jeudi 28 juillet 2022

L’indécence des puissants

Les Français galèrent, mais, dans le même temps, les grandes entreprises du CAC 40 ont déboursé en dividendes 174 milliards d’euros à leurs actionnaires.

Les profits monte, la colère aussi… Il y a des moments dans la vie politique où nous nous demandons ce qu’il faudrait convoquer pour en finir avec l’indécence des puissants. Le « bon sens » ? Un peu de « justice » ? Et pourquoi pas la « morale », tant que nous y sommes ? Alors que, dans les foyers, les fins de mois difficiles voire impossibles rendent si rude la vie quotidienne, le gouvernement, aux abois et contraint à quelques compromissions avec LR et le RN, se félicite à cor et à cri du second volet de mesures sur le pouvoir d’achat adoptées à l’Assemblée… et conclut par un vote contre le sort des retraités. Tout un symbole. Pas de revalorisation des prestations ou pensions au niveau de l’inflation. Et refus catégorique de taxer les superprofits.

« Taxer » s’avère d’ailleurs un verbe assez impropre. Parlons plutôt d’imposition. Cela empêchera au moins Bruno Le Maire de déclarer : « Une taxe n’a jamais amélioré la vie de nos compatriotes. » Propos absurdes, mais passons. Reste une réa­lité : les Français galèrent, mais, dans le même temps, les grandes entreprises du CAC 40 ont déboursé en dividendes 174 milliards d’euros à leurs actionnaires. Les patrons de TotalEnergies, Engie, LVMH ou Carrefour vont bien, merci pour eux ! Ils sont sortis renforcés de la pandémie, ils bénéficient de la guerre en Ukraine et du « choc énergétique ». Bref, en toute impunité capitalistique, ils profitent de toutes les crises sans se soucier de la solidarité nationale. Ils ont même eu le toupet d’appeler les citoyens à « réduire leur consommation d’énergie », à commencer par celui de Total, qui a augmenté son propre salaire de 52 % en 2021, passant à 5,9 millions d’euros annuels. Jeudi, la compagnie a annoncé avoir plus que doublé son bénéfice net au deuxième trimestre, à 5,7 milliards, soit 17,7 milliards sur le seul premier semestre 2022. Sachant que le groupe n’aurait pas payé d’impôts sur les sociétés en France, ni en 2019, ni en 2020. Une honte.

L’imposition des superprofits figurait dans le contre-projet présenté par la Nupes, sous la forme d’une taxe exceptionnelle de 25 % sur les dividendes des sociétés pétrolières et gazières, des sociétés de transport maritime et des concessionnaires d’autoroutes qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à un milliard d’euros. Voilà l’une des réponses à l’urgence sociale absolue. Pas la révolution. Juste le début d’une nouvelle répartition des richesses… 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 29 juillet 2022.]

dimanche 24 juillet 2022

Vingegaard, dépositaire d’un nouveau cyclisme

À 25 ans, le Danois remporte sa première Grande Boucle, après trois semaines d’ultradomination collective de son équipe, la Jumbo-Visma. Un «cyclisme total» qui ne laisse rien au hasard.

«Les grands mythes naissent des rites, quand ils ne les suscitent pas.» Antoine Blondin avait raison, car, dans sa folie légendaire, le Tour de France nous envoie des signaux aux empreintes chères au cœur des hommes. Telle la mer toujours recommencée, il nous procure un sentiment assez confortable d’éternité. Ces «traces» de la grande Histoire tisseuses de souvenirs viennent de pénétrer l’âme d’un coureur de 25 ans, un Danois discret et plutôt renfermé, comme si l’un des rôles primordiaux de l’épreuve plus que centenaire était de remettre les pendules à l’heure en affirmant un «moment», une «époque» qui dévoile tout du coureur en question et de son environnement. Jonas Vingegaard, prononcez «Vinguegow», qu’on voyait encore en 2017 travailler dans une usine de poissons vêtu d’un long tablier bleu, n’est pas qu’un champion d’exception. Il est d’abord et avant tout le dépositaire d’un cyclisme ultraprofessionnel poussé à l’extrême et usiné par une équipe hors norme et tout-terrain, la Jumbo-Visma.

Le chronicœur, pour sa 33e Grande Boucle, a écrit à plusieurs reprises cette année que l’épopée, qui fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, venait d’enfoncer les frontières d’une toute nouvelle dimension à la fois fascinante et inquiétante. Celle d’un exercice de résistance soumis à l’intensité sélective absolue, du kilomètre zéro à la ligne d’arrivée, chaque jour recommencé. Un tourbillon frénétique qui justifie, pour une part, l’état exsangue du peloton après tant de batailles surdimensionnées et de luttes cadencées à un rythme infernal. Preuve, la vitesse moyenne de l’épreuve est la plus élevée de tous les temps, au-delà des 42 km/h cette année. Une forme de «cyclisme total» auquel il convient de sacrifier, sous peine de jouer les seconds rôles, ou pire, de se retrouver exclu de cette danse macabre aux prouesses physiques permanentes. Vingegaard lui-même, dans la blancheur de la voix, le racontait mieux que quiconque, samedi soir, après le triomphe de sa formation dans le chrono de Rocamadour et la victoire de Wout Van Aert: «Je suis fier de l’équipe, de la manière dont on a bossé, tous mes équipiers ont été extraordinaires. Nous sommes venus avec des objectifs forts, mais gagner six étapes, le maillot jaune, le maillot vert, et même le maillot à pois, je pense qu’on n’aurait pas pu rêver mieux.»

Derrière la fadeur mécanique des mots préparés comme autant d’«éléments de langage» par la pléthore des «conseillers en communication» qui pullulent dans les grandes équipes désormais, se cache l’essentiel. Dans le prolongement des performances «extraordinaires» des Jumbo, Vingegaard évoque le verbe «rêver». L’un des ferments du Tour, qui ne se vit réellement qu’en mode onirique pour peu qu’on accorde encore de l’importance au romantisme mû par la souffrance séculaire des Géants. Prenons conscience du changement. Même le jeune «prodige» de 23 ans Tadej Pogacar, perdant magnifique et toujours sur la brèche afin d’honorer les «plaisirs» insouciants de la course «à l’ancienne», nous parut dépassé par les événements et la puissance collective des Jumbo. Qui eût cru cette réalité possible trois semaines en arrière, alors que, d’évidence, et en grande partie grâce au Slovène, nous avons vécu l’un des plus beaux Tours depuis des lustres?

Le chronicœur, qui en a vu d’autres, s’enthousiasma à juste titre et assume les boursouflures de style enfantées par un Tour particulier. Mais jamais il ne chassa de son esprit, en pleine conscience, les fantômes du passé-présent. Ils ont d’ailleurs resurgi, samedi, lors de la traditionnelle conférence de presse terminale. Interrogé sur les rumeurs de dopage, Wout Van Aert déclara sèchement: «Je n’ai même pas envie de répondre, c’est une question de merde.» Et Jonas Vingegaard y alla de son couplet: «Nous sommes tous propres dans l’équipe, je peux vous le garantir. Pourquoi sommes-nous si bons dans ce Tour? Grâce à notre préparation. On fait des stages en altitude, on fait tout ce qu’on peut niveau matériel, alimentation, entraînement. Je pense que nous sommes les meilleurs dans ces secteurs.» Puisque, à l’ère moderne, les seuls « positifs » basculent côté Covid, il faudrait donc évacuer le spectre du dopage ultrasophistiqué et bioscientifique, et tout expliquer par les nouvelles façons de courir qui accentuent à outrance les performances. Les meilleures équipes ont imposé ces logiques infernales ; les autres devront s’y conformer, faute d’entériner un «cyclisme à deux vitesses» d’un genre inédit.

Une chose s’impose à tous, Jonas Vingegaard n’a pas laissé passer son Tour. Peut-être se représentera-t-il, l’an prochain, et nous le verrons de nouveau pleurer comme un gamin, dépassé par la sidération de l’exploit. Alors que les femmes venaient de prendre le relais sur les Champs-Élysées et écrivaient – enfin! – les premières pages d’un récit original pour le cyclisme mondial, le chronicœur eut une pensée pour David Gaudu (4e) et tous les Héros de Juillet, qui ont bien porté leur nom lors de cette 109e édition d’efforts monumentaux et de suspense inouï. L’ami Gérard Mordillat écrivit un jour (1): «Faire le Tour de France, c’est faire un geste révolutionnaire. C’est lancer sur les routes les fils de paysans et d’ouvriers, mettre l’Histoire en marche sur un grand braquet.» Et il ajoutait: «Des Forçats de la route aux damnés de la terre, il n’y a qu’un pas, qu’un col à franchir, qu’une ligne à couper pour tout révolutionner.» Les grands mythes ne meurent jamais.

