jeudi 21 juillet 2022

Vingegaard résiste… et achève Pogacar

Dans la dix-huitième étape, entre Lourdes et Hautacam (143,2 km), victoire au sommet et en solitaire du maillot jaune danois, Jonas Vingegaard (Jumbo). Tadej Pogacar a tout tenté, mais il concède plus d’une minute dans la dernière ascension.

Hautacam (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

« L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne. » A la manière de René Char, le chronicoeur scruta les cimes pyrénéennes en se rappelant que l’art toujours expérimental du Tour restait une étrangeté. L’ultime étape en haute montagne se profilait, entre Lourdes et Hautacam, et nous espérions que la « cyclisme total » de cette édition nous absorbe dans sa tautologie panoptique des valeurs du sol et de l’enracinement. Trois monstrueuses ascensions étaient programmées, sur parcours très bref (143,2 km) en forme de quasi-boucle. D'abord l'Aubisque (1709 m), l'un des grands classiques. Puis, le col de Spandelles, inédit. Et enfin Hautacam, niché à 1520 mètres d'altitude.

En quittant Lourdes, à quelques encablures de la Grotte des apparitions, nous eûmes une pensée émue pour Gino « Le Pieux » Bartali, vainqueur ici-même, en 1948, pour la première venue de la Grande Boucle dans le troisième site mondial du pèlerinage de l’Eglise catholique. Les 140 rescapés portaient bien leur nom et dès le kilomètre 0, pétri d’une foi énorme trempée dans l’eau bénite, le diable Wout van Aert secoua le peloton et contraignit toute la troupe à un effort miraculeux pour constituer la « bonne échappée ». L’objectif stratégique des Jumbo constituait à placer des équipiers de Jonas Vingegaard en tête, afin de l’épauler quand la course prendrait de la hauteur. Eparpillés la veille vers Peyragudes, les lieutenants du maillot jaune l’avaient laissé seul assumer son statut. Pogacar avait reconnu la solidité du Danois : « Il a montré qu’il était très fort et qu’il ne va pas craquer facilement... »

Nous en étions là, au cœur d’une après-midi torride, et nos héros de Juillet aussi colorés que des icônes façon street art en finissaient avec les plaines dévalés à une vitesse folle, avant d’attaquer les trois monstres, dont l’enchaînement brutal s’annonçait dantesque. En vérité, nous tutoyâmes l’une des étapes reines de l’édition. Le deux Seigneurs s’étriperaient-ils, condamnant leurs disciples à un rôle de simples suiveurs ? Il fallut attendre plus d’une heure pour que trente-quatre fuyards parviennent, enfin, à s’isoler (parmi lesquels deux Jumbo, Van Aert et Benoot, avec Uran, Martinez, , Cosnefroy, Sénéchal, Pinot, Lutsenko, etc.). Mais les bougres se trouvaient si près des terrifiantes pentes, et avec si peu d’avance, qu’on ne donna pas cher de leur sort. Preuve, certains portèrent vite leurs croix, lorsque le long monologue avec les escalades débuta dans les lacets mythiques de l’Aubisque (HC, 16,4 km à 7,1%). Arrimés aux forces telluriques d’une montagne elle-aussi sacrée pour tous cyclistes aspirant à la célébration légendaire, nous guettâmes si un éventuel roman chevaleresque se mettait en place par ses noblesses fantasmées.

Gérant l’action de souffrance et d’endurance, le peloton en sévère rétractation, mené par les Jumbo et les UAE, laissa filer les éclaireurs, et même un groupe de contre-attaquants. L’irrémédiable écrémage prit forme par l’arrière. Les positions se figèrent par une sorte d’escamotage de l’Aubisque, puis nous découvrîmes le col de Spandelles (1re cat., 10,3 km à 8,3%), le petit dernier de la bande des pics pyrénéens. Cette ancienne route communale, récemment requalifiée, demeure un sentier irrégulier, sauvage et étroit niché dans un décor magistral, avec des passages raides et d’autres moins ardus. Comme la veille, Brandon McNulty imprima un train d’enfer pour Pogacar. Et à six kilomètres du sommet, soit 39 avant l’arrivée, le Slovène plaça une première banderille en férocité, emmenant dans sa roue Vingegaard, flanqué de Sepp Kuss. Puis une deuxième, une troisième, une quatrième, une cinquième. Nous y vîmes l’énergie de l’espoir, de l’orgueil. Du combat absolu, à la vie à la mort. Exit Quintana, Bardet, Gaudu… et tous les autres. Dans la descente, Pogacar prit tous les risques et harcela son adversaire. Vingegaard manqua de peu la culbute, mais ce fut le Slovène qui glissa et se retrouva dans le bas-côté – sans trop de dommage, quoique tout râpé à la cuisse. En trompe-la-mort, nous vécûmes l’un de ces moments de tension extrême qui coupa le souffle, mais nous offrit une belle poignée de mains.

Dans Hautacam, Vingegaard retrouva l’aide précieuse de Kuss. Dès lors, nous sentîmes Pogacar sur la réserve. A l’avant, après avoir largué Pinot, Van Aert et Martinez s’étripèrent. En vain. Le mano a mano reconstitué avala les derniers échappés dans l’ultime ascension de ce Tour, sauf le maillot vert, qui prit le relais de Kuss – stratégie parfaite des Jumbo. Plus loin, Geraint Thomas préservait sa troisième place au général, et David Gaudu sauvait les meubles en distançant Naïro Quintana.

Il était 17h26 à l’horloge de l’Histoire, à 4,3 kilomètres du but, quand le Tour bascula définitivement. Van Aert remit le turbo, Pogacar fut décramponné… et le maillot jaune s’envola vers sa deuxième victoire d’étape, en solitaire, assommant définitivement le Slovène. Le spectacle bascula dans le grandiose. Pogacar concéda près d’une minute et en franchissant la ligne un bloc de marbre alourdissait son visage en dedans. Rendons-lui grâce : « à l’ancienne », le double vainqueur avait martelé la course chaque jour, jusqu’à ce qu’elle soit saturée de symboles anarchiques. Mais tout là-haut, ce que nous aperçûmes dans les yeux de Vingegaard avait une valeur peut-être supérieure. La sidération de l’exploit s’installait dans la vie du Danois... En écrivant ces mots gorgés d’émotion, le chronicoeur lâcha un léger sanglot. C’en était fini des histoires fabulées, des enluminures et des heures d’anthologie.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2022.]

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