Eco. Certains «chocs» littéraires sont-ils nécessairement imputables aux polémiques qu’ils suscitent ? En ouvrant le dernier livre d’Umberto Eco,
le Cimetière de Prague (Grasset), nous étions instruits du procédé utilisé par ce Gargantua de culture et d’érudition historique, qui, trente ans après le Nom de la Rose, entend nous offrir le grand roman du XIXe siècle en racontant
«l’histoire du personnage le plus odieux du monde, un comploteur diabolique, qui vit dans un climat malsain, complètement aberrant». En refermant le livre, le fait d’avoir été prévenu que la forme narrative risquait de provoquer en nous un véritable chavirement intellectuel ne changea en rien notre profond sentiment d’ambivalence. Renversé par cette lecture, ne sachant même que penser du héros principal de ce voyage en enfer, ci-devant Simon Sominini, à propos duquel Eco signale:
«Tout est vrai ici, à l’exception de Simonini, protagoniste dont les actes ne relèvent en rien de la fiction mais ont probablement été le fait de différents acteurs.» Voici donc le récit sous forme de journal intime d’un antisémite abject, anti-franc-maçons militant, falsificateur de documents officiels en tout genre, espion et meurtrier à ses heures, né piémontais de mère française, auréolé du titre prestigieux de capitaine pour avoir «aidé» les Mille garibaldiens, plaçant toutefois les jésuites sur l’un des sommets de sa détestation:
«Des francs-maçons habillés en femme.» Seulement voilà, comme pour le rendre sympathiquement ambigu, Simonini se révèle aussi fin lettré (Sue, Dumas, etc.) et amoureux éperdu de la grande cuisine, traînant ses papilles et son embonpoint dans les meilleurs restaurants de son époque… Précisons qu'il est accessoirement le faussaire du bordereau qui fit condamner Dreyfus, puis le rédacteur des différentes versions d’un «prétendu» colloque de rabbins réunis secrètement dans le cimetière juif de Prague (d’où le titre du livre), textes qui aboutirent au fameux
Protocole des sages de Sion. Chacun connaît la trajectoire de cet « opuscule » à usage démonique. Diffusés depuis la Russie en 1905, aussitôt traduits dans de nombreuses langues, les
Protocoles furent justement dénoncés comme un faux par le Times de Londres, dès 1921, ce qui ne l’empêcha pas de resurgir périodiquement, par exemple dans Mein Kampf, lorsqu’un certain Hitler tenta de lui accorder un certificat d’authenticité, ou plus récemment sur quelques sites xénophobes, hantés par le complot judéo-maçonnique…
Mal. Voulant traiter de la paranoïa du complot universel et de l’horreur en gestation, Umberto Eco, soixante-dix-neuf ans, a choisi la chronique vénéneuse et l’abomination pour
«donner un coup de poing à l’estomac au lecteur». À la toute fin du récit, nous lisons d’ailleurs une mesure de sauvegarde: Simonini
«est encore parmi nous», manière de dire que l’antisémitisme peut encore polluer notre présent… Mais? Mettre en scène les pires stéréotypes qui conduisent aux crimes de masse laisse fatalement un goût nauséeux. Où l’on parle de
«solution finale», puisque
«Dieu reconnaîtra les siens». Eco répète à juste titre que son (anti)héros est l’homme le plus haï du monde. Pourtant, n’en garde-t-il pas une part de séduction ? Bien sûr, personne n’aurait la stupidité d’accuser le célèbre Professore, sémiologue, essayiste et romancier universellement célébré, d’être
«antijuif». Mais la vive polémique, en Italie, sur la
«dangerosité» de son livre nous permet de repérer une étonnante forme d’avilissement : l’
«antisémitisme involontaire». Riccardo di Segni, grand rabbin de Rome, Lucetta Scaraffia et Onion Skarafiya, professeurs à l’université romaine La Sapienza, ont dénoncé le roman, insistant sur le fait que
«seul le mal est le moteur de la trame»...
Morale. Doit-on dénoncer l’antisémitisme en se mettant du côté des antisémites ? À force de lire des
«choses dégoûtantes», le lecteur serait ainsi
«sali par ce délire», jusqu'à penser qu’il y a
«peut-être quelque chose de vrai dans ces infamies» puisque
«tous les personnages en semblent persuadés». Simonini serait
«tellement exagéré, tellement négatif» qu’il en deviendrait
«sympathique», comme serait
«sympathique», par accumulation,
«tout le matériel diffamatoire étalé dans le roman». Le genre du livre – un roman et non un essai – serait également en cause, car il ne produit aucune analyse scientifique mais livre une trame convaincante. D’où l’argument massue:
«Voilà la limite qui empêche un lecteur juif de s’amuser des aventures criminelles du protagoniste.» Umberto Eco accusé de
«voyeurisme amoral» et de rhétorique douteuse enrobée de littérature – qui l’eût cru ?
Le Cimetière de Prague est une utilisation du drame intellectuel comme préparation du mal absolu. Sans la signature morale d’Umberto Eco, le soupçon serait inévitable. Et le scandale considérable.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité 22 avril 2011.]
(A plus tard...)