(1) C’est mon Tour, éditions Eden (2003).

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2022]

samedi 23 juillet 2022

Victoire totale des Jumbo

Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), victoire de Wout Van Aert devant son équipier chez Jumbo, le maillot jaune Jonas Vingegaard. Le Danois remportera son premier Tour, ce dimanche sur les Champs-Elysées. 

Sur la route du Tour.

Et nous distinguâmes assez clairement que le couperet des dernières souffrances brutales déclencherait sa lame impitoyable. A la veille du retour à Paris et du défilé tardif mais coutumier sur les Champs-Elysées, les 139 rescapés devaient donc honorer une formalité non moins habituelle du dernier samedi du Tour : le contre-la-montre, disputé cette fois entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), sur un format anormalement long dans le cyclisme « moderne » et un profil roulant et peu casse-pattes avantageant plutôt les hommes forts (Van Aert), les spécialistes du genre (Ganna, Küng) et les puissants de la troisième semaine (Vingegaard, Pogacar, Thomas), ceux pour lesquels l’art féérique se nichait bien derrière la métronomie musculeuse et robotisée. Chacun savait depuis les explications pyrénéennes que l’exercice en solitaire, cette année, ne réservait aucun suspens quant à l’issue de cette édition que Jonas Vingegaard a plié depuis sa prise de pouvoir sur les hauteurs assassines du Granon, le 13 juillet, avant d’enfoncer le clou magistralement à Hautacam, ce jeudi. De même, les premières places du classement général semblaient figées et même David Gaudu, quatrième, n’avait pas grand-chose à craindre de son poursuivant immédiat Naïro Quintana.

Le chronicoeur se rappela que la Grande Boucle, machine à distordre le temps et fille visiteuse de l’art roman et gothique, des pierres et des monts, s’élabore dans un espace nomade par lequel l’humanité se réclame aussi par sa topographie luxuriante ancrée dans la mémoire. L’arrivée à Rocamadour se prêta bien à cette grande Histoire plus que centenaire. Toujours une question de croyance, en quelque sorte. Car ici, au Moyen âge, la cité flanquée sur une falaise de la vallée de l’Alzou, attirait en nombre les pèlerins venant implorer la Vierge noire, qui, selon la légende, accomplit des miracles et veille sur les reliques de Saint-Amadour. Les quinqua et sexagénaires se souviendront que le village connut bien plus tard la notoriété auprès d’un nouveau public à la sortie du tube de Gérard Blanchard et son amour « parti avec le loup dans les grottes de Rock Amadour », célébrant d’un refrain impossible à oublier les escarpements monumentaux nichés dans la roche.

Sous un soleil encore généreux et une chaleur post-caniculaire, nous vîmes la fébrilité chez les uns, la tranquillité chez d’autres, la puissance ultime pour ceux qui cherchaient à s’illustrer. Nous attendions un éventuel coup d’éclat du Belge Wout Van Aert, l’un des principaux ordonnateurs de cette 109e édition. Et pourquoi pas le supplément d’âme – pour ne pas dire l’éclat d’un orgueil en folie – de Tadej Pogacar, le perdant magnifique. Longtemps, puisqu’il partit fort tôt, l’Italien Finippo Ganna (Ineos), double champion du monde sur route de la spécialité, fut l’homme-référence de ce chrono (48’41’’). Il fallut ainsi patienter toute l’après-midi, en échafaudant mille scénarios, pour que l’intérêt de la concurrence prenne corps. Entre-temps, certains eurent des airs de porte-manteau figés dans la douleur, d’autres, plus massivement charpentés, possédaient un dos si droit dans l’arrondi de l’effort que leurs muscles rhomboïdes ressemblaient à une armure propice à toutes secousses inconsidérées.

Au vrai, nous sentions la fatigue collective pesée sur les corps meurtris. Depuis plusieurs jours, nous savions le peloton exsangue, après tant de batailles et de luttes menées à un rythme infernal. D’ores et déjà, nous connaissions l’une des données essentielles de 2022 : la vitesse moyenne de l’épreuve sera la plus élevée de son histoire, au-delà des 42 km/h cette année. De deux choses l’une, soit le spectre du dopage ultrasophistiqué et bio-scientifique sévit de manière sournoise – hypothèse crédible –, soit les nouvelles façons de courir, sans parler de l’amélioration constante du matériel et des routes, accentuent les performances. A moins que les deux explications ne se chevauchent, pour une bonne part. En l’espèce, le Code mondial antidopage restant désespérément muet faute de preuves – les seuls « positifs » basculent côté Covid désormais –, admettons également les nouvelles manières professionnelles ne laissent plus rien au hasard. Les cyclistes deviennent au présent la préfiguration d’un monde futur que nous redoutons. Des êtres expérimentaux de laboratoire, poussés à l’extrême et toujours sur le qui-vive, jamais « en repos ». Les meilleures équipes ont imposé ces logiques infernales, les autres devront s’y habituer… sauf à entériner le fameux « cyclisme à deux vitesses ». Nous n’avons pas fini d’en parler, n’est-ce pas ?

Nous essayâmes de chasser ces pensées de nos cerveaux torturés et de nous concentrer sur le chrono, exercice particulier pour lequel, d’ailleurs, toutes les formations majeures du World Tour se préparent minutieusement (Jumbo, UAE, Trek, Bora, Quick-Step, Alpha Vinyl, etc.). Toutes possèdent dans leur encadrement des « spécialistes » de cette préparation spécifique, des « directeurs de la performance » et des « entraîneurs » dévolus, avec des préparations en amont, des exercices high-tch et des plans adaptés à chaque coureur. La science à tous les étages. Preuve, chez les Jumbo, qui ont tant et tant dynamité la course. Nous regardâmes Wout van Aert, scrutâmes sa carrure, cette ondulation qui partait des reins où se perdaient les chocs, l’axe arrondi tout en puissance dans sa station couché à écraser les pédales, et nous comprîmes ce que signifiaient vraiment ces mots mystérieux pour tout néophyte, « le vélo prolonge le corps », ou, désignant le mouvement inverse, « il l’a incorporé ». Le couteau-suisse Van Aert se mua en ce monstre-à-tout-faire avéré et reconnu. Il devint même le « Super Combatif du Tour 2022 », élu à l'unanimité du jury…

Il était 17h03 quand le maillot vert coupa la ligne et alluma la lumière magique du « meilleur temps », en 47’59’’. Dès lors, nous dûmes patienter et suivre les performances des « cadors » du général pour avoir une idée précise de la situation. Et nous ne fûmes pas au bout de nos surprises. Dans la première partie, le trio Thomas-Pogacar-Vingegaard partit vite, grosso modo dans les temps de Van Aert, puis, à mi-course, tout s’éclaira quelque peu. Thomas et Pogacar perdirent des secondes sur le Belge… mais Vingegaard, grisé par son paletot jaune, commença à tutoyer son équipier et, surtout, éloigna le Britannique et le Slovène. Dans une position quasi couchée sur sa machine, le Danois déroula une pédalée véloce, pleine d’enthousiasme et d’envie. L’énergie développée était visible, évidente, comme si tout coulait de source depuis la simple volonté d’en découdre. Nous vîmes un patron en action, ni plus ni moins, qui répondait par le physique et la psychologie réunies.

Jusqu’à un certain point : dans la descente vers Rocamadour, le maillot jaune manqua de peu la chute dans un virage pris trop large. Un sérieux rappel à l’ordre. Sur la ligne, Thomas échoua à 32 secondes de Van Aert, tout comme Pogacar, qui en rendit 27 au Belge. L’essentiel fut ailleurs. Jonas Vingegaard, après sa grosse frayeur, assura ses arrières et déboula en roue libre sous le portique final, avec un passif de 19 secondes sur son équipier Van Aert. Les Jumbo finirent premier et deuxième. Victoire totale en forme d’absolutisme.

