États-Unis. Retour vers le futur. Depuis plusieurs semaines, quelques démographes attentifs nous mettaient en alerte et nous annonçaient la probabilité d’une information que nous n’imaginions pas possible. Mais voilà. C’est fait. L’espérance de vie des États-Uniens a officiellement régressé. Vous avez bien lu. Si l’on en croit le très sérieux Centre national des statistiques de santé du pays, en 2008, la durée de vie moyenne était de 77,8 ans, soit 1,2 mois de moins qu’en 2007… Aussi incroyable que cela puisse paraître, notre étonnement à la vue de ces statistiques stupéfiantes n’est en rien partagé par les spécialistes qui nous annoncent pour bientôt d’autres surprises de ce genre. Alors, est-ce conjoncturel ou non? «Probable», répond-on outre-Atlantique, puisque cette augmentation inquiétante ne serait due qu’à l’accroissement de la mortalité chez les plus de 85 ans, phénomène déjà constaté dans les années quatre-vingt-dix, mais si prononcé cette fois qu’il inverse la tendance générale. Les responsables de la santé publique s’interrogent néanmoins sur les motifs de cette régression historique. Progression d’Alzheimer, des pneumonies, des grippes, des problèmes rénaux et sanguins, etc. : les effets de la crise sociale sont évidemment passés par là, plongeant dans la grande misère des centaines de milliers de familles dénuées de protection santé ou mal protégées. Mais notons que cet événement rarissime depuis les années quarante est cette fois d’autant plus étonnant qu’il frappe majoritairement les Blancs : en effet, l’espérance de vie des Noirs continue de progresser, même si elle reste en moyenne inférieure de huit ans… Sans tirer de conclusion hâtive, rappelons que le démographe et historien Emmanuel Todd avait prédit la décomposition de la «sphère soviétique», dès 1976, dans la Chute finale (Robert Laffont), en s’appuyant notamment sur les statistiques de l’espérance de vie. Serez-vous étonnés d’apprendre, très prochainement, que cette même espérance de vie (dont on nous a tant rebattu les oreilles au moment du débat sur l’avenir de nos retraites) est en recul dans les quartiers populaires de nos grandes villes françaises ?
Rêves. Les masques de l’éphémère épousent donc toutes les formes. Puisque la solitude n’a pas son pareil pour rendre les choses vaines, il nous faut chercher, non sans difficulté depuis que la vie sociale de nos quartiers s’est déshumanisée, les ultimes lieux de dernières grandes aventures de disputes encore acceptables – la philosophie, l’exploration, la politique, la littérature – qui, jadis, prêtaient à controverse dans tous les bars populaires. Où est aujourd’hui la «terra incognita», la vraie, celle qui faisait voyager en-dedans de nous jusqu’aux nobles utopies de progrès et de lointains, en nous embarquant dans la connaissance radieuse et audacieuse – à peu près situé entre l’idéal mallarméen et la ligne de fuite valéryenne, pour que toujours survienne la vérité houleuse d’un jour de mer. L’aventure. Les idées. Et les actes. Rien à voir, n’est-ce pas, avec ces «terres inconnues» scénarisées pour prime-time et plateau-télé, émotions par procuration, une pilule et au lit… Quel est désormais notre roman intime, notre roman collectif ? Dans cet ici-et-maintenant s’évapore confusément le magistère des chantres de la Raison, qui, sur les bancs de la République, nous enseignaient le goût de l’avenir et du risque. Exit le savoir cumulatif, récitatif, dialectique, historique ? Exit, la transmission critique par le texte et son commentaire ? Exit, nos mythiques histoires, l’Égypte, la Grèce, Rome, qui cheminaient vers le temps et nous en posant leurs pierres sur l’échafaudage de notre propre construction ? Exit l’Idée française de République universelle ? Las sont les continuateurs, les transmetteurs, les initiateurs. Faute de moyens, de confiance, de considération. Relégués au rang d’accompagnateurs d’une époque où flaire la flamme de la déréalisation. Victimes du sous-venir ?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 décembre 2010.]
(A plus tard...)