Depuis les Champs-Elysées (Paris).
Rien n’obsède autant qu’une idée fixe. «Je me sens heureux et serein.» Cadel Evans (BMC) s’exprime si calmement qu’une part de sa substance semble enfouie en lui, comme si l’émotion se refusait aux rafales de l’événement. «J’ai consenti beaucoup d’efforts toute ma vie pour atteindre cet objectif.» La mâchoire au carré assaillie de respirations douces, les yeux clairs perdus en eux-mêmes, il affronte déjà cette amplitude singulière des hommes sortis de la pénombre. «Cela fait 21 ans que j’ai regardé le Tour de France pour la première fois, chez moi, en Australie.» Héros de toute une nation qui fête la mondialisation du vélo, sa modestie légendaire ne le quitte pourtant pas. «Le Tour, c’était un rêve d’adolescent, mais ce fut tout le temps un rêve d’adulte…» A 34 ans, un Australien à la maturité réconfortante donne à voir l’entr’aperçu d’un monde conquis, lui qu’on a tant et tant éreinté pour son attentisme et ses places d’honneur. En écrasant les frères Schleck (Leopard-Trek) dans l’ultime contre-la-montre, samedi à Grenoble, au lendemain d’un exploit de «patron» dans le Galibier qui restera dans l’histoire, Cadel Evans, premier Australien de la généalogie, offre sans effraction son nom au palmarès du Tour. La victoire d’un antiromantique de Juillet, peut-être ; mais la consécration rassurante d’un authentique champion…
A l’heure du bilan, le chronicoeur examine sa conscience et pèse ses mots. Car avec le Tour, le sens ne se sépare pas des expressions pour l’exprimer. Alors, en débouclant nos valises aux effluves d’embrocation, il convient d’être attentif à la manière de décrire la réalité. En dehors du triomphe de l’Australien, que doit-on ainsi retenir de ces trois semaines? D’abord? L’épopée de notre «Titi» Voeckler (Europcar), bien sûr, sa hargne, son abnégation devant la souffrance endurée, sa roublardise cachée, sa fausse naïveté, bref, tout ce que nous aimons dans ce cyclisme français grâce auquel le peuple du Tour a pu s’incarner pleinement et légitimement. Ensuite? L’éclosion de son équipier Pierre Rolland, 24 ans au compteur, vainqueur de l’Alpe d’Huez dans des circonstances jouissives, un talent brut au caractère trempé, qui, un jour ou l’autre, et pourquoi pas l’année prochaine, martèlera la course de son empreinte avec une toute autre ambition, croyez-nous, que le maillot blanc de meilleur jeune (1)…
Au passage, n’oublions pas le panache inopérant du triple-vainqueur Alberto Contador, ombre de lui-même, psychologiquement marqué par la traque des instances du cyclisme: le triple-vainqueur ne fut qu’un spectre pourchassé par les heurts d’une justice immanente, qui, parfois, veille dans l’ombre du Tour... Enfin, n’oublions surtout pas la performance globale des Français : Voeckler 4e, Jean-Christophe Peraud 10e (AG2R-La Mondiale), Pierre Rolland 11e, Jérôme Coppel 14e (Saur-Sojasun), Arnold Jeannesson 15e (FdJ)… En conclusion ? Des ascensions moins rapides, des visages tordus par la douleur, des tricheurs de plus en plus harcelés, des coureurs français présents à la lisière du futur : avons-nous assisté à une sorte de réhumanisation sportive du Tour, symbolisée par un réenchantement du public ? Les sceptiques et les prudents traîneront leur perplexité comme leur sourd agacement. Mais nous pouvons témoigner que tous les acteurs (ou presque) rencontrés sur l’épreuve, coureurs, managers, directeurs sportifs et suiveurs, nous ont exprimé leur «optimisme» face à des «performances plus humaines»… La vélorution tant attendue est-elle en cours ?
Thomas Voeckler et Jean-René Bernaudeau. |
(1) Aucun tricolore n’avait ramené à Paris le maillot de meilleur jeune depuis Gilles Delion, en 1990, avant la folie des années EPO…
(2) Forcenés (Fayard), 2008.
(3) C’est mon Tour (Eden, livre collectif), 2003.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2011.]
(A plus tard...)