lundi 30 mars 2020

« Essentiel »


Tandis que des morts tombent, ceux qui continuent de travailler se mettent-ils en danger d’être contaminés et, potentiellement, de transmettre le virus?

Notre ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, utilise parfois des mots qui tombent sous le sens. En affirmant, lundi matin, que la sécurité sanitaire des salariés face à la pandémie de Covid-19 était «la priorité absolue», nous nous disions sans aucune ironie qu’il ne pouvait clamer le contraire. En revanche, le tempo de cette intervention solennelle témoigne d’un moment particulier de la crise. Alors que nous sommes encore confinés dans la première étape d’un processus marqué par la sidération, les peurs et l’urgence vitale de se protéger et de se nourrir, dans l’attente d’un pic épidémique qu’on ne cesse de nous annoncer, une question hante la société française: tandis que des morts tombent, ceux qui continuent de travailler se mettent-ils en danger d’être contaminés et, potentiellement, de transmettre le virus?

Dans les usines, les entrepôts, les transports, les commerces, etc., où les salariés de «seconde ligne» jugés indispensables à la survie du pays vont encore au front dans des conditions sanitaires souvent aléatoires, les alertes et les droits de retrait se multiplient légitimement. Tous réclament des mesures de protection de grande ampleur, ce que ni les entreprises en question – la plupart du temps – ni l’État ne peuvent leur assurer. Bruno Le Maire a beau répéter: «Il faut garantir la continuité économique du pays, mais ça ne peut pas se faire au détriment de la sécurité sanitaire des salariés», ces paroles, pour l’heure, sonnent creux. Des centaines de milliers d’employés attendent toujours des masques, des gants, des équipements…

D’autant que, pour en rajouter dans la confusion, de nombreuses entreprises – Safran, Michelin, Airbus, ArcelorMittal, Dassault, etc. – décident de reprendre une partie de leur production dès ce début de semaine. Mais à quel prix? De deux choses l’une. Soit l’expression «limiter les activités économiques non essentielles» veut dire quelque chose, soit, là encore, il ne s’agit que d’affichage. Certes, il est sûrement difficile de trouver le juste équilibre entre la bonne gestion de «l’essentiel» et la définition de ce qui ne l’est pas. Toutefois, n’est-il pas temps de décider clairement que toutes ces activités «non vitales» doivent être stoppées? Au moins pour se souvenir d’une autre urgence: les vies valent plus que les profits. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 31 mars 2020.]

jeudi 26 mars 2020

Conséquence(s)

Avons-nous déjà changé de monde?

Évidence. Voir, écouter, tâcher de comprendre, puis dire, essayer de transmettre sans même savoir qui de l’émetteur ou du récepteur s’avère le mieux capable d’ingurgiter en bloc, avant d’esquisser des analyses parfois démenties dès le lendemain… Tout va trop vite, n’est-ce pas? Quand plus de trois milliards d’individus se trouvent désormais en situation de confinement sur notre Terre et que l’ONU déclare que «l’humanité entière» est menacée, nous ne pensons pas seulement à établir un impitoyable bilan de faillite généralisée ou à instruire en justice les mécomptes d’une globalisation folle. Non, nous imaginons, déjà, notre conduite future. Si nous avons le droit de croire que «plus rien ne sera comme avant» et que nous vivons les prémices d’une sorte de révolution anthropologique, cela signifie qu’une évidence s’impose à beaucoup d’entre nous: cette crise nous oblige à mûrir (pour certains), à mieux verbaliser (pour d’autres), sachant qu’il importe de combler l’écart entre la conscience et l’action. L’urgence tient en une phrase: la limitation de la casse économique ne doit pas prévaloir sur la limitation de la casse sanitaire. L’à-venir se concentre autrement: la pandémie doit nous conduire à habiter autrement le monde.

