Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Lacapelle-Marival
et Rocamadour (40,7 km), victoire de Wout Van Aert devant son équipier chez
Jumbo, le maillot jaune Jonas Vingegaard. Le Danois remportera son premier
Tour, ce dimanche sur les Champs-Elysées.
Sur la route du Tour.
Et nous distinguâmes
assez clairement que le couperet des dernières souffrances brutales déclencherait
sa lame impitoyable. A la veille du retour à Paris et du défilé tardif mais coutumier
sur les Champs-Elysées, les 139 rescapés devaient donc honorer une formalité
non moins habituelle du dernier samedi du Tour : le contre-la-montre,
disputé cette fois entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), sur un
format anormalement long dans le cyclisme « moderne » et un profil roulant et
peu casse-pattes avantageant plutôt les hommes forts (Van Aert), les
spécialistes du genre (Ganna, Küng) et les puissants de la troisième semaine
(Vingegaard, Pogacar, Thomas), ceux pour lesquels l’art féérique se nichait bien
derrière la métronomie musculeuse et robotisée. Chacun savait depuis les
explications pyrénéennes que l’exercice en solitaire, cette année, ne réservait
aucun suspens quant à l’issue de cette édition que Jonas Vingegaard a plié
depuis sa prise de pouvoir sur les hauteurs assassines du Granon, le 13 juillet,
avant d’enfoncer le clou magistralement à Hautacam, ce jeudi. De même, les premières
places du classement général semblaient figées et même David Gaudu, quatrième,
n’avait pas grand-chose à craindre de son poursuivant immédiat Naïro Quintana.
Le chronicoeur se rappela que la Grande Boucle, machine à
distordre le temps et fille visiteuse de l’art roman et gothique, des pierres
et des monts, s’élabore dans un espace nomade par lequel l’humanité se réclame
aussi par sa topographie luxuriante ancrée dans la mémoire. L’arrivée à
Rocamadour se prêta bien à cette grande Histoire plus que centenaire. Toujours
une question de croyance, en quelque sorte. Car ici, au Moyen âge, la cité flanquée sur une falaise de la vallée de l’Alzou, attirait
en nombre les pèlerins venant implorer la Vierge noire, qui, selon la légende,
accomplit des miracles et veille sur les reliques de Saint-Amadour. Les quinqua
et sexagénaires se souviendront que le village connut bien plus tard la
notoriété auprès d’un nouveau public à la sortie du tube de Gérard Blanchard et
son amour « parti avec le loup dans les grottes de Rock Amadour »,
célébrant d’un refrain impossible à oublier les escarpements monumentaux nichés
dans la roche.
Sous un soleil encore généreux et une chaleur post-caniculaire,
nous vîmes la fébrilité chez les uns, la tranquillité chez d’autres, la
puissance ultime pour ceux qui cherchaient à s’illustrer. Nous attendions un
éventuel coup d’éclat du Belge Wout Van Aert, l’un des principaux ordonnateurs
de cette 109e édition. Et pourquoi pas le supplément d’âme – pour ne pas dire l’éclat
d’un orgueil en folie – de Tadej Pogacar, le perdant magnifique. Longtemps,
puisqu’il partit fort tôt, l’Italien Finippo Ganna (Ineos), double champion du
monde sur route de la spécialité, fut l’homme-référence de ce chrono (48’41’’).
Il fallut ainsi patienter toute l’après-midi, en échafaudant mille scénarios, pour
que l’intérêt de la concurrence prenne corps. Entre-temps, certains eurent des airs de porte-manteau figés dans
la douleur, d’autres, plus massivement charpentés, possédaient un dos si droit
dans l’arrondi de l’effort que leurs muscles rhomboïdes ressemblaient à une
armure propice à toutes secousses inconsidérées.
Au vrai, nous sentions la fatigue collective pesée sur les
corps meurtris. Depuis plusieurs jours, nous savions le peloton exsangue, après
tant de batailles et de luttes menées à un rythme infernal. D’ores et déjà,
nous connaissions l’une des données essentielles de 2022 : la vitesse
moyenne de l’épreuve sera la plus élevée de son histoire, au-delà des 42 km/h
cette année. De deux choses l’une, soit le spectre du dopage ultrasophistiqué et
bio-scientifique sévit de manière sournoise – hypothèse crédible –, soit les
nouvelles façons de courir, sans parler de l’amélioration constante du matériel
et des routes, accentuent les performances. A moins que les deux explications
ne se chevauchent, pour une bonne part. En l’espèce, le Code mondial antidopage
restant désespérément muet faute de preuves – les seuls « positifs » basculent
côté Covid désormais –, admettons également les nouvelles manières
professionnelles ne laissent plus rien au hasard. Les cyclistes deviennent au
présent la préfiguration d’un monde futur que nous redoutons. Des êtres expérimentaux
de laboratoire, poussés à l’extrême et toujours sur le qui-vive, jamais « en
repos ». Les meilleures équipes ont imposé ces logiques infernales, les
autres devront s’y habituer… sauf à entériner le fameux « cyclisme à deux
vitesses ». Nous n’avons pas fini d’en parler, n’est-ce pas ?
