Le Tour ? A la fois émancipé du cyclisme et totalement enchaîné au cyclisme - sa grandeur et sa faiblesse -, l’épreuve fut une telle incarnation de l’idée nationale que sa crise d’identité actuelle est à l’image de sa grandeur passée : immense.
D’où la brutalité et l’ampleur du traumatisme. D’où la rapidité de la chute, aussi. En moins de dix ans, le grand public a franchi le pire des rubiconds, celui menant de l’enfance à l’âge adulte, sans préparation ni examen. D’un coup, l’affaire Festina, qui n’apprenait rien aux suiveurs (dans les grandes lignes), permettait au peuple du Tour, par contre, de rattraper son retard d’informations. La réalité supposée s’effondrait devant les faits avérés. La réalité devenait vraie. Le cyclisme tel qu’il était. C’était, paradoxalement, le saut dans l’inconnu. Un saut qui s’avérerait peut-être mortel.
Jadis, le Tour se rêvait à partir de faits racontés, que ce soit dans les journaux ou à la radio. On pourrait presque dire que le Tour n’était pas fait pour être vu, mais imaginé, envisagé, projeté, conjecturé, exagéré. On allait le voir passer, bien sûr, une fois l’an, en fonction de son lieu de vacances. Devant leurs yeux et dans leurs cœurs, les citoyens des bords de routes prenaient chair par procuration, par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuples durs à la tâche comme eux, ces « forçats de la route » qui donnaient une épaisseur organique et quasi érotique de la France, de sa géographie, de son histoire et, en quelque sorte, de sa puissance.
A la maison, l’après-midi, dans le crépitement des longues-ondes, on le vivait de loin et de près en collant l’oreille au vieux poste transistor, on le romantisait ce Tour propre à revendiquer les volontés des masses, on le poétisait, on érigeait ses figures au rang de demi-dieu.
Le soir venu, on en poursuivait l’aventure et les mystères. Et on répétait l’étape avec ses propres petits cyclistes en fer, ceux que la grand-mère nous avait offerts à la Noël et qu’on avait serré sur notre cœur comme s’il s’agissait d’un fabuleux trésor. On utilisait des dés ou des billes, selon l’usage, pour les faire progresser dans l’appartement dont la topographie, soudain, prenait une ampleur démesurée.
Il y avait toujours un vainqueur d’étape, un leader du classement général, un podium improvisé sur un vieux dictionnaire Larousse (de couverture rouge cartonnée), avec la remise officielle des maillots intermédiaires. Dans un râle énigmatique, notre gorge singeait les acclamations de la foule. Nos bras se levaient en V au-dessus de nos têtes. Les poings rageusement serrés.
La journée, ainsi, toujours vécues sans les parents, s’évaporait dans le bonheur rêvé du Tour.
Juste avant l’extinction des feux, on posait religieusement le petit bonhomme en jaune sur sa table de chevet, sachant secrètement qu’il le conserverait le lendemain, son beau paletot doré : c’était notre accommodement à la réalité. Mais c’était le nôtre.
A plus tard...
2 commentaires:
Crédibilité de l'écriture et du ton jusqu'au bout. Bravo à Ducoin, artiste de la plume et du "ton". Le cyclisme, avec lui, reste authentique même quand il navigue en eaux troubles. Entre ses livres, ses articles dans l'Huma et ce blog, il a une nouvelle fois montré une capacité à l'analyse qui force le respect. Un grand MERCI !!!
rubiconds ou Rubicon?
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