samedi 17 juillet 2021

Van Aert, du Ventoux au chrono…

Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Libourne et Saint-Emilion (30,8 km), victoire du Belge Wout van Aert (Jumbo), déjà vainqueur de la grande journée dans le Ventoux. Le maillot jaune Tadej Pogacar a mis les freins.

Saint-Emilion (Gironde), envoyé spécial.

Et nous distinguâmes distinctement que la fabrique à bascule actionnerait sa lame impitoyable, tôt ou tard. A la veille du retour à Paris et du défilé coutumier sur les Champs-Elysées, il restait aux 142 rescapés d’honorer une formalité non moins habituelle du dernier samedi du Tour: le contre-la-montre terminal, disputé cette fois entre Libourne et Saint-Emilion (30,8 km), sur un profil assez « roulant » avantageant plutôt les hommes forts et les «puissants» de la troisième semaine, ceux pour lesquels l’art féérique se cachait bien derrière la métronomie musculeuse et robotisée. Chacun le savait, l’exercice en solitaire, cette année, ne réservait aucun suspens quant à l’issue de cette édition que Tadej Pogacar a plié depuis sa prise de pouvoir… le 3 juillet dernier, au soir du Grand-Bornand. Une éternité, en somme.

«Avec le Tour, j’ai la fête qui tourne», disait Blondin. Sur des routes tracées entre les vignes du bordelais, le chronicoeur eut la tête dans les nuages à l’énumération des sites visités: Pomerol, Chevrol, Lussac, Montagne, Corbin, Figeac... autant de noms prestigieux, qui dessinaient une quasi-boucle à l'est du département de la Gironde. Dans ces effluves de Bacchus, qui donnèrent le tournis à l’approche de la Capitale, nous nous rappelâmes, comme l’écrivait Roland Barthes en 1957 dans ses Mythologies, qu’il nous faudrait appréhender cette Grande Boucle version 2021 telle une «fable unique où les impostures traditionnelles se mêlent à des formes d’intérêt positif», vécue comme une espèce d’utopie qui avait réécrit chaque jour une comédie classique qui nous renseignait non sur notre seule naïveté, mais bien sur nos propres duperies et la force de nos attachements – sans lesquels nos rêves manqueraient de lucidité.

Des doutes et des soupçons, le grand Eddy Merckx n’en eut pas, vendredi soir. Venu à Mourenx glorifier sa propre légende – celle de son exploit de 1969 –, le Belge salua longuement le jeune Slovène, lui-même en partance vers la gloire et un doublé historique, à seulement 22 ans. «Je vois en lui le nouveau Cannibale, commenta le plus grand cycliste de tous les temps. S’il ne lui arrive rien, il peut certainement gagner le Tour de France plus de cinq fois.» L’hommage ne passa pas inaperçu, d’autant que le Belge se montra toujours avare de compliments à l’endroit de ses descendants. Une manière d’anoblissement, signé de la figure tutélaire par excellence. Merckx voit donc en ce gamin slovène un semblable, «le prolongement du fil imaginaire qui relie les plus grands», selon l’Equipe. On pensera ce qu’on voudra de ces mots, mais les circonstances du triomphe de Pogacar ont bel et bien semé le trouble, le renvoyant toutefois au statut d’héritier du «merckxisme», le titulaire-en-chef d’un ordre impitoyable qui s’apparente à un absolutisme sans état d’âme.

Tellement, que l’ultime chrono paraissait une formalité pour le maillot jaune. Sachant qu’aucun des prétendants au podium (Vingegaard, Carapaz, O’Connor, Kelderman) n’aurait le talent pour lui barrer la route d’une quatrième victoire d’étape, trois adversaires seulement semblaient susceptibles de lui voler un couronnement total, façon écrasement: Stefan Küng, Kasper Asgreen et Wout van Aert, tous spécialistes du genre, capables d’oublier les calculs à pleine vitesse, de déboutonner leur réserve et de jeter sur les cyclistes frêles des serments d’assassinats. Sous un généreux climat d’été enfin digne du serpentin mordoré de Juillet, alors que Küng (parti trop vite) et Kasper Asgreen furent en-deçà de leur possibilité, nous dûmes nous frotter les yeux quand le Belge Wout van Aert, vice-champion du monde de la discipline, tint la comparaison avec tous ses rivaux et même avec le nouveau César de la Petite Reine. Nous traversâmes en vérité quelques moments de fausse tension, sans savoir où nos esprits balançaient, sans parler de nos envies. Van Aert, vainqueur d’une étape de légende à Malaucène, avec la double ascension du mont Ventoux, signerait-il l’improbable exploit?

