dimanche 17 juillet 2022

Coup de chaud en terres jaurésiennes

Dans la quinzième étape, entre Rodez et Carcassonne (202,5 km), victoire sous la fournaise du Belge Jasper Philipsen (Alpecin). Le Tour est passé près de Bessoulet, où se trouve la maison familiale de Jean Jaurès.

Carcassonne (Aude), envoyé spécial.

Ecrivant à l’infini sa marche dans l’illimité, le grand sablier du Tour se rappela à nous, égrenant cette fascinante distorsion du temps qui dicte le tempo de ce monde en réduction et exige démesure des hommes qui l’honorent. Entre Rodez et Carcassonne (202,5 km), dans une descente plein sud vers la canicule, nous prîmes conscience, à la veille d’un nouveau repos, que l’épreuve entrait déjà dans la ligne droite. Ils n’étaient plus que 154 rescapés à prendre le départ, l’un des grands leaders de la course manquant à l’appel. Au matin, le Slovène Primoz Roglic annonça son abandon (1). Acteur altruiste de la déroute de Tadej Pogacar vers le Granon, le capitaine des Jumbo, 32 ans, ne s’était jamais vraiment remis de sa lourde chute sur les pavés du Nord. Mû depuis en équipier de luxe de Jonas Vingegaard, il expliqua: «J'arrête là pour permettre à mes blessures de guérir. Je suis fier de ma participation et j'ai confiance en mon équipe pour concrétiser nos ambitions.» La malédiction du Tour le pourchasse donc. Battu par Pogacar la veille de Paris en 2020, lors du chrono mémorable de la Planche des Belles Filles, rappelons qu’une maudite culbute, l'an passé dès la troisième étape en Bretagne, l’avait contraint à renoncer une semaine plus tard. Sans doute le retrouvera-t-on sur la Vuelta, où il visera une quatrième victoire de rang.

Nous en étions là, quand nous entrâmes dans la fournaise infernale d’un après-midi peu ordinaire, alors qu’une bataille venait de se nouer pour la formation de la «bonne échappée», constituée par l’ineffable Van Aert, Politt et Honoré. Sur un parcours plus accidenté qu’il n’y paraissait, longeant par exemple le site surélevé d'Ambialet (3e cat.), où le Tarn décrit une magistrale boucle (km 64). Nous avions pointé depuis longtemps sur le «livre de route» la traversée de Villefranche-d’Albigeois (km 74), où la municipalité déploya une banderole: «Le Tour de France dans la Patrie de Jaurès.» Le chronicoeur se laissa guider par son émotion d’archiviste vivant à la passion historique, repensant à ses virées dans la maison familiale de Bessoulet, pour les besoins d’un roman et pour y sentir la présence du grand homme et fondateur de l’Humanité.

Identique à ce qu’elle était il y a plus de cent ans, aussi blanche qu’un trait de lumière sous le soleil de plomb, l’antre mythique de Bessoulet appartient depuis les années cinquante aux collectivités territoriales de Carmaux et de Saint-Benoît. Ce fut ici que le célèbre tribun, entre une réunion au siège de l’Huma ou une intervention à l’Assemblée Nationale, préparait et déclamait ses discours en longeant l’allée des châtaigniers, depuis disparus, en lisière du parc. Lieu préservé mais peu connu du grand public, les édiles ont décidé de déposer un dossier pour obtenir le label maison des Illustres. Le Peuple du Tour, présent en masse à quelques centaines de mètres à peine, resta en marge de la propriété, jadis adulée par le fils cadet de Jean Jaurès, le petit Louis, «Loulou», mort au front en juin 1918 à l’âge de 19 ans. Le chronicoeur pensa à la valeur allégorique du moment, définie par les ruines vivantes d’un monde pourtant révolu. Un peu comme avec les Tours ancestraux. L’imparable mélancolie de l’irréparable.

Quand l’avant-garde du peloton sorti de Villefranche-d’Albigeois, Politt et Honoré se trouvaient orphelins de Wout van Aert, qui s’était finalement relevé suite aux consignes de son directeur sportif. Au cœur du Tarn et de l’Aude, le thermomètre s’affola et afficha des températures extrêmes: 37 degrés, puis 38, 40… ce qui signifia que l’asphalte des routes, à certains endroits, dépassa les 60 degrés. Un risque majeur pour les organismes qui, en cas de déficits hydriques, pouvaient s’effondrer lorsque le «coup de chaud» provoque des frissons et accélère anormalement le pouls. D’où la mise en place de stratagèmes: poche de glace, gilets réfrigérants, et bien sûr des litres d’eau, jusqu’à douze, afin d’éviter une déshydratation entraînant une perte de 20% des capacités physiques. Sans parler de la surchauffe des corps qui, si elle dépasse les 40 degrés, peut provoquer la mort en plein effort…

Il n’y eut aucun drame caniculaire. Sauf la chute et l’abandon du Hollandais Steven Kruijswijk, encore un Jumbo. Nous vîmes aussi le maillot jaune toucher le bitume, sans conséquence, autre que psychologique… Par la suite, les premiers évadés (Politt et Honoré) furent avalés, de même que deux nouveaux prétendants, Gougeard puis Benjamin Thomas, esseulé et tout proche de l’exploit, qui secoua un peloton asséché jusqu’au 500 mètres. Et le sprint non massif (exit Ewan, Jakobsen), au pied des remparts, revint au Belge Jasper Philipsen, 24 ans (Alpecin).

Le chronicoeur respira bien fort, le souffle déjà porté vers l’horizon déchiré des Pyrénées. Une phrase de Vingegaard fut frappante, samedi soir: «Pogacar? Il va peut-être même m'attaquer pendant la journée de repos!» Le Danois s’attend au harcèlement permanent, lui qui découvre à la fois la gloire et le poids du paletot jaune. La marche dans l’illimité du Tour a toujours un coût.

(1) Deux positifs au Covid ont dû renoncer: l'Australien Simon Clarke et le Danois Magnus Cort Nielsen, vainqueurs respectivement à Arenberg et Megève. 

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2022.]

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