lundi 27 septembre 2010

Relief(s) : l'idéologie dangereuse du Palais...

Réalité. «Une seule pensée de l’homme vaut plus que l’univers tout entier.» Lit-on encore saint Jean de la Croix en ce début de XXIe siècle ? Poser cette question en apparence saugrenue n’a rien de condescendant (qu’on ne dise pas «mon dieu, c’est compliqué»), sauf à considérer que nous vivons dans un monde de concorde et de quiétude qui nous dispenserait, ô miracle, d’être submergés par l’ivresse du bavardage de la médiacratie dominante, qui, avec une régularité métronomique, souvent digne d’une propagande de masse, nous abreuve de discours formatés. Parfois, trop de mots, trop de commentaires finissent par dévaluer la parole aussi sûrement que trop d’exubérance finit par altérer les discours (même les plus érudits). Trop de mots pour trop peu de sens ? Autant le dire : l’Élysée aurait mieux fait de réfléchir à cette question 
avant de réagir aussi vite, jeudi, alors que les manifestations contre la casse de nos retraites submergeaient plus de 230 villes de France. En entendant les conseillers du Palais déclarer que cette nouvelle mobilisation (exceptionnelle) était un «signe que peut-être les Français adhèrent davantage au projet du gouvernement» (sic), nous nous sommes demandés s’ils n’avaient pas définitivement débranché de la réalité, au point de travestir les faits avec un aplomb digne des pires affabulateurs. Rien d’étonnant. L’usurpateur-élu ne s’encombre d’aucune espèce de morale. Démagogie, outrance, provocation, sont pour lui des armes quotidiennes. Un ancien conseiller au Palais, peu habitué à l’autocritique, nous confessait dernièrement : «Pour des raisons idéologiques, il est capable de tout…» Traduction : aucun interdit idéologique et/ou éthique ne le bride. Une manière de contredire Pascal Bruckner, plus dévoué que jamais à la cause du Palais, qui ose affirmer que Nicoléon «dispose d’un clavier infini de mesures et, comme il est dépourvu d’idéologie, il les essaie toutes». Vous avez bien lu : «dépourvu d’idéologie». Subsiste donc le fourre-tout libéralo-néoconservateur qui sert 
aux éditocrates de placard pour cadavres gênants (se souviennent-ils de leurs vingt ans ?). Formes de totalitarismes de la pensée économiquement compatible avec le capitalisme. Serviteurs zélés de l’«homme d’action» pour qui l’action est tout, chef-histrion sans limites. Les lèche-bottes mangent toujours au
Fouquet’s –, c’est même à ça qu’on les reconnaît.

Dangereux. Démentons véhémentement une hypothèse qui court les salons parisiens. Non, les dramatiques effets des politiques sécuritaires et antisociales de Nicoléon ne doivent rien à des «dérives» supposées, «maîtrisables» en fonction des circonstances. Tout est pensé, anticipé, assumé. C’est une guerre de classe qui est en cours, méthodique, tactique, de grande ampleur. Nous ne sommes plus les seuls 
à le constater. Dans son dernier éditorial du Nouvel Observateur, le «prudent» Jean Daniel, cette semaine, avouait en ces termes sa profonde lassitude : «En Italie, le populisme berlusconien a déjà transformé l’illusion en une réalité durable. La question est de savoir si cette transformation va avoir lieu en France et c’est ce qui justifiait le titre que nous avions mis il y a quinze jours sur notre couverture : “Cet homme est-il dangereux ?’’ J’ai finalement eu tort d’avoir douté de son opportunité.» Et Jean Daniel d’ajouter à propos du chef de l’État : «Comme il n’a plus rien à perdre, il ne peut qu’essayer de gagner. (…) S’il gagne, il entraîne le peuple dans le déshonneur.» Même Jean Daniel le pense : cet homme est dangereux. Sans point d’interrogation cette fois.

