Dans la seizième étape, entre Pas de la Case et
Saint-Gaudens (169 km), victoire de l’Autrichien
Patrick Konrad (Bora). Les favoris du Tour se sont totalement
désintéressés de la gagne, déjà tournés vers les deux dernières étapes des
Pyrénées.
Saint-Gaudens (Haute-Garonne),
envoyé spécial.
Et le surplomb vacillant s’annonça assez dantesque. Lorsque
les 145 rescapés quittèrent le Pas de la Case, cette agglomération de la
paroisse andorrane d’Encamp jouxtant la frontière avec la France, le froid
mordait tellement les mollets de nos forçats de Juillet qu’ils s’étaient
habillés comme pour une sortie d’entraînement en plein hiver. Le départ fictif
se déroula donc à plus de 2000 mètres, mais l’originalité de ce début d’étape fut
cette longue descente vers le kilomètre 0, situé à plus de dix-neuf bornes. Les
coureurs s’arrêtèrent d’ailleurs peu avant pour se changer et se dépouiller de
leurs vêtements chauds. Et quand enfin le drapeau s’agita pour les libérer, le
chronicoeur avait encore la tête dans les nuages ourlés de pluie, et les
impressionnantes brumes qui restaient couchées dans les lacets nous rappelèrent
que cette seizième étape, entre le Pas de la Case et Saint-Gaudens (169 km), ne
serait pas une partie de plaisir. En ajoutant des conditions climatiques
épouvantables aux trois grands cols répertoriés du jour, la déesse Pyrène décida
de corser l’affaire.
Délesté de deux non-partants (Amund Grondahl Jansen et
Vicenzo Nibali), le peloton et les chasseurs de pois devaient en effet
affronter les cols de Port (deuxième cat.), de la Core (première cat.) et du Portet-d'Aspet (deuxième cat.), auxquels il conviendrait
d’ajouter la côte d'Aspret-Sarrat, un mur de 800 mètres placé à sept kilomètres
de l'arrivée. Un profil pour «baroudeurs», à priori, au lendemain
du repos en Andorre, durant lequel Tadej Pogacar vint de nouveau s’exprimer
devant la presse. Nous eûmes l’étrange impression d’assister à la même scène
qu’une semaine plus tôt, à Tignes. Venu narrer son état d’esprit à quelques
encablures de son triomphe annoncé sur les Champs-Elysées, le Slovène dut en vérité s’expliquer, une
nouvelle fois, sur ses performances. Autant de scènes de mise en abîme et de
justification qui nous ramenèrent au moins une bonne décennie en arrière, sinon
plus...
Le Slovène assura «comprendre»
les questions soulevées par sa ballade de santé depuis sa prise de pouvoir au
Grand-Bornand et l’écart abyssal, plus de cinq minutes, creusé par rapport à
ses suivants (Uran-Vingegaard-Carapaz). Face aux doutes exprimés ça et là,
Pogacar déclara: «Je ne suis
pas en colère. Ce sont des questions inconfortables car l'histoire du cyclisme
n'a pas été rose, mais je comprends totalement pourquoi il y a toutes ces
questions, mais je n’ai rien préparé pour y répondre. J'aime monter sur mon
vélo et peu importe ce que ça implique, je l'accepte. Tout ce que je peux faire
pour répondre à ça, c'est parler avec mon coeur et dire que je viens d'une
bonne famille qui m'a bien éduqué et ne m'a jamais appris à prendre des
raccourcis.» Interrogé sur ses données de puissance (enregistrées
depuis un capteur quotidien), le maillot jaune certifia par ailleurs qu’il
n’envisageait pas de les rendre publiques, ne voulant pas «révéler des secrets commerciaux». «J'aimerais bien le faire, ajouta-t-il, je le ferai peut-être un jour, mais je ne sais pas si cela changerait
quoi que ce soit. Pour gagner le Tour, il faut produire un maximum de watts,
c'est tout. Publier mes données pourrait avoir une influence sur les tactiques
de course, car mes adversaires verraient ce dont je suis capable dans certaines
situations. Je ne pense pas que cela me serait bénéfique.» Circulez,
circulez, les fameuses données demeureront aussi secrètes que la recette du
Coca-Cola.
