductibles, d’ores et déjà annoncées çà et là. Ainsi, à la SNCF, l’ensemble des syndicats appellent à l’action dès le 7 mars. Nous connaissions la position de la CGT cheminots et de SUD rail. L’Unsa ferroviaire et la CFDT attendaient de consulter leurs adhérents. Les résultats de « la base » sont sans appel: plus de 80% d’avis favorables! Tous les cheminots rejoignent donc les grévistes de la RATP, qui avaient déjà annoncé, mi-février, participer au durcissement du combat.


Rien n’est écrit à l’avance. Mais l’affaire risque de se compliquer pour le couple Macron-Borne. D’autant que les sondages ne montrent aucun essoufflement, bien au contraire. Dans la dernière livraison de l’Ifop, seules10 % des personnes interrogées se déclaraient « tout à fait favorables » à la réforme. Du jamais-vu! L’exécutif a définitivement perdu la bataille de l’opinion. L’ampleur du mouvement de contestation nous prouve par ailleurs que la lutte sociale, quand elle redevient centrale, modifie le paysage et instaure en profondeur un nouveau rapport de forces. Toucher aux retraites a joué en point d’accroche, révélant une colère fondamentale et légitime: l’inaltérable exigence d’égalité, celle qui secoue les citoyens et élève les consciences. À rebours de l’histoire, Macron et ses premiers de cordée ont osé envoyer un message mortifère aux générations futures: «Après nous, le déluge!» Le rejet des Français est à la hauteur de ce mépris.


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 1er mars 2023.]

vendredi 24 février 2023

Constituante(s)

Mac Macron, le monarque de la Ve République.

Institutions. «Penser sans peur», disait Descartes ; «vivre pour la vérité», ajoutait Spinoza. Tout républicain digne de ce nom, qui tient à l’universel de sa patrie en agissant ici et partout à l’échelle du monde, doit désormais se poser une question simple mais lourde de signification: la Ve République a-t-elle vécu? Parvenu à ce point de crise démocratique et institutionnelle, regardons la vérité en face. Le régime du monarque-élu se trouve totalement à bout de souffle et, depuis l’arrivée de Mac Macron I et II, du haut de sa verticalité jupitérienne poussée jusqu’à la caricature, le sentiment de fracture entre le chef de l’État et les citoyens a connu une aggravation si inquiétante que tout retour en arrière paraît impossible. Autant le dire, la défiance croissante n’atteint plus seulement l’Élu des urnes, quelles que soient les circonstances du suffrage, mais bel et bien «la» politique en général – donc, en quelque sorte, tous les élus eux-mêmes, percutant de plein fouet cette sacro-sainte « représentation » qui leur est légitimement conférée. Ne soyons pas naïfs, Mac Macron en personne y réfléchit. Raison pour laquelle, si l’on en croit les dernières consultations au Palais, il songerait sérieusement cette fois à une «réforme des institutions», comme l’assurent certains conseillers. Un chantier lancé à bas bruit. Mais pas moins explosif que celui des retraites…

Constitution. Aussi incroyable que cela puisse paraître eu égard au climat social et politique (sans parler de l’affaiblissement de la majorité au Parlement), Mac Macron voudrait en effet montrer qu’il n’a pas renoncé à un projet censé «redonner de la souveraineté populaire» (sic), idée qui figurait dans son programme. Après avoir consulté Nicoléon et Normal Ier il y a quelques semaines, le prince-président réfléchirait au retour du septennat, au calendrier électoral, à la proportionnelle, voire à un nouveau redécoupage des super-régions. Mi-janvier, lors d’un dîner avec des éditocrates triés sur le volet, Mac Macron avait précisé sa pensée en ces termes: «Il faut se donner pour ambition de faire quelque chose de grand, sinon je ne suis pas pour le faire.» Dilemme. Si le chantier ne saurait se résumer à un simple toilettage de la Constitution, comment le concevoir alors que le pays est sens dessus dessous et que les conditions à réunir pour une modification de la Constitution (qui doit être approuvée par les deux Chambres en vote identique, puis à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés par l’ensemble du Parlement réuni en congrès) semblent inatteignables. Sauf par référendum. Solution improbable, évidemment, puisque l’auteur de la question deviendrait la cible – et sans doute la victime – de toutes les attaques.