Le mythe du Tour, qui a périodiquement besoin d’incarnations nouvelles, venait de s’abattre sur Jonas Vingegaard, vainqueur de l’épreuve. Un bloc de joie étourdissait son visage en dedans, qu’il soulevait à peine avant de le laisser rayonner entre ses tempes finement veinées. Il chiala tel un gamin gâté, comblé, exténué. Sans doute ne put-il s’empêcher de penser à ce poids, central et magnétique, qui attirait maintenant une vague de sentiments fabuleux sur sa tête et son esprit. Le chronicoeur eut alors une conviction définitive. L’épopée de Juillet était jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, elle est entrée dans une autre dimension, celle d’un exercice de résistance soumis à l’intensité sélective absolue, une forme de « cyclisme total » auquel il faut sacrifier. Le Danois de chez Jumbo en est devenu l’un des principaux dépositaires.

Classement général : 1. Vingegaard. 2. Pogacar à 3’34’’. 3. Thomas à 8’13’’. 4. Gaudu à 13’56’’. 5. Vlasov à 16’37’’. 6. Quintana à 17’24’’. 7. Bardet à 19’02’’.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 23 juillet 2022.]

vendredi 22 juillet 2022

Et Christophe Laporte sortit du Lot

Dans la dix-neuvième étape, entre Castelnau-Magnoac et Cahors (188,3 km), victoire du Français Christophe Laporte (Jumbo), première victoire cette année dun tricolore.

Cahors (Lot), envoyé spécial.

Il fallut au chronicoeur beaucoup d’imagination, et de filiations historiques dues à la trajectoire référencée du rendez-vous de Juillet, pour redescendre des cimes pyrénéennes en cherchant motivation et inspiration sportive, au lendemain d’une épopée de légende et le sacre annoncé du Danois Jonas Vingegaard – au terme d’un « cyclisme total » une nouvelle fois en extension. Après les heures dantesques de la haute montagne, ainsi vogua le Tour, par un vendredi chafouin, entre Castelnau-Magnoac et Cahors, lors d’une remontée assez prononcée vers le nord. Même le climat modifia sa trajectoire, oscillant entre bruine et ciel si gris que nous nous crûmes brutalement projetés dans des frimas pré-automnaux. Brutale transition post-caniculaire. Mais pas le temps de mollir, comme le suggérait jadis Antoine Blondin : « Le Tour de France, c'est la fête et les jambes. Une épreuve de surface qui plonge ses racines dans les grandes profondeurs. Il arpente la géographie mais sa propre histoire le porte. »

Il restait 139 rescapés au départ de cette étape a priori taillée pour les sprinteurs, sachant que l’Espagnol Enric Mas, alors 11e au classement général, avait au matin quitté le peloton après un test positif au Covid-19, ce qui portait à seize le nombre de coureurs qui durent abandonner en raison du coronavirus. Ils partirent à pleine vitesse de Castelnau-Magnoac (Hautes-Pyrénées), le village natal du demi de mêlée et capitaine du XV de France, Antoine Dupont, et léchappée de cinq courageux (Honoré, Mohoric, Politt, Van der Hoorn et Simmons) fut rapidement « validée » par le gros de la troupe, qui mûrissait déjà son scénario : maintenir « lélastique », sans quil ne casse. Preuve, jamais nos éclaireurs ne prirent plus de deux minutes davance, autant dire pas de quoi imaginer un destin de vainqueur à Cahors même si la course fut une nouvelle fois interrompue, puis neutralisée quelques minutes, par des militants « climat » de Dernière rénovation.

Pour notre part, nous repensions encore aux propos du grand vaincu de cette 109e édition, Tadej Pogacar, qui admit jeudi soir la supériorité du Danois comme de son équipe vers Hautacam : « Jumbo-Visma a fait un travail parfait sur ce Tour de France, déclara-t-il. Je leur tire mon chapeau. Et aujourd'hui, le meilleur a gagné, Jonas était plus fort que moi. » Et il ajouta, grand seigneur : « Je ne pouvais pas avoir une plus belle manière de perdre le Tour de France. J'ai tout donné, en pensant au classement général, et je pourrai quitter la course sans regrets. J'ai commencé à attaquer au maximum dans l'avant-dernière ascension (Spandelles), je pensais qu'il me restait encore des forces pour la dernière montée. J'ai voulu attaquer dans la descente mais je suis allé un peu trop loin et je suis tombé. Cette chute m'a coûté de l'énergie. J'ai essayé de suivre les Jumbo-Visma jusqu'au bout, mais ils étaient trop forts. Je n'ai que du respect pour Jonas Vingegaard et je pense qu'on se respecte mutuellement. »

Quant à Jonas Vingegaard, avec cette curieuse impression de créer un style sous l’égide de la domination passive, il revint lui aussi sur sa performance dans l’ultime col de ce Tour : « Dans la dernière montée, on m'a dit à l'oreillette que Tadej était au point de rupture. C'est à ce moment-là que Wout (van Aert) a tout donné et lâché Tadej. J'ai alors vraiment pris confiance pour la victoire d'étape. A ce stade-là, j'étais moi aussi à la limite. Mais quand nous avons creusé un écart, ensuite ça a été beaucoup mieux. » Et il précisa : « Après le col du Granon, c'est un nouvel exemple qui montre la force de l'équipe. Le meilleur coureur du monde, Wout van Aert, m'aide à gagner le Tour, il a ses propres ambitions pour le maillot vert, elles ne sont pas incompatibles avec le maillot jaune. » Lhommage à Van Aert parut de bonne politique, au sein dune formation qui vise la gagne depuis toujours et par tous les moyens sur tous les terrains et tous les tableaux. Le « couteau-suisse » Van Aert expliqua ainsi son comportement dattaquant perpétuel : « Jai besoin davoir un espoir de remporter des étapes et je pense que je suis plus fort pour aider léquipe avec cette possibilité plutôt que dêtre un simple équipier pendant trois semaines. Cela me permet de mieux aider les autres. » Sil ny prend garde, lannée prochaine, il visera tous les maillots distinctif sauf celui du « meilleur jeune », bien sûr, eu égard à ses 27 ans

Nous en étions là, au cœur dun après-midi moutonné de nuages de plomb, quand, à plus de 120 bornes du but, très loin de léchéance donc, nos échappés furent déjà en vue du peloton avant quils ne reprennent un peu de champ à la faveur dun temps mort, à lexception de Politt, qui se releva. Nos Forçats venaient de traverser la petite ville de Fleurance, elle-aussi haut-lieu du cyclisme puisquelle accueillit la Grande Boucle à sept reprises entre 1973 et 1983, dont deux fois pour le prologue de la course, léquivalent du Grand Départ, en 1977 (Dietrich Thurau) et en 1979 (Gerrie Knetemann). En apercevant aux avant-postes David Gaudu, entouré de ses équipiers de la FDJ-Groupama (dont lépatant Valentin Madouas), nous pensâmes à son admirable troisième semaine. Encore performant vers Hautacam, le leader désigné (à la place de Thibaut Pinot) était en passe de terminer quatrième au général, la meilleure performance d'un Français depuis 2017. Si le grimpeur breton ne remplira l'ambitieux objectif initial, celui d'accrocher une place sur le podium (Géraint Thomas possède trop davance), il aura réussi son Tour grâce à des prestations de haute volée dans les Pyrénées derrière l'infernal duo Vingegaard-Pogacar, courant intelligemment et refusant de suivre les deux meilleurs lorsqu'ils mettaient le turbo, pour gérer sa course à son rythme et mieux revenir sur la fin des cols. « J'aurais signé pour une quatrième place au début du Tour, certains font la fine bouche, mais on ne se rend pas compte de l'intensité de l'effort pour faire quatrième, je suis fier de cette place, dautant que le niveau ne cesse daugmenter », insista-t-il jeudi soir.

Mais revenons à nos tribulations du jour, alors que la course traversait le Gers et le Tarn-et-Garonne, en passant par la bastide médiévale de Lauzerte avant d'entrer dans le Lot par le village de Montcuq-en-Quercy-Blanc. Profitant de deux petites difficultés (4e cat.), Simmons sisola par lavant. En vain, évidemment. Il fut avalé à trente kilomètre de larrivée, laissant le long ballet des équipes de sprinteurs prendre le relais, bien quelles durent gérer plusieurs attaques en mode baroudeurs, particulièrement celle de Wright, Stuyven et Gougeard, sur les légers toboggans topographiques du final. Les Alpecin, Quick-Step, Total, BikeExchange, Lotto ou Treck bataillèrent à la dure jusquà la résolution de léquation in extremis, dans lultime kilomètre. Nous eûmes bien un sorte de sprint plusieurs étant passés par la fenêtre adjugé en faux plat sur une pente de 5-6 %, près des rives du Lot. Et qui sortit du lot ? Non pas le maillot vert Van Aert, qui relâcha son effort, mais son équipier Christophe Laporte, qui profita dune désorganisation monumentale. Le Français sextirpa et préserva une courte avance sur Philipsen et Dainese. Triomphe total des Jumbo (5e victoire détape). Et une première pour un Tricolore cette année, à quarante-huit heures de Paris.