Dogmes. Sans vouloir philosopher et politiser à outrance, le bloc-noteur accepte volontiers la parole des autres. Celle de Léa Guessier, par exemple, pseudonyme d’un collectif de hauts fonctionnaires tenus au devoir de réserve, qui écrivait dans le Monde cette semaine: «Nous avons déjà changé de monde et le gouvernement fait mine de ne pas le voir.» Cette phrase n’a l’air de rien, mais à la faveur de la gravité de la crise encore devant nous, elle résonne fort. D’autant que ledit collectif ajoutait: «Mettons de côté les croyances et les dogmes liés au “bon fonctionnement du marché”.» Les gens d’esprit plus ou moins en vue, les talons rouges de la «démocratie d’opinion» peuvent aller se rhabiller devant de tels mots. Leurs présupposés libéraux ne tiennent plus la route. Cette petite noblesse par raccroc, qui se gonflait, se pavanait et s’emplumait, arrive à l’âge terminal des vanités. Leur légèreté conceptuelle est balayée par la réalité et le poids de la prise de conscience sur les dispositions prioritaires. Comme l’écrivait un jour Régis Debray, sorte de rappel à l’ordre des choses aux classes dominantes: «Sachez, messeigneurs, que Rousseau n’était pas seulement un éloquent et un gracieux. Il vous a aussi envoyé le Contrat social dans les gencives, souvenez-vous-en!»

Vœux. Chaque décennie sa dominante, mais, en tout cas, la page n’est jamais blanche, et le moule jamais vide. Dans les années 1960, le fond de toile était rouge; il passa au rose, puis au bleu thatchérien par alternance, puis aux couleurs de la bannière étoilée made in USA, etc. Nos modes de vie et tout notre système économique ont été orientés sur une forme de démesure, de toute-puissance financière, consécutive à l’oubli de notre corporéité et de l’essentiel: l’humain d’abord. Tempérance, bon sens, humanité: autant de valeurs piétinées par le capitalisme rendu à sa sauvagerie. En écho, la philosophe Corine Pelluchon, qui ne passe pas pour une enragée gauchiste, n’appelle pas pour rien à «une transformation collective et individuelle». Elle écrit: «Notre modèle de développement génère des risques sanitaires colossaux et des contre-productivités sociales, environnementales, psychiques. Non, le soin, la protection des plus fragiles, l’éducation, l’agriculture et l’élevage ne peuvent pas être subordonnés au diktat du rendement maximal et du profit financier à tout prix. Il importe d’organiser le travail en fonction du sens des activités et de la valeur des êtres impliqués.» Ce qu’elle appelle de ses vœux? Un «vrai projet de civilisation». L’idée progresse, se propage, se diffuse à la manière d’une épidémie. Paradoxe cruel: les conséquences du virus feront peut-être changer les hommes plus vite que tous nos illustres combats réunis… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 mars 2020.]

lundi 23 mars 2020

L’exemplarité

Ce n’est pas un vain mot: solidarité. Être juste, en ces heures de peurs individuelles et/ou de lucidité collective, consiste à respecter la dignité de chaque personne en considérant chacun à une égale valeur à tout autre. Y penser nous élève. L’appliquer dit notre humanité.

Le virus contamine, se propage, tue. Tandis que le bilan s’aggrave et que la France retient son souffle, l’évolution de la situation nous laisse peu de doute en vérité. N’en déplaise à certains ministres, qui prônent le travail des salariés dans des secteurs non indispensables à la gestion de l’urgence sanitaire, l’intensification du confinement des populations – premier rempart – semble inévitable. Étonnons-nous, plutôt, que l’exécutif ne l’ait pas encore annoncée, sachant que pas moins de 45% d’employés poursuivent toujours leurs activités dans des domaines non essentiels au fonctionnement du pays dans les circonstances actuelles. Qu’attendent les employeurs? Et qu’attend le gouvernement pour annoncer la prise en charge du maintien des rémunérations, partout où cela est nécessaire? Souvenons-nous des paroles du chef de l’État: «Quoi qu’il en coûte.»