Devant une foule considérable, nous fûmes fixés dès le premier intermédiaire, avec confirmation au second. Le maillot jaune apparût comme inhibé, ou fatigué, ou tellement «à l’aise» au classement général qu’il sembla lâcher l’affaire, ne prenant aucun risque, la tête déjà ailleurs mais serrant le poing de bonheur en franchissant la ligne. Beaucoup lui prêteront le visage humain d’un homme capable de faiblesses, car côté exercice mémoriel, rappelons que Saint-Emilion possédait des références en matière de contre-la-montre: Bernard Hinault en 1978, Jan Ullrich en 1996. Par deux fois, des champions y étaient nés sur l’asphalte de la Grande Boucle. Pogacar y fut juste de passage. Presque réconfortant.

Ainsi donc, le Belge Wout van Aert fut intouchable et vint quérir une nouvelle victoire de prestige, devant Asgreen et l’étonnant Danois Jonas Vingegaard, qui certifia sa place enviée de dauphin (devant Richard Carapaz). Notons que le Français Guillaume Martin sauva son huitième rang. Quant à Tadej Pogacar, largement battu de près d’une minute, il échoua finalement à une «modeste» huitième position. Etait-ce une simple anecdote?

Le chronicoeur admit la réalité, ni belle ni moche. Le règne de Pogacar s’érige certes sur une claire définition, mais avec des points de suspension – n’est pas Merckx ni Hinault qui veut. Le dernier vainqueur de Liège-Bastogne-Liège étend à peine son royaume et il est écrit que des kilomètres d’articles n’y suffiront pas pour témoigner de notre incrédulité devant ce Slovène, à la mesure de certains observateurs et spectateurs qui s’interrogent à haute voix sur ce que nous avons vu – et pas uniquement sur les performances du Slovène.

A ce propos. Puisque nous ne sortons pas de la schizophrénie, Le Temps vient rajouter de la rumeur à la suspicion généralisée. Selon le sérieux journal suisse, trois coureurs mèneraient une enquête confidentielle depuis plusieurs jours afin de déterminer l’origine de «bruits suspects» qui proviendraient de vélos de quatre équipes présentes sur le Tour, et non des moindres: UAE-Team Emirates, Deceunick-Quick Step, Bahrain Victorious et Team Jumbo-Visma. Vous l’avez compris: les quatre formations dominantes. Sous couvert d’anonymat, l’un des coureurs-enquêteurs raconte: «Ces bruits proviennent des roues arrières. C’est un bruit métallique étrange, comme une chaîne mal réglée. Je n’ai jamais entendu ça nulle part.» Un autre cycliste confie: «On ne parle plus d’un moteur dans le pédalier ni d’un système d’électroaimant dans les jantes des roues, mais d’un appareil caché dans le moyeu, au centre de la roue. On parle aussi d’un récupérateur d’énergie via les freins. L’inertie serait stockée, comme en Formule 1…» Des témoignages étranges mais inquiétants, qui ne seraient pas sans lien – entre autres choses – avec la perquisition menée mercredi soir par les gendarmes à l’hôtel des Bahrain.

A l’heure de boucler la boucle, nous nous souvînmes que, jadis, l’inégalité par le dopage scientifique avait provoqué de manière massive ce que nous nommions à l’époque «une course à deux vitesses». L’évolution du matériel nous conduirait désormais à une «technologie à deux vitesses». Le chronicoeur, avant de poser son stylo demain soir, rendit ses commentaires à leur dérisoire autorité, tel un discrédit navrant qui nous aura suivis à la trace durant trois semaines. 

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 17 juillet 2021.]

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