Ce samedi, pour la première fois depuis des lustres, le contre-la-montre de 40,7 kilomètres dans le Lot n’aura qu’un intérêt relatif, puisque le podium comme les places « d’honneur » semblent figés. Le profil reliera Lacapelle-Marival à Rocamadour, l'un des grands sites touristiques de la région qui marque aussi une halte sur le chemin des pélerins de Saint-Jacques-de-Compostelle. « En soi, le parcours n'est pas extrêmement difficile. Il est plutôt roulant, les routes sont assez sinueuses et techniques », estime le directeur de course Thierry Gouvenou. Tout comme Lacapelle-Marival, Rocamadour accueillera lépreuve pour la première fois de son histoire. Là encore, il conviendra de convoquer beaucoup de valeurs suprêmes pour vibrer avant les Champs-Elysées, et se dire, malgré tout, que nos Géants de la Route participent jusquau bout à « une fable unique où les impostures traditionnelles se mêlent à des formes d’intérêt positif », comme l’écrivait Roland Barthes.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 22 juillet 2022.]

jeudi 21 juillet 2022

Vingegaard résiste… et achève Pogacar

Dans la dix-huitième étape, entre Lourdes et Hautacam (143,2 km), victoire au sommet et en solitaire du maillot jaune danois, Jonas Vingegaard (Jumbo). Tadej Pogacar a tout tenté, mais il concède plus d’une minute dans la dernière ascension.

Hautacam (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

« L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne. » A la manière de René Char, le chronicoeur scruta les cimes pyrénéennes en se rappelant que l’art toujours expérimental du Tour restait une étrangeté. L’ultime étape en haute montagne se profilait, entre Lourdes et Hautacam, et nous espérions que la « cyclisme total » de cette édition nous absorbe dans sa tautologie panoptique des valeurs du sol et de l’enracinement. Trois monstrueuses ascensions étaient programmées, sur parcours très bref (143,2 km) en forme de quasi-boucle. D'abord l'Aubisque (1709 m), l'un des grands classiques. Puis, le col de Spandelles, inédit. Et enfin Hautacam, niché à 1520 mètres d'altitude.

En quittant Lourdes, à quelques encablures de la Grotte des apparitions, nous eûmes une pensée émue pour Gino « Le Pieux » Bartali, vainqueur ici-même, en 1948, pour la première venue de la Grande Boucle dans le troisième site mondial du pèlerinage de l’Eglise catholique. Les 140 rescapés portaient bien leur nom et dès le kilomètre 0, pétri d’une foi énorme trempée dans l’eau bénite, le diable Wout van Aert secoua le peloton et contraignit toute la troupe à un effort miraculeux pour constituer la « bonne échappée ». L’objectif stratégique des Jumbo constituait à placer des équipiers de Jonas Vingegaard en tête, afin de l’épauler quand la course prendrait de la hauteur. Eparpillés la veille vers Peyragudes, les lieutenants du maillot jaune l’avaient laissé seul assumer son statut. Pogacar avait reconnu la solidité du Danois : « Il a montré qu’il était très fort et qu’il ne va pas craquer facilement... »

Nous en étions là, au cœur d’une après-midi torride, et nos héros de Juillet aussi colorés que des icônes façon street art en finissaient avec les plaines dévalés à une vitesse folle, avant d’attaquer les trois monstres, dont l’enchaînement brutal s’annonçait dantesque. En vérité, nous tutoyâmes l’une des étapes reines de l’édition. Le deux Seigneurs s’étriperaient-ils, condamnant leurs disciples à un rôle de simples suiveurs ? Il fallut attendre plus d’une heure pour que trente-quatre fuyards parviennent, enfin, à s’isoler (parmi lesquels deux Jumbo, Van Aert et Benoot, avec Uran, Martinez, , Cosnefroy, Sénéchal, Pinot, Lutsenko, etc.). Mais les bougres se trouvaient si près des terrifiantes pentes, et avec si peu d’avance, qu’on ne donna pas cher de leur sort. Preuve, certains portèrent vite leurs croix, lorsque le long monologue avec les escalades débuta dans les lacets mythiques de l’Aubisque (HC, 16,4 km à 7,1%). Arrimés aux forces telluriques d’une montagne elle-aussi sacrée pour tous cyclistes aspirant à la célébration légendaire, nous guettâmes si un éventuel roman chevaleresque se mettait en place par ses noblesses fantasmées.

Gérant l’action de souffrance et d’endurance, le peloton en sévère rétractation, mené par les Jumbo et les UAE, laissa filer les éclaireurs, et même un groupe de contre-attaquants. L’irrémédiable écrémage prit forme par l’arrière. Les positions se figèrent par une sorte d’escamotage de l’Aubisque, puis nous découvrîmes le col de Spandelles (1re cat., 10,3 km à 8,3%), le petit dernier de la bande des pics pyrénéens. Cette ancienne route communale, récemment requalifiée, demeure un sentier irrégulier, sauvage et étroit niché dans un décor magistral, avec des passages raides et d’autres moins ardus. Comme la veille, Brandon McNulty imprima un train d’enfer pour Pogacar. Et à six kilomètres du sommet, soit 39 avant l’arrivée, le Slovène plaça une première banderille en férocité, emmenant dans sa roue Vingegaard, flanqué de Sepp Kuss. Puis une deuxième, une troisième, une quatrième, une cinquième. Nous y vîmes l’énergie de l’espoir, de l’orgueil. Du combat absolu, à la vie à la mort. Exit Quintana, Bardet, Gaudu… et tous les autres. Dans la descente, Pogacar prit tous les risques et harcela son adversaire. Vingegaard manqua de peu la culbute, mais ce fut le Slovène qui glissa et se retrouva dans le bas-côté – sans trop de dommage, quoique tout râpé à la cuisse. En trompe-la-mort, nous vécûmes l’un de ces moments de tension extrême qui coupa le souffle, mais nous offrit une belle poignée de mains.

Dans Hautacam, Vingegaard retrouva l’aide précieuse de Kuss. Dès lors, nous sentîmes Pogacar sur la réserve. A l’avant, après avoir largué Pinot, Van Aert et Martinez s’étripèrent. En vain. Le mano a mano reconstitué avala les derniers échappés dans l’ultime ascension de ce Tour, sauf le maillot vert, qui prit le relais de Kuss – stratégie parfaite des Jumbo. Plus loin, Geraint Thomas préservait sa troisième place au général, et David Gaudu sauvait les meubles en distançant Naïro Quintana.

Il était 17h26 à l’horloge de l’Histoire, à 4,3 kilomètres du but, quand le Tour bascula définitivement. Van Aert remit le turbo, Pogacar fut décramponné… et le maillot jaune s’envola vers sa deuxième victoire d’étape, en solitaire, assommant définitivement le Slovène. Le spectacle bascula dans le grandiose. Pogacar concéda près d’une minute et en franchissant la ligne un bloc de marbre alourdissait son visage en dedans. Rendons-lui grâce : « à l’ancienne », le double vainqueur avait martelé la course chaque jour, jusqu’à ce qu’elle soit saturée de symboles anarchiques. Mais tout là-haut, ce que nous aperçûmes dans les yeux de Vingegaard avait une valeur peut-être supérieure. La sidération de l’exploit s’installait dans la vie du Danois... En écrivant ces mots gorgés d’émotion, le chronicoeur lâcha un léger sanglot. C’en était fini des histoires fabulées, des enluminures et des heures d’anthologie.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2022.]

mercredi 20 juillet 2022

Pogacar le Pyrénéen, Vingegaard le patron

Dans la dix-septième étape, entre Saint-Gaudens et Peyragudes (129,7 km), victoire au sommet du Slovène Tadej Pogacar (UAE). Jonas Vingegaard, toujours maillot jaune, n’a jamais été mis en difficulté. Ils ont terminé, seuls, roue dans roue.