Face aux atermoiements du pouvoir, traversés que nous sommes par le fracas des informations, nous avons tous, chaque jour, des nouvelles d’amis ou de proches, de voisins en difficulté. L’écoute, l’attention, la bienveillance, l’entraide redeviennent ainsi une éthique structurante qui lie et noue les citoyens entre eux. Tous les maillons de cette chaîne s’avèrent indispensables au vivre-ensemble, au bien commun. Ce n’est pas un vain mot: solidarité. Être juste, en ces heures de peurs individuelles et/ou de lucidité collective, consiste à respecter la dignité de chaque personne en considérant chacun à une égale valeur à tout autre. Y penser nous élève. L’appliquer dit notre humanité.

Cet appel à la solidarité, suivie de manière considérable, ne suffira pas à soulager le plus grand nombre, singulièrement les plus démunis. Les associations caritatives, en crise depuis longtemps, appellent au secours. Dans de nombreux endroits, comme une évidence, des mairies progressistes sont en première ligne. Elles montrent l’exemple, démultiplient les initiatives, les aides, les repas, l’assistance, etc. Si l’épidémie provoque un frein brutal à nos activités, il serait irresponsable, par les temps qui courent, qu’elle amenuise nos engagements. Il y a des moments dans la vie où l’essentiel ne se devine plus, il se voit…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 24 mars 2020.]

jeudi 19 mars 2020

Tri(s)

Qui tenter de soigner, qui laisser mourir? 

Éthique. Quand la philosophie – au plus haut degré de la conscience humaine et de l’éthique – se confronte à une crise sanitaire d’une ampleur capitale, il arrive que le vivre-ensemble soit mis à l’épreuve et subisse des choix qui bousculent nos certitudes et ouvrent des interrogations inédites sur les éventuelles conséquences. Anticipons donc, sans dramatiser à outrance. Et posons l’une des questions les plus dérangeantes du moment dans un pays comme le nôtre: faudra-t-il choisir qui tenter de soigner et qui laisser mourir? L’interrogation paraît déplacée sinon choquante, mais les témoignages venus d’Italie du Nord et déjà du grand est de la France nous instruisent sur l’état de sidération des populations, comme d’une partie non négligeable des personnels médicaux, qui évoquent, avec sincérité, l’hypothèse d’une pénurie de ce qu’ils nomment «les ressources de survie» afin d’éviter la saturation totale des services de réanimation. Chacun comprend l’horreur de la situation et s’indignera légitimement de la quintessence même de la tragédie, une sorte d’«abomination morale redoutée», selon l’expression de Frédérique Leichter-Flack, maîtresse de conférences et membre du comité d’éthique du CNRS. Celle-ci, dans une tribune donnée au Monde, prévient: «L’accès à la ventilation mécanique pour les patients en détresse respiratoire n’est que la pointe émergée d’un continuum du rationnement des chances face à l’épidémie, qu’il faut regarder dans son ensemble.» Cet «ensemble» est hélas bien connu. Des hôpitaux chroniquement sous-dotés, victimes de saignées budgétaires innommables qui mettent à mal la capacité des établissements publics à affronter à cent pour cent l’épidémie de coronavirus. Un rationnement de pénurie des moyens de protection face au risque (gels, masques, etc.). Un premier tri téléphonique opéré par la régulation du 15…