Crise. Mac Macron s’apprêterait donc à assumer un big-bang institutionnel? Attention aux mots, soyons sérieux. Il s’agirait au mieux d’un «accommodement». Car, de toute évidence, la Constitution, l’organisation des pouvoirs publics, la démocratie et donc la République ne correspondent plus aux attentes ni aux exigences de solidarité, de justice et à l’aspiration croissante à un nouveau mode de développement. Nous voici parvenus à un point de non-retour dangereux pour les équilibres fondamentaux de la nation. Nous sommes au bout d’un cycle, celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle, qui ne reconnaît au citoyen que la compétence d’élire des représentants qui vont vouloir pour lui. Un autre cycle s’ouvre et il ne réclame pas de demi-mesures: il a pour principe la compétence normative des citoyens, à savoir leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et politiques publiques. À l’approche de son soixante-cinquième anniversaire, le régime fondé par le général de Gaulle est en voie de battre le record de longévité détenu jusqu’à présent, dans l’histoire constitutionnelle française, par la IIIe République (1870-1940). Un réajustement juridique soumis à une représentation nationale contestée, serait insuffisant pour rénover la Ve République. Seule une (r)évolution citoyenne pourrait permettre le vrai big-bang salutaire, par l’élaboration d’une Constituante, pleine et entière. Tout autre chemin nous conduit au chaos. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 février 2023.]

jeudi 16 février 2023

Mensonge(s)

Retraites: le mensonge originel des 1200 euros...

Langage. Et soudain, le surgissement de l’événement imprévisible… Il a donc fallu attendre des semaines et de longs jours de quiproquos et de polémiques, puis le début du débat parlementaire, pour connaître – enfin – la vérité. Pour ne pas dire l’arnaque, pensée, voulue et relayée par les principaux éditocrates de notre cher et beau pays. Souvenez-vous. Peu après la présentation par la première sinistre du projet de loi de réforme des retraites, qui constitue une sorte de clef de voûte du quinquennat de Mac Macron II sans laquelle tout pourrait s’effondrer autour de lui, nous avions entendu cet argument: «Pas de retraite en dessous de 1 200 euros.» Combien de ministres et autres thuriféraires ont-ils répété cet « élément de langage », jusqu’à y croire eux-mêmes sans doute, comme si défilaient sous leurs yeux des paysages imaginés servant une unique cause: convaincre le bon peuple, forcément crédule et prêt à gober n’importe quoi. Sauf que l’arnaque était là, nichée dans l’énoncé. La pension à 1200 euros brut minimum ne concerne que… 0,002% des salariés, avec une carrière complète au Smic ! Précision : en toute logique, parmi les 20% des retraités les plus pauvres, 9 sur 10 n’ont pas eu une carrière complète. Vous avez bien lu.

Privilégiés. Au fond, tout s’explique dans cette rhétorique « mobilisatrice » de la Macronie : voler deux années à tous les travailleurs et travailleuses, en moyenne 36210 euros par personne, et augmenter de moins de 100 euros une personne sur 50000. Joli calcul. Au résultat tangible: 93% des Français rejettent son projet. Équilibre, justice, progrès: derrière les mots de la première sinistre, une entreprise de communication. Appelons cela le «service avant-vente». Nous imaginons, sous les lambris de la République, les soirées à phosphorer pour trouver le slogan passe-partout. Décryptons-le sommairement. Équilibre: contraindre les citoyens à travailler plus longtemps afin de soi-­disant «combler» un déficit qui n’existe pas, ou pas vraiment. Justice: toutes les classes populaires – l’ultramajorité de notre société – travailleront deux années de plus pour financer les sympathiques longues années de retraite à profusion des plus privilégiés. Progrès: le minimum retraite à 1200 euros. Nous y voilà.


Pathétique. Tromperie totale. Même le montant a été avancé comme un ­mensonge. En réalité, du moins pour ceux qui sont concernés, il s’agit de 1 193 euros brut, donc 1150 euros net… En d’autres occasions, nous aurions pu en rire. L’affaire s’avère trop sérieuse pour sombrer dans la désinvolture. Prenez l’ineffable Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, pris en flagrant délit de mensonge originel et dénoncé publiquement, comme ses collègues à portefeuille, par l’économiste Michaël Zemmour en direct dans la matinale du 7 février de France Inter – notons au passage la « déontologie » à géométrie variable de la coprésentatrice Léa Salamé. Interpellé un dimanche matin sur les mêmes ondes, mais par un autre présentateur, M. Véran fut dès lors mis au pied de ses contradictions. Plusieurs jours après, Léa Salamé devait admettre l’approximation coupable, sans aucune vérification ni travail en profondeur, reconnaissant finalement que «même nous, journalistes, on doit balayer devant notre porte». Dont acte. Question: le mensonge ainsi dévoilé l’aurait-il été sans l’intervention salutaire de Michaël Zemmour? Il y eut d’ailleurs plus grave. Selon l’économiste, avant que le débat parlementaire ne débute, «les députés étaient privés des données du débat», puisque le gouvernement avait sciemment omis de présenter aux élus les statistiques, pourtant connues, qui leur auraient permis d’estimer l’impact dudit projet, singulièrement sur les prévisions de croissance et l’emploi des seniors. Il ajoutait: «L’étude d’impact ne disait pas qu’environ une femme sur quatre serait concernée par un décalage de deux ans pour une pension quasi inchangée.» Avant de préciser: «Les chiffres présentés par l’exécutif, ou au contraire absents, étaient systématiquement sélectionnés non pas pour éclairer la réforme, mais pour en faire la réclame.» Au matin du mercredi 15 février, toujours sur France Inter, le ministre en charge, Olivier Dussopt, des trémolos dans la voix, dut finalement tout admettre en bloc. En y mettant les formes. Trop tard: l’homme fut pathétique. Ce n’était plus le surgissement de l’événement imprévisible, mais bien le surgissement de l’événement nécessaire…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 février 2023.]

jeudi 9 février 2023

Valeurs(s)

Retraites : un essai décapant de Bernard Friot. 