Saint-Gaudens (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

Réintroduit dans un univers assez grandiose de stress et d’intensité propre à ce « cyclisme total » s’affranchissant de tous les codes, le Tour en son suspens retrouvé nous accorde du conte que le récit tente de tisser, avec son pouls particulier, ses personnages marqués, ses rebondissements et ses songes mythifiés en cours de validation. Une sorte de roman que chacun se forge dans un à-venir accessible à ses pensées. La suite de la traversée des Pyrénées transportèrent nos Forçats dans un espace-temps souverain, avançant muets à mesure qu’ils cheminaient vers les crêtes ourlées de teintes roses. Sous un ciel bas ensuqué de lourdeurs post-caniculaires, de maudits présages s’amoncelaient dans cette haute montagne ensauvagée, entre Saint-Gaudens et Peyragudes, sur un profil d’une extrême brièveté (129,7 km) qui annonçait du rythme comme un fil tendu.

Nos pantins magnifiques s’agitèrent donc à l’horizon d’un monde incertain où roulaient des idées noires, avec au menu l’un des programmes les plus terrifiants que nous puissions imaginer. Après une cinquantaine de kilomètres de plaine, durant lesquels une baston fit rage pour constituer l’échappée,  les ascensions et les descentes s’enchaînèrent sans répit : Aspin (1re cat., 12 km à 6,5%), la Hourquette d'Ancizan (2e cat., 8,2 km à 5,1%), le col de Val Louron-Azet (1re cat., 10,7 km à 6,8%), propice aux attaques sur une pente rugueuse. Et enfin l'ascension finale, à Peyragudes (1re cat., 8 km à 7,8%), sachant que cette escalade effrayante se concluait, à 1580 mètres, par une rampe encore plus sévère (16%), là où Romain Bardet se montra le plus fort, en 2017.

Nous pensâmes à Tadej Pogacar, qui s’épuise jour après jour à harceler Jonas Vingegaard, d’autant que sa troupe UAE se trouvait encore plus diminué. Après la perte de Marc Soler la veille (hors-délais), ce fut au tour de Rafal Majka, précieux lieutenant dans les cols, d’abandonner ce mercredi, victime d'une blessure musculaire. Conclusion : le Slovène, dauphin du maillot jaune danois, ne comptait plus que trois coéquipiers dont un seul grimpeur, Brandon McNulty. Nous nous dîmes que gagner le Tour « tout seul » était toujours possible, du déjà-vu… mais pas aux époques du vélo « moderne ». Pogacar promettait toutefois d’ « y retourner », à la filoche. Et quand un journaliste lui demanda, mardi soir, s’il pensait que Vingegaard souffrait suite à ses coups de boutoir répétés, le double vainqueur prit quelques secondes avant de répondre : « Ouais… Peut-être. » Le leader répondait pour sa part : « Ma forme ? Je n'ai pas l'impression de régresser. »

Avec ce parcours au format atypique, qui avait surtout valeur de cadeau empoisonné, nous eûmes à peine le loisir de nous alanguir que, déjà, le phrasé des escaladeurs se raffermit dès Aspin. Tandis que le chronicoeur eut une pensée pour Eugène Christophe, la confiance des uns et les peurs des autres s’effrangèrent en déraison. Quelque chose dans l’air nous fit ressentir comme une pesanteur alarmante. Comme prévu, à mi-pente, Pogacar se retrouva isolé, seul McNulty l’accompagnait. Par contraste, quatre équipiers entouraient le maillot jaune, dont Van Aert, protecteur-en-chef. Jusqu’où tiendrait le déséquilibre ? A l’avant, Pinot et Lutsenko s’isolèrent, Bardet-le-revanchard rejoignit un groupe de contre-attaquants (parmi lesquels Simmons, Theuns, Uran, Geschke, Ciccone, Van Baarle). Le peloton mena petit train. A l’amorce de La Hourquette, l’un des équipiers de Pogacar revint de nulle part, Mikkel Bjerg, et imprima soudain un tempo si soutenu qu’il donna l’impression d’entamer un raid éperdu, à la limite de l’acceptable. Début de grandes manœuvres ? Confirmation, à l’assaut du col de Val Louron-Azet. Le même Bjerg se crama jambes et poumons, puis McNulty prit le relais et déroula à son tour comme un mort de faim. Van Aert explosa. Et tout se disloqua sous le joug des deux UAE. Exit Yates, Gaudu, Quintana, Meintjes, Pidcock, Lutsenko... puis Thomas et Kuss, qui laissa Vingegaard à son sort. Festin monumental. D’autant que les derniers échappés furent avalés façon cannibalisme.

Désormais, par conviction anticonformiste, chacun crut fort aisément ce qu’il craignait et ce qu’il désirait. Dans la montée finale du col de Val Louron-Azet, McNulty, héroïque, acheva son travail de sape. A un détail près : la flamme rouge était déjà dépassée depuis longtemps. A aucun moment Pogacar ne tenta quoi que ce soit pour agresser Vingegaard, plus souverain que jamais. Il n’y eut pas de mano a mano magistral, juste un sprint de duettiste, entre cadors, accouché dans la sauvagerie de l’effort terminal. Le pyrénéiste le plus véloce fut le Slovène Tadej Pogacar, vainqueur de sa troisième étape. Nous eûmes néanmoins la conviction qu’il apposait un geste mineur en libérant les entrailles d’une œuvre incomplète. Le Danois, lui, en inventant la métronomie d’altitude en sérénité et en maîtrise, venait de délocaliser les lieux des preuves légendaires, chassant les subalternes. Thomas céda 1’44’’, Bardet 2’07’’ et Gaudu 3’27’’.

Sur la ligne, le chronicoeur contempla ces deux étranges seigneurs, asphyxiés par l’effort. Il fallut convenir que le Tour, lorsqu’il visite ces montagnes cruels tels des fils putatifs, continuait de nous troubler parce qu’il nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain peuplé d’hommes capables de l’honorer. Depuis le Granon, les deux minutes d’écarts entre les deux Géants demeurent figées. Tout s’achèvera, peut-être, en récits de colporteurs, en contes miraculaires.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2022.]

mardi 19 juillet 2022

Mystique des premiers cols pyrénéens

Dans la seizième étape, entre Carcassonne et Foix (178,5 km), victoire sous la fournaise du Québécois Hugo Houle (ISR). Pogacar a attaqué Vingegaard, en vain. Bardet a craqué.

Foix (Ariège), envoyé spécial.

Le chronicoeur sait depuis toujours que le Tour reste une sorte de mystique monothéiste presque déifiée, sinon religieuse par ses pratiques et ses disciples. Dans cette guerre de « mainmise » que se livrent Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard, sorte de « Münzer contre Luther » revisité dans le seul but de poser une main souveraine et durable, l’art du récit effeuillé prit une nouvelle saveur avec l’entrée dans les Pyrénées, théâtre annuel de tous les horizons imaginables. Entre Carcassonne et Foix, de nouveau sous la fournaise, après deux petites côtes dans la première heure propices aux baroudeurs, le parcours se fortifia à partir de la vallée de Vicdessos surplombée par le dôme du Montcalm, le premier « 3.000 mètres » de la chaîne en partant de la Méditerranée. Une topographie sublime et plutôt imaginative qui offrait, en ce premier des trois jours à tournicoter chez la déesse Pyrène, un temple du feu rehaussé d’une vague caniculaire.

Dès le départ des 148 rescapés, un énorme groupe se constitua avant d’éclater en plusieurs morceaux, desquels un éclaireur français parvint à s’extraire, Alexis Gougeard. Nous comprîmes l’entreprise suicidaire, même si, à l’arrière, le peloton des favoris ne se mêla pas de cette bagarre secondaire. Confirmation par les faits. A 124 kilomètres du but, le rouleur tricolore leva le pied et se laissa reprendre par les 28 contre-attaquants (parmi lesquels Van Aert, Vlasov, Powless, Madouas, Teuns, Gallopin, Houle, Martinez, Woods, Geschke, Izagirre, Bouet, Gilbert, etc.). Le groupe initialement en tête se reforma en totalité, comptant alors plus de huit minutes d’avance. A cet instant, nous n’avions les regards tournés que vers l’éventuel début de bataille entre les cadors. Pensez-donc, avec le franchissement de deux cols majeurs telle une fenêtre entr’ouverte sur les Pyrénées, nous nous installâmes dans le stress des questionnements mû d’un réveil d’expérience. Qu’en seraient-ils de nos rêves une fois confrontés à la réalité ? Le vertige de la nature particulière du spectacle qui se déroulait sous nos yeux, d’une candeur rafraîchissante, expliquait comme l’énoncé de toutes les vicissitudes de la psyché humaine.