Basculement. Nous y sommes donc, sans oser espérer que la séquence à venir ne s’avérera pas trop massive et d’une brutalité sans borne, ce que ne comprendraient pas, moralement, les citoyens. Un document nous invite à prendre la mesure, remis mardi 17 mars à la Direction générale de la santé (DGS). Il s’intitule «Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie». Nous y lisons que des décisions difficiles seront probablement à prendre, devant combiner respect de l’éthique et principe de réalité – une combinaison souvent incompatible. Pourtant, comme l’explique Frédérique Leichter-Flack, «le tri a précisément été inventé, en médecine d’urgence comme en médecine de guerre, pour remettre de la justice, de l’efficacité et du sens là où ne réglait que l’aléa du fléau». Et elle ajoute: «Le médecin trieur n’est pas l’ange posté à l’entrée du royaume, il n’est pas là pour jouer à Dieu et dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible, en refusant de se cacher derrière la Providence ou la distribution aléatoire du malheur.» Difficile à admettre en temps de paix, n’est-ce pas? L’affaire est sérieuse, mais pas incompréhensible, sachant que le tri, en pénurie, «opère le basculement d’une médecine individuelle, censée donner à chacun ce dont il a besoin, à une médecine collective, qui oblige le sauveteur à prendre en compte, à côté de la victime en face de lui, les besoins de tous les autres au regard du stock de ressources disponibles». D’autant que Frédérique Leichter-Flack ne le cache pas: «Plus le décalage entre ressources et besoins est grand, plus on aura tendance à basculer dans des pratiques de tri dégradées.» D’où l’enjeu démocratique majeur, à très haut risque politique après des années de casse généralisée de nos hôpitaux. Une espèce de «mise en abîme sacrificielle de la nation tout entière» aux effets potentiellement «destructeurs sur le tissu social et la cohésion nationale». Sommes-nous prêts, intimement et collectivement, à accepter cet inacceptable-là?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 mars 2020.]

mercredi 18 mars 2020

Les damnés

Pour des millions de laissés-pour-compte, oubliés permanents de la société «ordinaire», la situation extraordinaire due à la pandémie de coronavirus devient soudain une urgence absolue...

Et depuis quelques jours, avec effroi, nous pensons aux sans-abri, aux mal-logés, aux migrants, aux personnes âgées dépendantes, aux plus démunis, aux pauvres, aux damnés de la terre de France… Pour des millions de laissés-pour-compte, oubliés permanents de la société «ordinaire», la situation extraordinaire due au coronavirus devient une urgence absolue qui met au défi l’humanité de tout un pays. Pour eux, la double peine est à l’œuvre, terrifiante. Quête de l’impossible, leur existence n’était déjà pas une vie. Depuis la crise sanitaire et le confinement, qui va enclencher une terreur sociale d’une ampleur sans doute inégalée dans notre histoire contemporaine, leur vie se résume à un seul mot: survie.

Si le moment se résumait encore aux polémiques de classes, nous écririons que, contrairement à la une des Échos, il ne s’agit pas de «sauver l’économie», mais bien de sauver les gens! Et de toutes les manières possibles. Bien sûr, Emmanuel Macron a, dans son allocution, évoqué «les plus précaires, les plus démunis, les personnes isolées (pour qui) nous ferons en sorte, avec les grandes associations, les collectivités locales et leurs services, qu’ils puissent être nourris, protégés, que les services que nous leur devons soient assurés». Propos louables en la circonstance. Mais l’appel à la solidarité citoyenne, importante, n’y suffira pas. Quant aux associations caritatives, privées de leurs bénévoles âgés, elles doivent fermer les accueils, réduire leurs aides: elles aussi appellent au secours. D’autant que la fermeture des restaurants et les mesures de confinement vont précariser davantage ceux qui se nourrissent d’invendus, quels qu’ils soient…

Des mairies progressistes montrent déjà l’exemple, distribuent des repas, viennent en aide à ceux qui vivent dans la rue et les bidonvilles, où ils courent le risque de contracter le Covid-19. Le gouvernement ne pourra se contenter de compter sur des associations à bout de souffle et des collectivités exsangues après des réductions monumentales de dotations de l’État. Gérald Darmanin, le ministre des Comptes publics, déclare: «On dépensera sans compter.» Même pour les oubliés? Même pour l’humain d’abord?


[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 19 mars 2020.]

jeudi 12 mars 2020

Rationalité(s)

Vivons-nous une période inédite d’«informa-tiovirus»?

