Depuis Saint-Flour (Cantal).
Et l’homme, arc-bouté à sa propre dislocation, admirable d’audace, s’adressa brutalement à la foule devant laquelle défilaient quelques cyclistes s’en allant signer la feuille de départ. Les mots retentirent outre-là: «Regardez devant vous, regardez aussi loin que vous le pouvez, et foncez, foncez, ne vous retournez pas!» Avec son maillot Renault-Gitane usé sur le dos, ce supporter venu de nulle part semblait soudain brûler les derniers feux d’un romantisme malmené… Crachin pas malin sur le village-départ, ambiance refroidie, presque dépourvue de flamme. Où le chronicoeur rincé ne parlait pas encore de «montagne» ni de «grimpeurs», n’osant imaginer le moindre scénario se nouant entre les Contador, les Schleck et les Evans. A peine suggérait-il que le terrain sélectif slalomant à travers le Cantal était un théâtre sauvage sublime destiné aux baroudeurs du genre. Entre Issoire et Saint-Flour, 208 kilomètres au cœur du Massif Central, avec huit difficultés se dressant sous les roues, dont trois de 2e catégorie, le Col du Puy Mary (7,7 km à 6,2%), le Col du Perthus (4,4 km à 7,9%) et le Col de Prat de Bouc (8 km à 6,1%). De quoi inciter quelques batailleurs à l’escapade matinale. Ils étaient six dans l’aventure du jour : Voeckler, Sanchez, Casar, Hoogerland, Flecha, Terpstra…
Fin de Tour pour Vino... |
La vie, les blessures, la survie chaque jour recommencées, comme métaphore de la course effrénée en elle-même. Comme nous le disait avant-hier Eric Boyer, manager des Cofidis, «l’éventuelle lassitude du Tour n’est qu’apparente, le neuf n’est jamais bien loin, prêt à se venger de nous». Ce à quoi répondait en écho Jean-René Bernaudeau, le patron des Europcar: «Si je suis encore là, c’est bien qu’existe encore ce rien de fabuleux à réaliser ou à subir…» Ainsi le chemin ne semble pas s’interrompre et chaque halte imprévisible, comme par miracle, signe non la fin d’une trajectoire mais quelque chose de curieusement supérieur qui peut s’apparenter à un nouveau départ. Chemin faisant, le chronicoeur ne cesse donc d’en méditer les moindres «signes» perceptibles, comme pour se rassurer, se donner des raisons d’avoir raison d’y croire... Il y a ce paysage, au détour d’un virage, à la perspective d’un horizon inconnu, entre brouillard et rêverie. Il y a cette poignée de main, massive, de quelques convives de festins, toujours là à suer sang et eau dans ce grand cirque mélancolique dont ne subsiste de temps à autre que ce qu’on veut bien encore y voir. Il y a ces tragédies humaines et ces pleurs éperdus, ces attaques muselées, ces surgissements improbables. Et puis, à notre demande amusée, il y a surtout cette embrassade plus que fraternelle, l’autre soir, entre Eric Boyer et Jean-René Bernaudeau, juste comme ça, pour l’amitié, pour la continuité, pour ce petit rien généreux et proche qui ne dit pas grand-chose aux vagabonds, mais dit tant et tant aux passeurs de l’Eternel. Alors? Le chronicoeur ne se lasse pas de l’imprévisible, de l’irréparable et du sublime…
L’irréparable fut pour une voiture de France Télévision, dont l’intrusion dans le groupe de tête se termina par un accident d’une brutalité inouïe: un coup de volant intempestif digne d’un vulgaire néophyte – nous parlons là du chauffard – élimina de l’échappée le Néerlandais Johnny Hoogerland (Vacansoleil) et l’Espagnol Juan Antonio Flecha (Sky), victimes l’un comme l’autre d’un vol plané miraculeusement sans gravité… Le sublime et le tout-en-joie fut pour Thomas Voeckler (Europcar). Bien que battu pour la victoire d’étape par un Luis Leon Sanchez (Rabobank) surpuissant, le protégé de Bernaudeau, courageux en diable, honneur du cyclisme français et de l’esprit de conquête, attaquant de l’impérissable, vint quérir au sommet de la montée des Orgues de Saint-Flour un paletot jaune si mérité, si bien porté, qu’il faudrait lui inventer un dossard spécial tricolorisé…
Voilà devant nous, sans fard, les destinées des hommes et le jeu des émotions qu’ils s’imposent ou subissent. N’était-ce que littérature ou illusion télévisée? «Sois prompt à écouter et lent à donner une réponse», s’exclame l’ecclésiaste. L’art de s’adresser à une foule.
(1) Signalons également l’abandon de l’Américain David Zabriskie (Garmin), pris dans la même chute.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2011.]
(A plus tard...)
2 commentaires:
Merveilleux récit de cette étape étonnante. Merci pour la lecture.
L'éclésiaste, ça, il fallait le sortir et oser le sortir ! Magnifique.
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