Dans la quatorzième étape, entre Saint-Etienne et les hauteurs de Mende (192,5 km), victoire de l’Australien Michael Matthews (BEX). Le début et la fin d’étape furent animés par Tadej Pogacar, qui a attaqué Jonas Vingegaard, en vain. Ils ont fini roue dans roue.
Sur la route du Tour.
Et encore plein les yeux. Dans sa générosité régénératrice, le Tour en merveilles nous octroya dès le début de l’étape un vrai supplément d’âme que les suiveurs, seuls, visitent en topographie de l’intérieur. Par l’usufruit du tracé, de villages en départements, de bourgs en balcons, de rivières en contreforts, nous découvrîmes ce que la France de juillet offre de meilleur, même pour jour dit «de transition» mais plus piégeux qu’il n’y paraissait. Entre Saint-Etienne et Mende (192,5 km), au fil d’une longue redescente plein sud, la géographie romantisée et entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve, transforma les éléments et les terrains en chemins accidentés propices à toutes les folies.
Nous en eûmes une preuve éclatante, après seulement dix
kilomètres avalés à un rythme de furieux sous une chaleur suffocante, tandis
que la «bonne échappée» tentait de se constituer. Le chronicoeur
humait son café du midi, l’air distrait, l’après-midi n’avait même pas débuté, quand
tout s’électrisa au point qu’il fallut convoquer immédiatement toute notre
attention. Dès la première difficulté, la côte de Saint-Just-Malmont (3e cat.),
Tadej Pogacar plaça une banderille signifiante pour tenter d’isoler – si tôt !
– le maillot jaune de certains de ses équipiers. Le peloton se disloqua avant
de se retrouver en lambeaux disséminés dans la pente. Moment de panique étonnant
chez les Jumbo de Jonas Vingegaard, qui dût lui-même contrer pour coller à la
roue du double tenant du titre, plus revanchard que jamais. Une seconde fois, le
Slovène ralluma la mèche, attaqua brutalement comme pour sonder les entrailles
du terrain et surtout désorganiser les Jumbo. Une image traduisit parfaitement
la passe d’arme en cours: Vingegaard, heureusement épaulé par Wout van
Aert, chercha du regard ses autres grognards : exit Roglic, Benoot, Kuss... Nous nous pinçâmes très fort
pour y croire, en nous disant que tout pouvait basculer sur ce champ de
bataille, mais que cela ne durerait sûrement pas. Le maillot jaune vécut ainsi un
premier moment de tensions extrême. Il restait 180 kilomètres au compteur… Nous
n’oubliâmes pas que, le matin au village-départ, Pogacar confessait: «Je me sens bien, je procède étape par
étape. Laissons la course se disputer, il y aura peut-être une surprise. Ce ne
sera pas forcément aujourd'hui mais il reste du temps.»
Tout s’enchaîna en mode assez épique. Le temps se dilata. A l’arrière, le groupe Roglic dans lequel figuraient également Yates et Lutsenko (2 des 11 premiers au général) jouait de l’élastique. Dans la deuxième côte, celle de Châtaignier (3e cat.), Vingegaard répondit à Pogacar en accélérant sévèrement. Il prit une quarantaine de mètres. A la pédale, le Slovène recolla. Halte au feu ! Tout se calma quand un énorme groupe de vingt-trois courageux se détacha finalement (parmi lesquels Powless, Sanchez, Pinot, Kamna, Mollema, Uran, Kung, Geschke, Martinez, Fuglsang, Bettiol, Woods, Bonnamour, Matthews, Cosnefroy). Et quand la route présenta un profil plus vallonné, traversant les plateaux de la Haute-Loire exposés au vent, tout rentra dans l’ordre. Un ordre que nous imaginâmes assez précaire, après cette entame «à l’ancienne» plutôt mémorable. Pogacar venait de «tester» la tranquillité affichée du Danois, de le bousculer jusqu’à la peur, de lui mettre une pression de dingue. Sans nul doute recommencerait-il.