Sucre. Cette peur contagieuse… Si l’homme reste une espèce hautement sociale, pour le meilleur et parfois pour le pire, l’histoire des sociétés nous instruit que les grandes paniques collectives peuvent provoquer autant de dégâts qu’un virus. L’instinct de panique fonctionne comme du sucre pour nos esprits. Ainsi, avec le coronavirus, le monde vit l’un de ces moments «globalisés» les plus étranges de ces dernières décennies, pour ne pas dire le plus important. Nous voilà fascinés et inquiets, sans savoir où penchera la balance, à mesure que le flot d’informations se répand, nous traverse, nous disperse à ne plus savoir ni les prioriser, ni les trier, même pour les plus aguerris des professionnels de la profession – le bloc-noteur parle là de journalisme, bien sûr. Rendez-vous compte: tout change et tout évolue d’une heure sur l’autre, ici et partout sur la planète, de minutes en minutes exaltées, de quoi remettre toutes les priorités sur le métier en des temps qui défient les lois du genre, comme si, depuis quelques jours, tout devait passer au tamis du virus mondialisé. Ne négligeons pas l’importance de la crise sanitaire en cours: ce serait déplacé et dangereux à plus d’un titre. Mais, pour le présent propos, la question se situe ailleurs et mérite qu’on s’y arrête à l’aune de notre époque. Vivons-nous, oui ou non, une période absolument inédite d’«informatiovirus»?

Recul. Régis Debray avait bien raison, il y a près de vingt ans, quand il nous annonçait, prophétique, l’avènement de ce qu’il appelait «l’ère de Maître Lapin». Quand tout doit aller vite, même à la va-vite, telle une exigence de consommation immédiate et brutale, atteignant toutes les strates de nos vies. L’information n’y échappe pas. Bien au contraire, elle semble plutôt devenir l’épicentre de cet irrésistible phénomène. Alors que l’expansion du Covid-19 suscite beaucoup d’inquiétudes légitimes, entraînant quelquefois des décisions irrationnelles, rappelons que la présente épidémie est la première à s’inscrire sous le sceau des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, les secondes nourrissant les premiers, à moins que ce ne soit l’inverse. En somme, restons-nous rationnels face à ce qui nous tombe sous les yeux et dans les oreilles? Sommes-nous prêts à entendre et à comprendre ce qui est réellement proféré, et non pas que nous fantasmons ou que les «médias» sociaux détournent de la réalité? Bref, devons-nous avoir peur, un peu peur, beaucoup peur? Et si «oui», quelle place encore accorder au minimum de raisonnement nous permettant de la rationalité, de l’ouverture d’esprit, de l’altruisme aussi, alors que l’essentiel des «messages» que nous délivrons en masse véhicule souvent tout le contraire, la crainte démesurée, la méfiance déplacée, sans parler des comportements réactionnaires et uniquement intéressés par nos propres intérêts? En temps de pandémie, la vigilance et la gravité n’empêchent en rien l’obligation du sang-froid, du recul, de la stratégie, de l’analyse, etc.

Vérité. Chacun le sait: personne ne peut s’extraire de son époque et beaucoup de victimes de ces comportements sont comme entraînées dans une spirale infernale devant la frénésie médiatique. Même la politique s’est mise au diapason, jouant la majorité de ses partitions au rythme de cette hystérie collective sans précédent. L’émotionnel embarque tout sur son passage, y compris l’information – avec les meilleures intentions du monde – alors que le rôle de l’information serait de tempérer la peur avec discernement. Notre société dite de «l’attention permanente», soumise à l’infobésité galopante, ne serait-elle pas parvenue à un stade qui défie son rapport à la vérité, et à la manière dont elle doit se poser la question de ce dilemme?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 mars 2020]

dimanche 8 mars 2020

Coronavirus: vigilance

Au cœur d’une telle crise, il existe toujours un double risque, sanitaire bien sûr, que nous ne pouvons prendre à la légère, mais aussi social, politique et éthique. ­