Pension. Dans son dernier livre, un essai revigorant et formateur intitulé Prenons le pouvoir sur nos retraites (éd. la Dispute), le sociologue et économiste Bernard Friot expose une interrogation bien dérangeante: «Pour une classe dirigeante qui tire tout son pouvoir de son pouvoir sur le travail, qui a le monopole de la décision sur la production et qui l’impose aux travailleurs, que ceux-ci soient indépendants ou dans l’emploi, sans qu’ils puissent décider rien de fondamental sur le travail, la question absolument vitale est la suivante: les retraités sont-ils d’anciens travailleurs retrouvant dans leur pension le différé de leurs cotisations et libérés du travail?» Ceux qui connaissent les travaux essentiels de Bernard Friot pourraient anticiper la suite. «La réponse, non moins vitale, de la bourgeoisie capitaliste est évidemment que les retraités sont d’anciens travailleurs.» Et il ajoute aussitôt que, selon lui, le drame viendrait du fait que «leurs opposants» auraient la «même réponse», précisant ce petit point d’Histoire: «Drame d’autant plus lourd que les opposants à la réforme sont les héritiers de celles et ceux qui, à la CGT et au Parti communiste surtout, ont construit au cours du siècle dernier la pension comme continuation d’un salaire de référence, sans que soit tenu compte des cotisations, ce qu’elle est toujours dans sa large majorité.»

Pouvoir. Non sans une douce provocation, le décor est planté. Ou presque. Reste à préciser l’essentiel, avant d’en débattre sérieusement. «Un tel salaire de la libre activité, déconnecté de l’emploi, met en cause le monopole de la bourgeoisie sur la définition et l’organisation de ce qu’elle produit, écrit Bernard Friot. Les réformateurs capitalistes sont évidemment vent debout contre ce salaire de la libre activité, puisque leur puissance de classe repose sur l’absence de réelle liberté au travail des travailleurs.» Pour l’économiste, «c’est en défendant la retraite comme “hors travail” et en posant eux aussi les retraités comme “anciens travailleurs” que les opposants à la réforme perdent», car «ils sont alors sur le terrain des réformateurs». La salve, volontaire, s’applique-t-elle à nous remettre en cause sur la forme, ou à revisiter le sens profond de l’ambition héritée, par exemple, du programme du Conseil national de la Résistance? Les deux, vous avez compris. Le travail ne devrait donc pas être considéré comme «la fin du travail» mais comme «un levier formidable pour conquérir le pouvoir sur le travail» qui inviterait «à une passionnante mutation de ce que sont le salaire, le travail, le travailleur et la travailleuse». Le mode d’emploi? «Remplacer la prétendument nécessaire “avance en capital” par l’avance en salaires et mettre la production sur ses pieds: les travailleurs. Prendre le pouvoir sur nos retraites, c’est prendre le pouvoir sur le travail.» Inventer le salaire à vie, en somme.


Civilisation. Le bloc-noteur ne l’oublie pas, le travail est la part de nos activités réputées productives, puisque le travail produit de la valeur économique à l’occasion de la production de valeur d’usage. Bernard Friot le confirme, «dans le capitalisme, l’objet exclusif du travail est de produire de la valeur pour la valeur, pour mettre en valeur du capital dans une folle fuite en avant qui instrumentalise les valeurs d’usage : elles n’ont pas de fin en soi, la valeur d’usage n’est pas l’objet du travail. L’activité qui devient productive perd son objet de valeur d’usage.» Anthropologiquement, affirmons dès lors que, plus que la contrainte ou la pénibilité, cette «absence d’objet propre» pour ceux qui exercent une activité «caractérise le travail dans le capitalisme», puisque la finalité ne repose que sur la production de survaleur au profit de la bourgeoisie capitaliste. Le geste de Croizat qui consistait à supprimer le lien entre le niveau de pension et la somme des cotisations, déliant salaire et emploi, ne fut qu’une première étape. Près de quatre-vingts ans plus tard, n’est-il pas temps de passer à la seconde étape en supprimant les annuités, mais en préservant un âge légal de départ? Petite indication: en 1982, 75% des Français se disaient «persuadés» que la retraite se prendrait bientôt à 55 ans pour tous. C’était une évidence de «civilisation». Aurions-nous renoncé à tout?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 février 2023.]