Dans la neuvième étape, entre Cluses et Tignes (144,9 km), victoire en solitaire de l’Australien Ben O'Connor (AG2R Citroën). Depuis le coup de force du maillot jaune Tadej Pogacar, le sillon du doute creuse de nouveau un chemin béant.
Tignes (Haute-Savoie), envoyé spécial.
Entre pluie incessante, températures automnales (7 degrés) et climat de plomb, le Tour poursuivait donc sa traversée des Alpes embrumées, tandis que certains voyaient s’agiter des pantins hideux à l’horizon du monde où roulaient encore un soleil noir. Partout, les mélèzes voutés par le poids de l’humidité tiraient vers le bas leurs épines courbées, quand bien même nos forçats de Juillet devraient projeter leurs bécanes par-delà quelques à-pics terrifiants. Cette neuvième étape, entre Cluses et Tignes (144,9 km), ne promettait aucun calme mais bien une nouvelle tempête des cimes sous les crânes. Tout rincé, le chronicoeur dût admettre la vérité: pas facile de dormir contre les hurlements du ciel qui soulèvent peu à peu les haillons hideux de l’Histoire. Nous partîmes d’ailleurs sans deux des principaux acteurs du cyclisme contemporain, Primoz Roglic et Mathieu Van der Poel, qui se retirèrent au petit matin. Le premier, défait et tout cabossé, traînait sa peine sans espoir de rédemption. Le second, héros de la première semaine mais déchu samedi de son paletot en or par un extraterrestre de 22 ans, préféra abandonner afin de préparer les JO et rêver d’un autre or. Arrimés comme on le pouvait à la roche environnante, nous songions déjà à la suite non sans repenser au Slovène Tadej Pogacar, qui, la veille, doucha la concurrence et frappa les esprits en irritant nos intelligences.
Allait-il réitérer sa stupéfiante performance, sur un profil propice à son imagination – sans bornes –, avec cinq ascensions répertoriées, dont le redoutable col du Pré (12,6 km à 7,7%, HC), puis l’interminable montée vers Tignes (21 km à 5,6%, première cat., 2107 m)? Nous n’en étions pas là, à nous demander mille fois si le tenant du titre avait tué tout suspens, mais bien à ressasser quelques questions spectrales. Nous ne fûmes pas les seuls à tracer à grandes expirations le sillon du doute. Bien qu’il ait tenté de laver plus blanc que blanc, le vélo continue d’avancer masqué sous les souvenirs crépusculaires d’une course à deux vitesses. Retour à la case suspicion. «On peut se poser la question d’une telle domination, mais je n’ai pas de réponse», commenta par exemple Julien Jurdie, directeur sportif d’AG2R-Citroën. «On va dire que je serais prudent, très prudent», déclara Jean-René Bernaudeau, manager de Total-Energies. Et Jurdie d’ajouter: «Je ne peux pas vous dire que tout va mal, ou que tout va bien. Est-ce que je mettrais ma main au feu? Non, je tiens à ma main.» Une autre membre d’un staff français prévenait: «Il n’y a aucune preuve. Mais nous savons que les formations étrangères ne sont pas soumises aux mêmes règles. Nous constatons les dégâts.»
Le dominant excite les mots, d’autant que tous les schémas habituels, quand nous voyions de grosses armadas contrôler les étapes à leur guise, ont volé en éclats. Comme l’an passé, Pogacar n’éprouve aucun besoin d’être épaulé par ses équipiers pour atomiser et creuser des écarts stratosphériques, comme il le montra à maintes reprises depuis le début de sa carrière. Son équipe reste pourtant soumise aux regards en biais. Souvenons-nous, avec la lucidité requise, que le patron de l’UAE Team Emirates s’appelle Mauro Gianetti, dont le pédigrée laisse songeur. Ex-coureur à la réputation sulfureuse, il était jadis à la tête de Saunier Duval quand son leader, Riccardo Ricco, fut contrôlé positif à l’EPO et exclu avec tout son groupe lors du Tour 2008. Rappelons-nous aussi que le directeur sportif d’UAE, le Slovène Andrej Hauptman, dut renoncer à prendre le départ du Tour 2000 en raison d’un taux d’hématocrite trop élevé. Des témoins à charge. Ce passé renvoie-t-il nos commentaires à leur dérisoire nullité ou jette-t-il sur le présent un discrédit navrant?
Dans ce grand bric-à-brac de misère perpétuelle, où se distillent les pires événements supposés, un respect mystérieux pour les non-dits domine toujours. Mais nous ne sommes plus dix, vingt ans en arrière. Cédric Vasseur, manager des Cofidis, insista au passage sur un anachronisme qui confinait à la schizophrénie: «La faiblesse de Pogacar, c’est son équipe. Elle n’a en rien la force des Sky ou des Ineos des dernières années.» Rajoutons une interrogation à ce sombre panorama: comment qualifier la surpuissance de l’équipe Bahrain, qui truste les victoires depuis Brest, sans parler du dernier Dauphiné ou du Giro?
Le cyclisme en tant que croyance a disparu, dieu merci… Nous en étions là, cette fois, quand le maillot jaune dévora la pente vers Tignes – et ses pseudos dauphins. Depuis le départ, de nombreux échappés (Quitana, Poels, Woods, O’Connor, Hamilton, Higuita, etc.) avaient secoué un peloton supplicié par des conditions dantesques, duquel disparut Wout Van Aert. Il y eut des visages fantomatiques, des corps frigorifiés, des abandons (Peters, Merlier et De Buyst), des chutes et un valeureux vainqueur parmi les fuyards : l’Australien Ben O'Connor (AG2R Citroën), qui fut un temps paré du jaune virtuel, réalisant un splendide rapproché au général (deuxième). Pas d’inquiétude pour Pogacar, qui se joua des Ineos. Richard Carapaz plaça une attaque… et le Slovène s’envola, fustigeant d’un regard ses suivants, avant de filer. Deuxième coup de massue aux sommets. A quoi bon. Le chronicoeur espéra juste qu’il n’aurait pas, tôt ou tard, à imaginer que le Tour donnait à voir un spectacle inopiné et inachevé, livré à des murmures clos trahis par les circonstances.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 5 juillet 2021.]
1 commentaire:
Excellent article....
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