Rien de pire que les grandes peurs… Alors que l’épidémie –utilisons désormais l’expression consacrée– déstabilise nos sociétés, reconnaissons qu’une sensation étrange nous étreints et nous oblige. Le coronavirus pousse au grand ralentissement, l’économie globalisée, les voyages ou les manifestations culturelles et sportives, bref, la vie sociale ordinaire. Avec l’inexorable passage au «stade 3», la France n’échappe pas à des mesures d’une exceptionnelle rigueur dont nous ne présageons pas de l’ampleur éventuelle. Imaginait-on que le nord de l’Italie serait confiné et que 16 millions de nos voisins se retrouveraient coupés du monde, à l’instar des décisions liminaires de la Chine? 

Est-ce «trop», «exagéré»? Chez de nombreux épidémiologistes de renommée internationale, l’inquiétude prédomine dans la mesure où, affirment-ils, la pandémie qui ne veut pas dire son nom est incomparablement plus meurtrière que la grippe saisonnière et justifierait les choix actuellement observés. Dès lors, comment lutter contre toutes les formes de cette psychose que nous constatons avec incrédulité et gravité? Reconnaissons-le, au cœur d’une telle crise, il existe toujours un double risque, sanitaire bien sûr, que nous ne pouvons prendre à la légère, mais aussi social, politique et éthique. ­Vigilance, donc, si nous voulons que notre boussole républicaine s’impose à tous. 

Primo: empêchons les stigmatisations de certaines personnes. Secundo: prenons en compte les plus fragiles, d’un point de vue médical comme social, en assurant l’accès à la santé des plus démunis. Tertio: rappelons sans relâche l’exigence démocratique afin que ne puisse se justifier une quelconque limitation des libertés publiques.

Et pendant ce temps-là? Ne négligeons rien, et exhortons les forces vives du pays – faute de pouvoir influencer les médias dominants – à ne pas perdre de vue les combats qui nous constituent. N’oublions ni la bataille pour l’avenir de nos retraites, qui n’est pas achevée, loin s’en faut; ni le sort des migrants aux portes de l’Europe forteresse, victimes des haines conjuguées et de la xénophobie galopante. N’oublions pas, aussi, que nous votons, dimanche prochain, pour des élections municipales dont l’organisation devient un casse-tête dans toutes les communes. Si l’épidémie de coronavirus provoque, de fait, une sorte de frein brutal à certaines de nos activités, il serait irresponsable, par les temps qui courent, qu’elle réduise la portée de nos engagements citoyens.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 9 mars 2020]

jeudi 5 mars 2020

Accusation(s)

Polanski, ou la honte des césars. 

Infamie. Quand un «malaise» se transforme en un scandale qui laissera des traces durables, vient l’heure des mécomptes et de la colère. D’emblée, que les choses soient claires: le J’accuse de Roman Polanski est un grand film de cinéma et plutôt un bon récit historique – à condition, cela va sans dire, de s’accorder avec les quelques «libertés» assumées par le scénario duquel est expurgé le vaste combat pour le capitaine Dreyfus, un mouvement qui mobilisa foules, intellectuels et artistes, de Zola à Jaurès (totalement absent). En somme, et pour résumer, que ce film-là reçoive prix et honneurs – sachant, comme pour tout long métrage, qu’il s’agit d’une œuvre collective – ne constitue pas une flétrissure, a priori. Mais que les votants aux derniers césars osent remettre à Polanski le seul prix inenvisageable en la circonstance, à savoir celui de «la meilleure réalisation», une distinction personnelle, résonne non pas comme une simple provocation mais bel et bien comme une infamie. En agissant de la sorte, les «professionnels de la profession» ont lancé un immense et vulgaire doigt d’honneur au combat des femmes contre le harcèlement, les violences, la domination masculine, et tout ce qui va avec… Ne cachons pas la réalité. Il y aura un avant et un après ce 28 février 2020. Il fera même date dans l’histoire du septième art: une honte pour la France!