La veille, lors du repos à Carcassonne, Tadej Pogacar se montrait par exemple si revanchard en diable qu’il annonçait non une éventuelle tactique de course à venir, mais bel et bien la guerre totale : « Dans chaque bosse, j’attaquerai. Je vais tout donner. De près comme de loin, je vais tout essayer. Je ne veux avoir aucun regret. » Nous repensâmes à la formation du maillot jaune qui perdit, dimanche, Steven Kruijswijk (chute) et Primoz Roglic (blessé). Egalité parfaite entre les Jumbo et les UAE désormais, six de chaque côté. Ainsi voulions-nous tout savoir des uns et des autres, quand soudain, après une longue traversée sud-ouest vers l’Ariège, les pourcentages s’accentuèrent entre les mélèzes. Enfin débuta leur long monologue avec la dureté, par le Port de Lers (1re cat., 9,3 km à 7%). En retour de quoi, la nature environnante, les pentes et les cimes, se déterminaient dans et par la reconnaissance de ce qui constituait le Tour cette année : un lieu métaphysique. Et une petite réconciliation avec l’esprit. Le temps d’un égarement, et nous nous prîmes à espérer que les manières désinhibées de Pogacar, et de Vingegaard, dans une moindre mesure, permettraient aux foules, comme dans le Granon, de se réincarner dans la figure du Forçat, plus humain que robot, souffrant et courageux, redonnant parfois du sacré au sacré et propageant une utopie populaire d’anticonformisme.

Dans le Port de Lers, l’apoplexie survint. Premier écrémage partout, tant et tant, qu’aucun résumé ne serait fiable. A l’arrière, à deux bornes du sommet, Pogacar attaqua, une fois, puis deux fois, contraignant un Vingegaard mis sous tension à réagir, y compris dès le début de la descente. Elégiaque partie de manivelle. Puis ils entamèrent le terrifiant Mur de Péguère (9,3 km à 7,9%) et lorsque les vélos se cabrèrent, nous crûmes – un peu trop sans doute – aux envoûtements d’altitude. En cause, l’anormalité topographique de l’endroit. Si la première partie de l'ascension s’avéra très peu sélectives (5-6%), l'escalade vertigineuse de Péguère, quand la route emprunta le col des Caougnous, dura près de quatre kilomètres. La signification même d’un « mur » prit tout son sens : 12% de moyenne, avec des séquences à 18% ! Dès lors nous guettâmes le duel… qui, étrangement, n’arriva pas. Emmené par Rafal Majka, jusqu’à un bris de chaîne fatal pour ce dernier, Pogacar resta sagement dans la roue de Vingegaard, emmené par Seep Kuss à un train fou. Question sans réponse : pourquoi le Slovène ne réitéra-t-il pas ses tentatives de harcèlement ? Plus loin, Romain Bardet galéra, perdit contact définitivement et encaissa un débours de plus de 3’30’’. Fin d’espoir de podium. Quant à Gaudu et Thomas, ils revinrent dans la longue descente à tombeau ouvert de 27 kilomètres, souvent en faux-plat.

Parmi les premiers de cordée disséminés, le Québécois Hugo Houle (ISR), 31 ans, préserva sa courte avance acquise tout en-haut de Péguère, et empocha tout en-bas une victoire prestigieuse à Foix. Le chronicoeur songea aussitôt que la suite des Pyrénées devrait hâter sa désorientation. Deux arrivées par-delà les sommets, ce mercredi à Peyragudes, et jeudi à Hautacam. Déjà, nous entr’aperçûmes la nécessité de la contemplation mystique qu’aucun serment funeste ne parvient à anéantir.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2022.]

dimanche 17 juillet 2022

Coup de chaud en terres jaurésiennes

Dans la quinzième étape, entre Rodez et Carcassonne (202,5 km), victoire sous la fournaise du Belge Jasper Philipsen (Alpecin). Le Tour est passé près de Bessoulet, où se trouve la maison familiale de Jean Jaurès.

Carcassonne (Aude), envoyé spécial.

Ecrivant à l’infini sa marche dans l’illimité, le grand sablier du Tour se rappela à nous, égrenant cette fascinante distorsion du temps qui dicte le tempo de ce monde en réduction et exige démesure des hommes qui l’honorent. Entre Rodez et Carcassonne (202,5 km), dans une descente plein sud vers la canicule, nous prîmes conscience, à la veille d’un nouveau repos, que l’épreuve entrait déjà dans la ligne droite. Ils n’étaient plus que 154 rescapés à prendre le départ, l’un des grands leaders de la course manquant à l’appel. Au matin, le Slovène Primoz Roglic annonça son abandon (1). Acteur altruiste de la déroute de Tadej Pogacar vers le Granon, le capitaine des Jumbo, 32 ans, ne s’était jamais vraiment remis de sa lourde chute sur les pavés du Nord. Mû depuis en équipier de luxe de Jonas Vingegaard, il expliqua: «J'arrête là pour permettre à mes blessures de guérir. Je suis fier de ma participation et j'ai confiance en mon équipe pour concrétiser nos ambitions.» La malédiction du Tour le pourchasse donc. Battu par Pogacar la veille de Paris en 2020, lors du chrono mémorable de la Planche des Belles Filles, rappelons qu’une maudite culbute, l'an passé dès la troisième étape en Bretagne, l’avait contraint à renoncer une semaine plus tard. Sans doute le retrouvera-t-on sur la Vuelta, où il visera une quatrième victoire de rang.

Nous en étions là, quand nous entrâmes dans la fournaise infernale d’un après-midi peu ordinaire, alors qu’une bataille venait de se nouer pour la formation de la «bonne échappée», constituée par l’ineffable Van Aert, Politt et Honoré. Sur un parcours plus accidenté qu’il n’y paraissait, longeant par exemple le site surélevé d'Ambialet (3e cat.), où le Tarn décrit une magistrale boucle (km 64). Nous avions pointé depuis longtemps sur le «livre de route» la traversée de Villefranche-d’Albigeois (km 74), où la municipalité déploya une banderole: «Le Tour de France dans la Patrie de Jaurès.» Le chronicoeur se laissa guider par son émotion d’archiviste vivant à la passion historique, repensant à ses virées dans la maison familiale de Bessoulet, pour les besoins d’un roman et pour y sentir la présence du grand homme et fondateur de l’Humanité.

Identique à ce qu’elle était il y a plus de cent ans, aussi blanche qu’un trait de lumière sous le soleil de plomb, l’antre mythique de Bessoulet appartient depuis les années cinquante aux collectivités territoriales de Carmaux et de Saint-Benoît. Ce fut ici que le célèbre tribun, entre une réunion au siège de l’Huma ou une intervention à l’Assemblée Nationale, préparait et déclamait ses discours en longeant l’allée des châtaigniers, depuis disparus, en lisière du parc. Lieu préservé mais peu connu du grand public, les édiles ont décidé de déposer un dossier pour obtenir le label maison des Illustres. Le Peuple du Tour, présent en masse à quelques centaines de mètres à peine, resta en marge de la propriété, jadis adulée par le fils cadet de Jean Jaurès, le petit Louis, «Loulou», mort au front en juin 1918 à l’âge de 19 ans. Le chronicoeur pensa à la valeur allégorique du moment, définie par les ruines vivantes d’un monde pourtant révolu. Un peu comme avec les Tours ancestraux. L’imparable mélancolie de l’irréparable.

Quand l’avant-garde du peloton sorti de Villefranche-d’Albigeois, Politt et Honoré se trouvaient orphelins de Wout van Aert, qui s’était finalement relevé suite aux consignes de son directeur sportif. Au cœur du Tarn et de l’Aude, le thermomètre s’affola et afficha des températures extrêmes: 37 degrés, puis 38, 40… ce qui signifia que l’asphalte des routes, à certains endroits, dépassa les 60 degrés. Un risque majeur pour les organismes qui, en cas de déficits hydriques, pouvaient s’effondrer lorsque le «coup de chaud» provoque des frissons et accélère anormalement le pouls. D’où la mise en place de stratagèmes: poche de glace, gilets réfrigérants, et bien sûr des litres d’eau, jusqu’à douze, afin d’éviter une déshydratation entraînant une perte de 20% des capacités physiques. Sans parler de la surchauffe des corps qui, si elle dépasse les 40 degrés, peut provoquer la mort en plein effort…

Il n’y eut aucun drame caniculaire. Sauf la chute et l’abandon du Hollandais Steven Kruijswijk, encore un Jumbo. Nous vîmes aussi le maillot jaune toucher le bitume, sans conséquence, autre que psychologique… Par la suite, les premiers évadés (Politt et Honoré) furent avalés, de même que deux nouveaux prétendants, Gougeard puis Benjamin Thomas, esseulé et tout proche de l’exploit, qui secoua un peloton asséché jusqu’au 500 mètres. Et le sprint non massif (exit Ewan, Jakobsen), au pied des remparts, revint au Belge Jasper Philipsen, 24 ans (Alpecin).