Dans ce moment de pause, le chronicoeur pensa encore à Roland Barthes, qui aurait apprécié les circonstances. «La dynamique du Tour se présente évidemment comme une bataille, écrivait-il, mais l’affrontement y étant particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs.» Dès lors, le décor nous toucha d’émotion, territoires saisis dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, à la rencontre toujours émouvante de ce Peuple des bords de route – citadins déracinés des congés payés, ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Ce samedi eut ainsi, en pleins et en déliés, cette connotation d’apprentissage oublié du pays, avec son côté pèlerinage en recherche de quelque chose qui nous dépasse.
Dans son art feuilletonesque, le Tour imposa donc un décor, mais aussi un contexte et des histoires sacrées dont on fait mémoire. La belle histoire du jour, rare à mentionner par son ampleur, tenait en un chiffre: vingt-trois fuyards. Et en une vérité: le vainqueur à Mende serait à chercher parmi eux. Action et audace récompensées! Nous le sûmes à cent kilomètres de l’arrivée, quand les échappés comptèrent près de dix minutes d’avance sur un peloton redevenu sage entre Yssingeaux et Le Puy-en-Velay, puis jusqu’aux côtes de Grandrieu (3e cat.) et de la Fage (3e cat.), placée à trente bornes du but.
A l’avant, comme prévu, les échappés s’écharpèrent à tour de rôle dans les bosses des magnificences désertiques des hauts plateaux de la Lozère. Et nous nous demandâmes qui de Thibaut Pinot, Benoît Cosnefroy ou Franck Bonnamour pourrait lever les bras de la victoire et offrir le premier triomphe tricolore de cette 109e édition. Avant l'aérodrome de Mende-Brenoux, où la ligne d'arrivée est traditionnellement installée, il fallut grimper la fameuse côte de la Croix-Neuve, appelée «montée Laurent Jalabert», courte mais pentue (3 km à 10,2%) qui menait aux 1500 derniers mètres, en légère descente puis sur le plat de la piste. L'étape, difficile avec 3.400 mètres de dénivelé positif, renvoyait en effet au 14 juillet 1995, quand Jaja avait triomphé sur un trajet reliant déjà Saint-Etienne à Mende. C’était un autre temps, celui de la «splendeur» ONCE des années EPO.
Après un écrémage en règle dans les pourcentages les plus terrifiants, l’Italien Alberto Bettiol (EFE) et l’Australien Michael Matthews (BEX) se livrèrent un duel d’anthologie, ce dernier finissant par écoeurer son concurrent. A 31 ans, il vient quérir une victoire de prestige, devant Bettiol et Pinot, relégué à 34 secondes. Mais la bagarre était attendue, surtout, entre les cadors, qui se présentèrent dans la rampe treize minutes plus tard. Le peloton maillot jaune ne comptait alors qu’une vingtaine de membre. Une terrifiante sélection s’opéra dès le bas, Bardet, Thomas, Quintana, Yates et Gaudu craquèrent quelque peu. Et Pogacar plaça une attaque franche et massive, suivi comme son ombre par Vingegaard. Ils s’isolèrent des autres, seuls au monde, dans leur mano a mano désormais régulier. Le Slovène accéléra de nouveau, dans un dodelinement phénoménal. Nous crûmes qu’il allait s’envoler, rien ne se produisit: le maillot jaune suça la roue de son dauphin, ne lâcha rien jusqu’à la ligne. Dans cette façon virtuose d’effleurer le chaos sans y sombrer, le Danois afficha une solidité impressionnante. Pogacar, grand seigneur, avait de nouveau tout tenté pour l’éprouver. En vain. Pour l’instant.
Allez savoir pourquoi, en écrivant ces mots gorgés d’un soupçon de regret, le chronicoeur se sentit obsédé par les histoires fabulées répertoriées par les archivistes. Nous voulûmes préserver le chant des cigales, les odeurs de genets, les sillons bordés de haut talus herbeux et les sentes pavées qui s’enfoncent étroites et profondes dans la terre des collines. Enfin, nous eûmes une ultime pensée: vivement les Pyrénées.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 16 juillet 2022.]
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