Révolution. Comme l’a souligné avec indignation la romancière Virginie Despentes dans Libération: «Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève, on se casse et on gueule.» À plus d’un titre, et d’abord contre les puissants, les dominants de la caste supérieure, ceux qui nous donnent l’envie de chialer ou de cogner, depuis leur odieuse démonstration de force lors de cette cérémonie-là. Mais, surtout, ne pas se méprendre. Si, devant notre écran, nous étions de tout cœur «avec» Adèle Haenel lorsqu’elle se leva pour quitter la salle (avec Céline Sciamma et quelques-unes, trop peu), nous sommes avant tout d’accord avec ce qu’elle déclara par la suite à Mediapart: «Ils pensent défendre la liberté d’expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu’ils ont fait, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits. Et toute parole qui n’est pas issue de leurs rangs, qui ne va pas dans leur sens, est considérée comme ne devant pas exister.» Et Adèle Haenel, l’une des premières à briser le tabou du viol et du harcèlement sexuel dans le cinéma français – sans que quiconque, ce soir-là, ne la salue droit dans les yeux pour la remercier de son courage –, précisa le fond de sa pensée: «Ils font de nous des réactionnaires et des puritain·e·s, mais ce n’est pas le souffle de liberté insufflé dans les années 1970 que nous critiquons, mais le fait que cette révolution n’a pas été totale, qu’elle a eu un aspect conservateur, que, pour partie, le pouvoir a été attribué aux mêmes personnes. Avec un nouveau système de légitimation. En fait, nous critiquons le manque de révolution.» Admirables mots, n’est-ce pas? Qui rappellent aux hommes ceux de Simone de Beauvoir qu’ils devraient s’appliquer à eux-mêmes: «Une femme libre est exactement le contraire d’une femme légère.»

Défiance. Mais quel est ce monde déconnecté des réalités du XXIe siècle? Quelle est cette gêne, inexprimable par ceux qui la diffusent? Pourquoi Jean Dujardin avait-il fui? Pourquoi Nicolas Bedos n’avait «rien à dire» sur ce qu’il appelle «cette espèce de séquence sur le combat des femmes»? Leurs absences comme leur mutisme disent en vérité l’effroyable: défendre à demi-mot l’indéfendable. Tel est le sens de ce vote. Et voilà pourquoi le prix décerné à Polanski signe la défiance d’une corporation à l’égard d’une partie d’elle-même et du monde réel. Le processus de sécession risque d’être brutal – sinon définitif…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 mars 2020.]

mercredi 4 mars 2020

Jean Ferrat : dix ans après, l’absent si présent


L’Humanité publie un hors-série exceptionnel consacré à l’auteur-compositeur-interprète, mort le 13 mars 2010. Le récit d’une vie d’homme et d’artiste, agrémenté de documents et de photographies rares.

«Faut-il pleurer, faut-il en rire / Fait-elle envie ou bien pitié / Je n’ai pas le cœur à le dire / On ne voit pas le temps passer.» Dix ans après la disparition de l’artiste, l’ami Jean Ferrat reste si absent et si présent, en chacun d’entre nous, que les mots s’épuisent à imaginer qu’une décennie vient, déjà, de s’écouler sans lui. Le 13 mars 2010, Jean nous quittait, nous laissant l’immense legs de sa musique, de ses luttes ardentes, de son humanité, comme s’il refermait l’un des plus beaux chapitres de notre histoire commune. Une histoire de profonde liberté d’agir et de penser: un homme qui ne trichait pas…