Le chronicoeur respira bien fort, le souffle déjà porté vers l’horizon déchiré des Pyrénées. Une phrase de Vingegaard fut frappante, samedi soir: «Pogacar? Il va peut-être même m'attaquer pendant la journée de repos!» Le Danois s’attend au harcèlement permanent, lui qui découvre à la fois la gloire et le poids du paletot jaune. La marche dans l’illimité du Tour a toujours un coût.

(1) Deux positifs au Covid ont dû renoncer: l'Australien Simon Clarke et le Danois Magnus Cort Nielsen, vainqueurs respectivement à Arenberg et Megève. 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2022.]

samedi 16 juillet 2022

« A l’ancienne », Pogacar tente de secouer Vingegaard

Dans la quatorzième étape, entre Saint-Etienne et les hauteurs de Mende (192,5 km), victoire de l’Australien Michael Matthews (BEX). Le début et la fin d’étape furent animés par Tadej Pogacar, qui a attaqué Jonas Vingegaard, en vain. Ils ont fini roue dans roue.

Sur la route du Tour.

Et encore plein les yeux. Dans sa générosité régénératrice, le Tour en merveilles nous octroya dès le début de l’étape un vrai supplément d’âme que les suiveurs, seuls, visitent en topographie de l’intérieur. Par l’usufruit du tracé, de villages en départements, de bourgs en balcons, de rivières en contreforts, nous découvrîmes ce que la France de juillet offre de meilleur, même pour jour dit «de transition» mais plus piégeux qu’il n’y paraissait. Entre Saint-Etienne et Mende (192,5 km), au fil d’une longue redescente plein sud, la géographie romantisée et entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve, transforma les éléments et les terrains en chemins accidentés propices à toutes les folies.

Nous en eûmes une preuve éclatante, après seulement dix kilomètres avalés à un rythme de furieux sous une chaleur suffocante, tandis que la «bonne échappée» tentait de se constituer. Le chronicoeur humait son café du midi, l’air distrait, l’après-midi n’avait même pas débuté, quand tout s’électrisa au point qu’il fallut convoquer immédiatement toute notre attention. Dès la première difficulté, la côte de Saint-Just-Malmont (3e cat.), Tadej Pogacar plaça une banderille signifiante pour tenter d’isoler – si tôt ! – le maillot jaune de certains de ses équipiers. Le peloton se disloqua avant de se retrouver en lambeaux disséminés dans la pente. Moment de panique étonnant chez les Jumbo de Jonas Vingegaard, qui dût lui-même contrer pour coller à la roue du double tenant du titre, plus revanchard que jamais. Une seconde fois, le Slovène ralluma la mèche, attaqua brutalement comme pour sonder les entrailles du terrain et surtout désorganiser les Jumbo. Une image traduisit parfaitement la passe d’arme en cours: Vingegaard, heureusement épaulé par Wout van Aert, chercha du regard ses autres grognards : exit Roglic, Benoot, Kuss... Nous nous pinçâmes très fort pour y croire, en nous disant que tout pouvait basculer sur ce champ de bataille, mais que cela ne durerait sûrement pas. Le maillot jaune vécut ainsi un premier moment de tensions extrême. Il restait 180 kilomètres au compteur… Nous n’oubliâmes pas que, le matin au village-départ, Pogacar confessait: «Je me sens bien, je procède étape par étape. Laissons la course se disputer, il y aura peut-être une surprise. Ce ne sera pas forcément aujourd'hui mais il reste du temps.»

Tout s’enchaîna en mode assez épique. Le temps se dilata. A l’arrière, le groupe Roglic dans lequel figuraient également Yates et Lutsenko (2 des 11 premiers au général) jouait de l’élastique. Dans la deuxième côte, celle de Châtaignier (3e cat.), Vingegaard répondit à Pogacar en accélérant sévèrement. Il prit une quarantaine de mètres. A la pédale, le Slovène recolla. Halte au feu ! Tout se calma quand un énorme groupe de vingt-trois courageux se détacha finalement (parmi lesquels Powless, Sanchez, Pinot, Kamna, Mollema, Uran, Kung, Geschke, Martinez, Fuglsang, Bettiol, Woods, Bonnamour, Matthews, Cosnefroy). Et quand la route présenta un profil plus vallonné, traversant les plateaux de la Haute-Loire exposés au vent, tout rentra dans l’ordre. Un ordre que nous imaginâmes assez précaire, après cette entame «à l’ancienne» plutôt mémorable. Pogacar venait de «tester» la tranquillité affichée du Danois, de le bousculer jusqu’à la peur, de lui mettre une pression de dingue. Sans nul doute recommencerait-il.

Dans ce moment de pause, le chronicoeur pensa encore à Roland Barthes, qui aurait apprécié les circonstances. «La dynamique du Tour se présente évidemment comme une bataille, écrivait-il, mais l’affrontement y étant particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs.» Dès lors, le décor nous toucha d’émotion, territoires saisis dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, à la rencontre toujours émouvante de ce Peuple des bords de route – citadins déracinés des congés payés, ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Ce samedi eut ainsi, en pleins et en déliés, cette connotation d’apprentissage oublié du pays, avec son côté pèlerinage en recherche de quelque chose qui nous dépasse.

Dans son art feuilletonesque, le Tour imposa donc un décor, mais aussi un contexte et des histoires sacrées dont on fait mémoire. La belle histoire du jour, rare à mentionner par son ampleur, tenait en un chiffre: vingt-trois fuyards. Et en une vérité: le vainqueur à Mende serait à chercher parmi eux. Action et audace récompensées! Nous le sûmes à cent kilomètres de l’arrivée, quand les échappés comptèrent près de dix minutes d’avance sur un peloton redevenu sage entre Yssingeaux et Le Puy-en-Velay, puis jusqu’aux côtes de Grandrieu (3e cat.) et de la Fage (3e cat.), placée à trente bornes du but.

A l’avant, comme prévu, les échappés s’écharpèrent à tour de rôle dans les bosses des magnificences désertiques des hauts plateaux de la Lozère. Et nous nous demandâmes qui de Thibaut Pinot, Benoît Cosnefroy ou Franck Bonnamour pourrait lever les bras de la victoire et offrir le premier triomphe tricolore de cette 109e édition. Avant l'aérodrome de Mende-Brenoux, où la ligne d'arrivée est traditionnellement installée, il fallut grimper la fameuse côte de la Croix-Neuve, appelée «montée Laurent Jalabert», courte mais pentue (3 km à 10,2%) qui menait aux 1500 derniers mètres, en légère descente puis sur le plat de la piste. L'étape, difficile avec 3.400 mètres de dénivelé positif, renvoyait en effet au 14 juillet 1995, quand Jaja avait triomphé sur un trajet reliant déjà Saint-Etienne à Mende. C’était un autre temps, celui de la «splendeur» ONCE des années EPO.

Après un écrémage en règle dans les pourcentages les plus terrifiants, l’Italien Alberto Bettiol (EFE) et l’Australien Michael Matthews (BEX) se livrèrent un duel d’anthologie, ce dernier finissant par écoeurer son concurrent. A 31 ans, il vient quérir une victoire de prestige, devant Bettiol et Pinot, relégué à 34 secondes. Mais la bagarre était attendue, surtout, entre les cadors, qui se présentèrent dans la rampe treize minutes plus tard. Le peloton maillot jaune ne comptait alors qu’une vingtaine de membre. Une terrifiante sélection s’opéra dès le bas, Bardet, Thomas, Quintana, Yates et Gaudu craquèrent quelque peu. Et Pogacar plaça une attaque franche et massive, suivi comme son ombre par Vingegaard. Ils s’isolèrent des autres, seuls au monde, dans leur mano a mano désormais régulier. Le Slovène accéléra de nouveau, dans un dodelinement phénoménal. Nous crûmes qu’il allait s’envoler, rien ne se produisit: le maillot jaune suça la roue de son dauphin, ne lâcha rien jusqu’à la ligne. Dans cette façon virtuose d’effleurer le chaos sans y sombrer, le Danois afficha une solidité impressionnante. Pogacar, grand seigneur, avait de nouveau tout tenté pour l’éprouver. En vain. Pour l’instant.