Sur le plan sportif, Tadej Pogacar confirma néanmoins qu’il
était passé «en mode
défensif»: «Je
cours au jour le jour. Mais si j'ai une occasion de prendre du temps à mes
adversaires, c'est bon à prendre. Il suffit d'une mauvaise journée pour que
n'importe quelle étape soit compliquée ou décisive.» Celle de ce
mardi, piégeuse et rendue dangereuse par les averses incessantes, alors que la
bonne échappée mit du temps à se dessiner vraiment après de multiples
tentatives, n’était rien comparée aux deux morceaux de bravoure à venir,
toujours dans les Pyrénées. Mercredi, pour notre fête nationale: de Muret
au col du Portet, au-dessus de Saint-Lary-Soulan, la 17e étape traversera longuement
la plaine du Piémont pyrénéen, via les cols de Peyresourde et du Val
Louron-Azet, avant l'ascension finale longue de 16 kilomètres à 8,7% de pente
moyenne. Jeudi : pour sa dernière journée en montagne, la Grande Boucle présentera
deux montées classées hors catégorie, ultime offrande aux grimpeurs, d'abord le
vénérable Tourmalet (17,1 km à 7,3%), puis les 13,3 kilomètres (à 7,4 %) menant
à Luz-Ardiden, au-dessus de la bourgade de Luz Saint-Sauveur, où l'impératrice
Eugénie aimait à séjourner au XIXe siècle. De quoi enfoncer définitivement le
Tour (suivez notre regard), ou le renverser (mais qui?).
En route vers Saint-Gaudens dans cette longue traversée de
l’Ariège vers la Haute-Garonne, trois fuyards prirent les devants à 80
kilomètres du but (Juul-Jensen, Bakelants et Doubey) et vinrent à bout de la
désorganisation du peloton. Un crachin presque breton continuait de
s’époumoner, tandis que les parapluies emportaient les foules sous un ciel
grisâtre et dévasté. Nous repensâmes aux propos de Julian Alaphilippe, la
veille, qui avouait: «Je
m'attends toujours à ce que le Tour représente trois semaines de souffrance,
mais c'est particulièrement dur cette année.» Alors que 39 coureurs
ont déjà abandonné, le champion du monde y voyait «un mélange de beaucoup de raisons»: «La nouvelle génération est très forte
et portée sur l'attaque. En plus, pendant la première semaine, Mathieu van der
Poel roulait comme s'il allait rentrer à la maison le lendemain. Pour ma part,
j'ai couru comme j'aime le faire, je me suis fait plaisir, et je suis très
heureux d'avoir remporté la première étape et porté le maillot jaune. Tout ce
qui est pris n'est plus à prendre.»
Avant même le col de la Core, un groupe de poursuivants se
détacha (Gaudu, Colbrelli, Matthews, Aranburu, Skujins, Konrad, Bonnamour,
Rota, Wright, Cosnefroy et Périchon). Le peloton rendit les armes et eut le
temps de jeter un œil sur le point de vue exceptionnel sur les vallées de Bethmale et du Haut Salat. Lieu de mémoire, ce col
ariégeois est le point de départ de randonnées, par le «chemin de la
liberté», utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale pour fuir l’occupation
allemande et par des aviateurs anglais et américains qui cherchaient à
rejoindre leur pays.
Il nous fallut attendre le
col de Portet-d’Aspet – où mourut Fabio Casartelli en 1995 – pour assister à
une bataille dans la détrempe des reflets mécaniques, tandis que le peloton
maillot jaune, pointé à plus de quatorze minutes, se désintéressait du sort de
la victoire. Parti en solitaire, l’Autrichien Patrick Konrad (Bora)
dévora toute la montée, pris en chasse par Gaudu et Colbrelli, lancés dans une
courte mais vaine opération de survie, tous deux rejoints dans la descente à
tombeau ouvert par Matthews, Skujins, Périchon, Aranburu, Baketlants, Rota et
Bonnamour. Résistant à tout, au vent et à la côte d’Aspret-Sarrat, le champion
d’Autriche, 29 ans, qui termina septième du Giro en 2018 et huitième en 2020, décrocha
un premier triomphe de prestige dans les rues de Saint-Gaudens, tout à-côté de
l’ancien circuit automobile de Comminges. Pour l’anecdote, signalons que les
onze cadors du classement général se détachèrent dans la dernière bosse, façon
neutralisation.
Les mains dans le vague, battu par les bourrasques et les
yeux encore tournés vers l’horizon, le chronicoeur cligna des yeux. Juste un léger
éblouissement mélancolique, en attendant le prochain surplomb vacillant.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 13 juillet 2021.]