À l’occasion de ce triste «anniversaire», l’Humanité se devait d’être à la hauteur de l’artiste, dont la disparition fut un événement national, dépassant tous les cadres imaginables, tant l’émotion et le chagrin ressentis bouleversèrent «sa» France. Le hors-série exceptionnel que nous publions ressemble ainsi à un livre-miroir, mêlant biographie, photographies et documents, dans lequel l’image et le texte font corps. Vous y rencontrerez Jean Ferrat à chaque étape de sa vie, des plus joyeuses aux plus douloureuses, de ce «petit Versaillais à l’air timide», à «l’artiste que vient voir et applaudir un public immense», de Jean Tenenbaum à Jean Ferrat, au fil d’un destin rare, jalonné de rencontres, structuré par les luttes, inspiré par l’amour de la poésie, lui, le gamin des quartiers populaires, orphelin d’un père mort à Auschwitz. Grâce à la gentillesse de Gérard Meys, l’ami et producteur de toujours, qui nous accorde un très long entretien, vous découvrirez le manuscrit inédit de Nuit et Brouillard, rédigé de la main de Jean.

Au fil des pages – où vous retrouverez la figure d’Aragon, bien entendu, pour qui Jean Ferrat eut une admiration sans bornes –, nous revisitons l’humanisme combatif de Ferrat, qui fut autant la matrice de son œuvre qu’une thérapie, aussi, de sa propre histoire. Comme la source intime de ses engagements. Des portes des usines, où il soutient les ouvriers en grève, aux pavés parisiens de Mai 68, Jean Ferrat n’a cessé de défendre son idéal au prix d’une censure violente. Cet idéal, c’était son communisme, affranchi des réalités soviétiques. Ce hors-série invite donc au souvenir. Et à l’héritage. Afin de partager l’histoire de cette vie d’exception. Décidément: «On ne voit pas le temps passer»…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 5 mars 2020.]

lundi 2 mars 2020

L’espoir Sanders


Imaginons un instant que cet aggiornamento fondamental survienne au pays du roi dollar. Ce serait un bouleversement sans précédent, pouvant influencer le monde…

Dans les tréfonds de cette Amérique rendue souvent incompréhensible à nos cerveaux européens, l’espoir vient de loin en vérité et il permet de fouiller l’enfoui d’une évolution que nous ne pouvons ignorer. Cet espoir porte un nom: Bernie Sanders. Par son incarnation et sa farouche volonté de transformation, il secoue désormais tout le Parti démocrate, engagé dans une bataille des primaires dont on sent bien qu’elle pourrait s’avérer historique. Ce mardi, avec le Super Tuesday, les électeurs de quinze États sont appelés aux urnes, dont la Californie et le Texas, grands pourvoyeurs de délégués. Pour le sénateur du Vermont, écarté par Hillary Clinton en 2016 dans la même course à l’investiture, l’enjeu est simple mais décisif: confirmer son statut de favori – les sondages l’affirment toujours – et rendre sa nomination incontournable pour affronter Donald Trump en novembre prochain.

Il suffit de voir l’affolement de l’establishment démocrate face à la dynamique Sanders – qui se réclame du socialisme – pour comprendre à quel point la route sera encore longue. Comme il y a quatre ans, ils sont nombreux et puissants, dans l’appareil du parti, à vouloir stopper cette espérance par tous les moyens, tous les artifices, quitte à s’en remettre aux descendants du système, que ce soit Michael Bloomberg, milliardaire à la culture sexiste et aux pratiques racistes, ou Joe Biden, ancien vice-président. N’en doutons pas: pris d’angoisse, certains démocrates continueront sans relâche de déployer une sorte de front anti-Sanders.

Pour les partisans de la «révolution» souhaitée par Sanders, dont une écrasante majorité de jeunes, le temps est venu de tourner la page et d’assumer un changement politique radical. Car pour les Américains touchés par la montée des inégalités – y compris les travailleurs ayant voté pour Trump par dégoût de la reproduction des élites –, les engagements du candidat constituent bel et bien une «révolution socialiste»: université gratuite, accès universel à la santé, retour à une fiscalité rooseveltienne, protection de l’environnement, etc. Imaginons un instant que cet aggiornamento fondamental survienne au pays du roi dollar. Ce serait un bouleversement sans précédent, pouvant influencer le monde…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 3 mars 2020.]