Jaurès, la passion du journaliste, par Charles Silvestre (aux éditions Le Temps des Cerises), préface d'Edmonde Charles-Roux, dessins d'Ernest Pignon-Ernest (12 euros).
Rarement dans toute leur histoire les journalistes se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de leur travail quotidien, sur leur fonction. Chacun le perçoit bien sans l'admettre tout à fait : des gazetiers du Grand Siècle aux plus fameux reporters des conflits contemporains, l'âge d'or du journalisme s'éloigne. Et avec lui, en sa définition même, ce point ultime de la dignité que nous fantasmons beaucoup, certes, mais qui, aux heures de retrouvailles collectives, offrait à la France un cursus de valeurs assez solides pour consolider ses bases arrière et mettre tout le monde d'accord. En ce domaine aussi, la spécificité française n'a pas été qu'une exception, mais bien, dans les grandes lignes, une exceptionnelle spécificité.
Après ce préambule (nécessaire?), vous aurez compris pourquoi j’accorde une importance capitale au journaliste Jaurès, que nous aide opportunément à
(re)découvrir Charles Silvestre. En publiant
Jaurès, la passion du journaliste (éditions
Le Temps des Cerises), l’ancien rédacteur-en-chef-adjoint de
l’Humanité et co-secrétaire national des
Amis de l'Humanité nous dresse le destin d’un homme de plume quotidienne qui, dit-il, en laisserait plus d’un rêveur. Et pour cause. De Jaurès, le grand public connaît surtout l’homme politique, le socialiste, le tribun incomparable, l’immense Républicain, l’historien et, bien sûr, le martyr du
café du Croissant, première victime hautement symbolique de la Première Guerre Mondiale. Certains savent moins, pourtant, que Jaurès fut un journaliste absolument fascinant, bien avant la création de la grande œuvre de son existence,
l’Humanité.
Dans la préface qu’elle donne à ce livre, Edmonde Charles-Roux, de l’
académie Goncourt, l’écrit d’emblée:
«C’est le grand mérite de Charles Silvestre que d’avoir mené ses lecteurs à la découverte de l’un des aspects les plus méconnus de la personnalité de Jaurès. (…) Le journalisme a été l’arme secrète de Jaurès. On ne peut plus les dissocier l’un de l’autre. Ils se confondent.» Edmonde Charles-Roux a non seulement bien lu, mais elle a raison d’insister sur un fait qui, au fil des pages et sous la plume de Charles, devient une évidence fondamentale: si l’homme politique Jaurès a fait le journaliste Jaurès, c’est aussi le journaliste Jaurès qui a fait l’homme politique Jaurès. D’où
«l’extraordinaire ampleur de l’œuvre journalistique de Jaurès et de son extrême diversité», s’enthousiasme Edmonde Charles-Roux à juste titre.
En restituant avec maestria le contexte d’articles restés célèbres du fondateur de
l’Humanité, Charles Silvestre nous aide à comprendre comment et pourquoi Jaurès accorda une place si importante à la presse, avant même sa première élection de député en 1885, à vingt-six ans. Son nom figura en effet dans
L’Union Républicaine, Le Réveil républicain, L’Avenir, Le Courrier et
la Dépêche bien sûr, quotidien du Midi très important à l’époque.
«Jaurès, c’est la maîtrise du sujet», écrit Charles. On ajoutera: et une plume hors normes... Citons par exemple ce passage de Jaurès, dans
la Dépêche justement, en 1887:
«Plus de lumière, demandait Goethe avant de mourir ! Plus de justice, demande notre siècle, avant de finir ! Or, pour réaliser la justice, il faut deux choses : la clarté dans l’esprit et la générosité dans le cœur, il faut l’élan et la science, il faut le coup d’œil et le coup d’aile.» Lumineux Jaurès, un œil braqué sur les faits, l’autre tourné vers l’horizon…
Ce qui fascine aussi, dans ce livre, c’est la compréhension, trait par trait, mot à mot pourrait-on dire, de l’évolution de Jaurès au fil des années. Une constante apparaît pourtant, exprimée fort tôt et que nous retrouverons plus tard dans
l’Humanité, celle de sa lucidité vis-à-vis du capitalisme:
«L’expérience, écrit-il dans
la Dépêche dès le 18 décembre 1895,
démontrera à tous que les réformes les plus hardies peuvent être des palliatifs, mais tant qu’elles ne touchent pas au fond même de la propriété capitaliste, elles laissent subsister la racine amère des innombrables souffrances et des innombrables injustices qui pullulent dans notre société.»
Puis arriva, bien sûr,
l’Humanité. Silvestre résume le début de l’aventure par ces mots:
«Le 18 avril 1904, Jaurès n’écrit pas, comme à son habitude, UN article. Il écrit un mot. Il écrit un journal. Il écrit un éditorial. Mais on n’est plus dans l’habitude. On est dans la nouveauté ! Le mot fait le titre du journal qui vient de sortir des presses, avec son odeur d’encre fraîche: l’Humanité.» Chacun connaît la formule de Jaurès:
«L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine.» Et Charles Silvestre ne se trompe pas en citant l’éloge de Jacques Derrida, qui, en 1999 dans
l’Humanité précisément, écrivait à propos du nom même (
l’Humanité) choisi par Jaurès:
«Magnifique ! Intolérable ! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions meurtrières… Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question tremblée ce qu’ils CROIENT SAVOIR.» Et Derrida ajoutait:
«On n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’Humanité que pourtant on annonce et se promet ainsi.» Silvestre insiste d'ailleurs:
«L’Humanité est née du besoin de donner une voix au socialisme.» Et à propos du socialisme, Jaurès écrivait lui-même, en 1912:
«Sans cet idéal supérieur, le syndicalisme rétrograderait au corporatisme le plus étroit, le plus médiocre, le plus bourgeois.» Sans ambigüité.
Quand je vous aurai dit que le livre de Charles Silvestre comporte par ailleurs une sélection d’articles (ou d’extraits) de Jaurès, et que l’ensemble est illustré de dessins (absolument sublimes) de l’ami Ernest Pignon-Ernest, vous aurez compris à quel point vous devez vous procurer au plus vite
Jaurès, la passion du journaliste. Seule la résonance du futur dans le présent ou du très loin dans l'ici-maintenant nous offre (dans de rares moments d'orgueil) la possibilité en "son ampleur" de nous incarner dans quelque chose de plus grand que nous. Ce quelque chose porte un nom, toujours vivant en 2010: c'est
l'Humanité.
L’Humanité selon Jaurès,
l'Humanité selon nos pères,
l'Humanité selon ses lecteurs,
l'Humanité selon nos enfants,
l'Humanité comme une évidence,
l'Humanité en effet... Dans le journal de Jaurès, le journalisme n'est pas un testament mais un acte de vie chaque jour recommencé, un cri de naissance perpétuel qui renvoie au cri de l'homme assassiné. En responsabilité et en conscience, ce qui est écrit dans ce journal doit être unique. Chaque fois unique, le début de l'humanité.
A sa manière, Charles Silvestre y rend un vibrant hommage. Merci à lui !
Lire également l'article de Gilles Candar, paru dans l'Humanité du 30 août 2010:
(A plus tard…)