Nous essayâmes de chasser ces pensées de nos cerveaux
torturés et de nous concentrer sur le chrono, exercice particulier pour lequel,
d’ailleurs, toutes les formations majeures du World Tour se préparent minutieusement
(Jumbo, UAE, Trek, Bora, Quick-Step, Alpha Vinyl, etc.). Toutes possèdent dans
leur encadrement des « spécialistes » de cette préparation
spécifique, des « directeurs de la performance » et des « entraîneurs »
dévolus, avec des préparations en amont, des exercices high-tch et des plans
adaptés à chaque coureur. La science à tous les étages. Preuve, chez les Jumbo,
qui ont tant et tant dynamité la course. Nous regardâmes Wout van Aert, scrutâmes sa carrure, cette ondulation qui partait des
reins où se perdaient les chocs, l’axe arrondi tout en puissance dans sa
station couché à écraser les pédales, et nous comprîmes ce que signifiaient
vraiment ces mots mystérieux pour tout néophyte, « le vélo prolonge le
corps », ou, désignant le mouvement inverse, « il l’a incorporé ».
Le couteau-suisse Van Aert se mua en ce monstre-à-tout-faire avéré et reconnu.
Il devint même le « Super Combatif du Tour 2022 », élu à l'unanimité
du jury…
Il était 17h03 quand
le maillot vert coupa la ligne et alluma la lumière magique du « meilleur
temps », en 47’59’’. Dès lors, nous dûmes patienter et suivre les
performances des « cadors » du général pour avoir une idée précise de
la situation. Et nous ne fûmes pas au bout de nos surprises. Dans la première
partie, le trio Thomas-Pogacar-Vingegaard partit vite, grosso modo dans les
temps de Van Aert, puis, à mi-course, tout s’éclaira quelque peu. Thomas et
Pogacar perdirent des secondes sur le Belge… mais Vingegaard, grisé par son
paletot jaune, commença à tutoyer son équipier et, surtout, éloigna le
Britannique et le Slovène. Dans une position quasi couchée sur sa machine, le
Danois déroula une pédalée véloce, pleine d’enthousiasme et d’envie. L’énergie développée
était visible, évidente, comme si tout coulait de source depuis la simple volonté
d’en découdre. Nous vîmes un patron en action, ni plus ni moins, qui répondait
par le physique et la psychologie réunies.
Jusqu’à un certain point : dans la descente vers
Rocamadour, le maillot jaune manqua de peu la chute dans un virage pris trop
large. Un sérieux rappel à l’ordre. Sur la ligne, Thomas échoua à 32 secondes
de Van Aert, tout comme Pogacar, qui en rendit 27 au Belge. L’essentiel fut
ailleurs. Jonas Vingegaard, après sa grosse frayeur, assura ses arrières et
déboula en roue libre sous le portique final, avec un passif de 19 secondes sur
son équipier Van Aert. Les Jumbo finirent premier et deuxième. Victoire totale
en forme d’absolutisme.
Le mythe du Tour, qui a périodiquement besoin d’incarnations
nouvelles, venait de s’abattre sur Jonas Vingegaard, vainqueur de l’épreuve. Un
bloc de joie étourdissait son visage en dedans, qu’il soulevait à peine avant
de le laisser rayonner entre ses tempes finement veinées. Il chiala tel un
gamin gâté, comblé, exténué. Sans doute ne put-il s’empêcher de penser à ce
poids, central et magnétique, qui attirait maintenant une vague de sentiments fabuleux
sur sa tête et son esprit. Le chronicoeur eut alors une conviction définitive. L’épopée
de Juillet était jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, elle est entrée
dans une autre dimension, celle d’un exercice de résistance soumis à l’intensité
sélective absolue, une forme de « cyclisme total » auquel il faut
sacrifier. Le Danois de chez Jumbo en est devenu l’un des principaux
dépositaires.
Classement général : 1. Vingegaard. 2. Pogacar à 3’34’’.
3. Thomas à 8’13’’. 4. Gaudu à 13’56’’. 5. Vlasov à 16’37’’. 6. Quintana à 17’24’’.
7. Bardet à 19’02’’.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 23 juillet 2022.]