mercredi 20 juillet 2022

Pogacar le Pyrénéen, Vingegaard le patron

Dans la dix-septième étape, entre Saint-Gaudens et Peyragudes (129,7 km), victoire au sommet du Slovène Tadej Pogacar (UAE). Jonas Vingegaard, toujours maillot jaune, n’a jamais été mis en difficulté. Ils ont terminé, seuls, roue dans roue.

Saint-Gaudens (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.

Réintroduit dans un univers assez grandiose de stress et d’intensité propre à ce « cyclisme total » s’affranchissant de tous les codes, le Tour en son suspens retrouvé nous accorde du conte que le récit tente de tisser, avec son pouls particulier, ses personnages marqués, ses rebondissements et ses songes mythifiés en cours de validation. Une sorte de roman que chacun se forge dans un à-venir accessible à ses pensées. La suite de la traversée des Pyrénées transportèrent nos Forçats dans un espace-temps souverain, avançant muets à mesure qu’ils cheminaient vers les crêtes ourlées de teintes roses. Sous un ciel bas ensuqué de lourdeurs post-caniculaires, de maudits présages s’amoncelaient dans cette haute montagne ensauvagée, entre Saint-Gaudens et Peyragudes, sur un profil d’une extrême brièveté (129,7 km) qui annonçait du rythme comme un fil tendu.

Nos pantins magnifiques s’agitèrent donc à l’horizon d’un monde incertain où roulaient des idées noires, avec au menu l’un des programmes les plus terrifiants que nous puissions imaginer. Après une cinquantaine de kilomètres de plaine, durant lesquels une baston fit rage pour constituer l’échappée,  les ascensions et les descentes s’enchaînèrent sans répit : Aspin (1re cat., 12 km à 6,5%), la Hourquette d'Ancizan (2e cat., 8,2 km à 5,1%), le col de Val Louron-Azet (1re cat., 10,7 km à 6,8%), propice aux attaques sur une pente rugueuse. Et enfin l'ascension finale, à Peyragudes (1re cat., 8 km à 7,8%), sachant que cette escalade effrayante se concluait, à 1580 mètres, par une rampe encore plus sévère (16%), là où Romain Bardet se montra le plus fort, en 2017.

Nous pensâmes à Tadej Pogacar, qui s’épuise jour après jour à harceler Jonas Vingegaard, d’autant que sa troupe UAE se trouvait encore plus diminué. Après la perte de Marc Soler la veille (hors-délais), ce fut au tour de Rafal Majka, précieux lieutenant dans les cols, d’abandonner ce mercredi, victime d'une blessure musculaire. Conclusion : le Slovène, dauphin du maillot jaune danois, ne comptait plus que trois coéquipiers dont un seul grimpeur, Brandon McNulty. Nous nous dîmes que gagner le Tour « tout seul » était toujours possible, du déjà-vu… mais pas aux époques du vélo « moderne ». Pogacar promettait toutefois d’ « y retourner », à la filoche. Et quand un journaliste lui demanda, mardi soir, s’il pensait que Vingegaard souffrait suite à ses coups de boutoir répétés, le double vainqueur prit quelques secondes avant de répondre : « Ouais… Peut-être. » Le leader répondait pour sa part : « Ma forme ? Je n'ai pas l'impression de régresser. »

Avec ce parcours au format atypique, qui avait surtout valeur de cadeau empoisonné, nous eûmes à peine le loisir de nous alanguir que, déjà, le phrasé des escaladeurs se raffermit dès Aspin. Tandis que le chronicoeur eut une pensée pour Eugène Christophe, la confiance des uns et les peurs des autres s’effrangèrent en déraison. Quelque chose dans l’air nous fit ressentir comme une pesanteur alarmante. Comme prévu, à mi-pente, Pogacar se retrouva isolé, seul McNulty l’accompagnait. Par contraste, quatre équipiers entouraient le maillot jaune, dont Van Aert, protecteur-en-chef. Jusqu’où tiendrait le déséquilibre ? A l’avant, Pinot et Lutsenko s’isolèrent, Bardet-le-revanchard rejoignit un groupe de contre-attaquants (parmi lesquels Simmons, Theuns, Uran, Geschke, Ciccone, Van Baarle). Le peloton mena petit train. A l’amorce de La Hourquette, l’un des équipiers de Pogacar revint de nulle part, Mikkel Bjerg, et imprima soudain un tempo si soutenu qu’il donna l’impression d’entamer un raid éperdu, à la limite de l’acceptable. Début de grandes manœuvres ? Confirmation, à l’assaut du col de Val Louron-Azet. Le même Bjerg se crama jambes et poumons, puis McNulty prit le relais et déroula à son tour comme un mort de faim. Van Aert explosa. Et tout se disloqua sous le joug des deux UAE. Exit Yates, Gaudu, Quintana, Meintjes, Pidcock, Lutsenko... puis Thomas et Kuss, qui laissa Vingegaard à son sort. Festin monumental. D’autant que les derniers échappés furent avalés façon cannibalisme.

Désormais, par conviction anticonformiste, chacun crut fort aisément ce qu’il craignait et ce qu’il désirait. Dans la montée finale du col de Val Louron-Azet, McNulty, héroïque, acheva son travail de sape. A un détail près : la flamme rouge était déjà dépassée depuis longtemps. A aucun moment Pogacar ne tenta quoi que ce soit pour agresser Vingegaard, plus souverain que jamais. Il n’y eut pas de mano a mano magistral, juste un sprint de duettiste, entre cadors, accouché dans la sauvagerie de l’effort terminal. Le pyrénéiste le plus véloce fut le Slovène Tadej Pogacar, vainqueur de sa troisième étape. Nous eûmes néanmoins la conviction qu’il apposait un geste mineur en libérant les entrailles d’une œuvre incomplète. Le Danois, lui, en inventant la métronomie d’altitude en sérénité et en maîtrise, venait de délocaliser les lieux des preuves légendaires, chassant les subalternes. Thomas céda 1’44’’, Bardet 2’07’’ et Gaudu 3’27’’.

Sur la ligne, le chronicoeur contempla ces deux étranges seigneurs, asphyxiés par l’effort. Il fallut convenir que le Tour, lorsqu’il visite ces montagnes cruels tels des fils putatifs, continuait de nous troubler parce qu’il nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain peuplé d’hommes capables de l’honorer. Depuis le Granon, les deux minutes d’écarts entre les deux Géants demeurent figées. Tout s’achèvera, peut-être, en récits de colporteurs, en contes miraculaires.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2022.]

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