Allez savoir pourquoi, en écrivant ces mots gorgés d’un soupçon de regret, le chronicoeur se sentit obsédé par les histoires fabulées répertoriées par les archivistes. Nous voulûmes préserver le chant des cigales, les odeurs de genets, les sillons bordés de haut talus herbeux et les sentes pavées qui s’enfoncent étroites et profondes dans la terre des collines. Enfin, nous eûmes une ultime pensée: vivement les Pyrénées.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 16 juillet 2022.]

vendredi 15 juillet 2022

Pedersen encore vert à Saint-Etienne

Dans la treizième étape, entre Le Bourg d’Oisans et Saint-Etienne (192,6 km), victoire du Danois Mads Pedersen (Trek), 26 ans. L’échappée du jour est allée au bout. Aucun changement au général.

Sur la route du Tour.

Depuis la vallée de la Romanche aux escarpements rocheux, dévalée à belle allure dès le kilomètres zéro afin de former la «bonne échappée», quelques spectateurs de cordées iséroises contemplèrent le serpentin multicolore s’éloigner des Alpes pour virer plein ouest. Sortir de la très haute montagne eut une saveur particulière et le chronicoeur, déjà orphelin des jours oniriques (avant les Pyrénées, mardi prochain), se rappela malgré tout que le Tour, dans sa folie onomastique, réservait aux 158 rescapés une nouvelle visitation à la Roland Barthes, lequel confirmait dans ses Mythologies que cette épreuve unique au monde «pratique communément une énergétique des esprits» et qu’elle était «à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps». Par une chaleur caniculaire, le retour dans la plaine, au grand bonheur des sprinteurs, se déroula sans Warren Barguil (Arkea-Samsic), testé positif au Covid-19, sixième coureur à quitter la course pour cette raison depuis le départ au Danemark. Victime d’une lourde chute la veille, dans la descente du col du Télégraphe, il souffrait de la hanche et de l’épaule mais avait annoncé qu’il serait «bien au départ». La loterie du virus en décida autrement. A neuf jours de Paris, le « pile ou face » du peloton, chaque matin recommencé, n’a pas encore livré tous ses mystères…

Entre Le Bourg d’Oisans et Saint-Etienne (192,6 km), le profil évitait la plupart des reliefs, sauf trois côtes mineures, à l'exception notable du col de Parménie, un obstacle classé en deuxième catégorie (5,1 km à 6,6%), tremplin idéal pour baroudeurs mais placé à plus de 110 kilomètres du but. Rien à voir avec l’arrivée dans la ville «verte», en 2019, quand le peloton avait suivi les chemins des croix et de souffrances installées sur les différents sommets de la Loire. Ce jour-là, Julian Alaphilippe avait récupéré le paletot jaune après quelques attaques mémorables en compagnie de Thibaut Pinot et du Belge Thomas De Geindt.

Au cœur de l’après-midi, les échappés voguaient enfin, ils étaient sept (Jorgenson, Houle, Kung, Wright, Simmons, Ganna et Pedersen), et nous crûmes un instant que les équipes de rouleurs avaient lâché l’affaire. La suite nous prouva que non. Chaque chose en son temps. Profitant de la torpeur (jusqu’à 38 degrés), nous repensâmes ce que nous vécûmes durant deux journées en enfer, entre le Granon décisif le mercredi, et l’Alpe d’Huez instructive le lendemain. La défaillance – sans doute passagère – du Slovène Tadej Pogacar nous parut si extraordinaire et inattendue qu’il fallait encore se pincer pour y croire, au terme d’un scénario dantesque qui restera dans annales de l’épreuve. Le harcèlement des Jumbo et la puissance de finisseur du Danois Jonas Vingegaard renversèrent magistralement le Tour, et partant, beaucoup pensèrent, peut-être prématurément, que la suite des événements en seraient la reproduction à l’identique. Sauf que, dans l’Alpe, le double tenant du titre confirma ses intentions: à l’abordage, quoi qu’il en coûte.

Nous vîmes ainsi Pogacar secouer le maillot jaune à deux reprises dans les vingt-et-un lacets, confirmation que son «jour sans» était bien derrière lui. A un détail près : le Slovène, qui compte plus de deux minutes de retard au général, eut un avant-goût du défit qui l’attendait pour décramponner le nouveau leader. Car Vingegaard ne céda rien, pas le moindre mètre. Sauf coup de Trafalgar d’ici les cols pyrénéens, Pogacar connaît l’ampleur de la tâche pour inverser la tendance. Il faudra une dinguerie absolue, préméditée et réussie, pas seulement deux arrivées au sommet (Peyragudes et Hautacam) et l’ultime contre-la-montre de quarante bornes (Rocamadour). Pour mémoire, Pogacar n’avait grappillé que d’infimes secondes à Vingegaard jusque-là: 8 dans le chrono de Copenhague, 13 sur les pavés à Arenberg. La différence totale de 39 secondes entre les deux hommes, avant que le Danois ne l’écartèle à 2’22’’ dans le Granon, ne fut constituée que par la récolte de bonifications, à Longwy, à La Planche des Belles-Filles et à Lausanne. Pogacar confessa: «Lorsque j’ai essayé d’attaquer dans l’Alpe, Jonas n’a jamais contre-attaqué, cela m’aurait permis de répondre à mon tour. Mais il m’a simplement suivi, et je n’étais pas assez fort pour le lâcher.»

De quoi réfléchir sur les capacités de Vingegaard cette année. Sa gestion de ses débuts en jaune, jeudi, s’avéra même un modèle du genre. Au point de raconter, en conférence de presse, qu’il échangea quelques mots avec Pogacar, juste après la première attaque de ce dernier: «On s’est parlé, j’ai juste vu qu’il me souriait et je lui ai souri en retour, c’est tout. J’ai beaucoup de respect pour lui, je pense que c’est réciproque. Tadej est déjà l’un des meilleurs coureurs de tous les temps, comment ne pas le respecter?» Et il ajouta: «Il était très fort aujourd’hui. Mais mois aussi.» Paroles de nouveau patron du peloton, non?

Mais revenons à la course, sachant que le chronicoeur ne mentira pas. Difficile de s’enthousiasmer après la visitation des cimes, d’autant que le scénario sur ce parcours transitoire semblait écrit par procuration. Signalons que l’un des favoris du jour, le sprinteur Caleb Ewan, chuta à 72 kilomètres de Saint-Etienne, alors même que son équipe Lotto menait la chasse derrière les échappés. Engagé dans une folle chasse pour revenir, l'Australien de 28 ans (vainqueur de 5 étapes en 2019 et 2020) renonça finalement à toute velléité, loin du peloton, ce qui chamboula l’agencement de la bagarre finale. Pour mémoire, l'an passé, le sprinteur de poche (1,67 m) avait dû abandonner à cause d'une chute dès le troisième jour. Et cette saison, il chuta également dans la première semaine du Giro, qu'il quitta sans le moindre bouquet.

Débarrassés des Lotto, les six fuyards rescapés (exit Simmons) prirent un peu de marge, lorsque les BikeExchange de Matthews et Froenewegen, à trente-cinq bornes de la ligne, relancèrent la bataille. Elle fut éprouvante d’abord, évidente ensuite. Les évadés s’entendirent à merveille et gagnèrent par KO. Dans les rue de la ville du Forez, après un emballage tout en puissance à trois (exit Jorgenson, Kung et Ganna), le Danois Mads Pedersen (Trek), 26 ans, remporta sa première victoire de prestige et se joua aisément de Houle et Wright. Sur ce Tour, un Danois en cache toujours un autre…

Le chronicoeur, toujours en Vert et contre tous – ceux qui ne comprennent pas la passion du «chaudron», malgré la relégation –, jeta un œil amouraché sur le mythique stade Geoffroy-Guichard aux souvenirs brûlants. Puis il découvrit, six minutes plus tard, le visage souriant du maillot franchir la ligne tranquillement, avec le gros de la troupe. Pas de doute. Jonas Vingegaard affichait désormais un bloc de sérénité, digne d’une vie éveillée de réussite et de tempérament assumé au-delà de l’ordinaire. Habituons-nous.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 15 juillet 2022.]