Luttes. Et nous autres ? Où en sommes-nous dans cet univers philosophique dévasté ? Puisqu’on voudrait nous faire passer pour des péquenots d’arrière-saison, piégés par la longue décantation de nos engagements, submergés par les «modernistes» d’une «basse-époque idéologique», nous ne pouvons vouloir le jour sans la nuit, le combat social sans la lutte des classes, la transformation de la société sans en payer le prix. D’où ces deux questions qui doivent nous agiter en cette période : 1. Les révoltés d’ici et de maintenant sont-ils toujours optimistes lorsqu’ils creusent le réel ? 2. Assistons-nous à la prolétarisation du monde ou à une nouvelle lutte des classes ? Dans notre navigation au jour le jour, pour garder la bonne distance avec l’actualité, nous versons souvent dans le révélé sans perspective ou la prise directe au détriment du sens. Nous connaissons le danger : que l’a priori finisse par tuer l’a posteriori. Le temps tasse. Il aplatit les reliefs et bouche les fissures. Dressés au «tout et tout de suite»
des plaisirs rapides et falsificateurs, nous ne sommes plus dans l’attente, comme au temps des livres, des longs projets et des collectifs militants. Nous ne savons jamais à l’avance les conséquences de ce que nous faisons – ou ne faisons pas. Le bonheur de Sisyphe n’est pourtant pas un songe. Elle existe, cette quête d’une société meilleure, d’un cercle magique de festins humanistes et philosophiques où s’ouvrent tous les cœurs. L’espérance survient et se donne avec la même aisance. Ni notre abattage ni notre faconde, pas plus que 
notre chaleur géographique ne nous couperont de l’Histoire 
avec la majuscule qui sied à son statut. «Le but secret de l’histoire, sa motivation profonde, n’est-ce pas l’explication de la contemporanéité ?», disait Fernand Braudel. Nicoléon n’a jamais lu Braudel.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 septembre 2010.]

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mercredi 22 septembre 2010

Retraites : fièvre de la jeunesse...

«C’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents.» Lors de ses longs et dispendieux week-ends à la Lanterne, Nicolas Sarkozy doit souvent espérer que Georges Bernanos se soit trompé… En 2010, dans une société de l’excès marchand et de l’insécurité sociale, où les rares contestations doivent être canalisées pour les temps de cerveaux encore disponibles, des jeunes muets et dociles feraient bien l’affaire. Pourquoi diable s’occuperaient-ils du dossier des retraites, alors qu’ils peinent à entrer sur le «marché du travail ?»  La page 
de Mai 68 n’est-elle pas définitivement tournée ?

Sarkozy n’a décidément pas de chance. Non seulement les jeunes refusent l’inexorabilité du monde qu’on leur promet, mais ils se mêlent du chantier des retraites. Et pour cause ! Ils seront bel et bien les premières victimes des choix du gouvernement. Une seule statistique résume la situation : une personne née en 1935 touchait plus de 80% de son dernier salaire en partant en retraite ; une personne née en 1985 n’en toucherait qu’à peine 60%. A-t-on réfléchi assez à cette éventuelle régression générationnelle ? Prend-on assez conscience de ce que signifierait symboliquement ce recul de civilisation pour nos jeunes, déjà frappés par une insertion professionnelle tardive, par le chômage, la précarité et l’intérim, affectés par une société sans répit qui transforme l’espérance de vie en handicap ? N’oublions jamais que le taux de pauvreté des 18-29 ans est passé en huit ans de 9% à 12%. Fatalement, le dernier baromètre annuel Ipsos pour le Secours populaire, publié lundi, est éloquent. Quand ils pensent à leur situation actuelle et à leur avenir, 50% des jeunes se déclarent «angoissés» et 38% «en colère». Trimer tard pour une retraite à peine décente ;
ou devenir trader… Est-ce ça, le monde de demain ?

Certains ne se gênent pas pour caricaturer ces jeunes aux espoirs précaires. Ils seraient
«désenchantés», «tétanisés», «apolitiques congénitaux», comme l’écrivait récemment le Figaro, puisque «les idéologies de transformations sociales» ne les «séduisent plus». Quand le mépris de classe s’additionne à une haine générationnelle, toutes les démagogies sont possibles. Et de ce côté-là, le pouvoir n’a pas son pareil. À en croire la communication officielle du Palais, la loi Woerth serait non seulement une «nécessité» pour les prochaines générations, mais elle aurait été conçue «pour» les jeunes…

Seulement voilà, 74% des 18-24 ans se déclarent opposés au report de l’âge de départ, selon un sondage CSA pour la CGT. Une injustice contre laquelle ils ont décidé de se mobiliser au sein d’un collectif d’organisations baptisé «La retraite, une affaire de jeunes». Preuve que cette jeunesse est plus combative et impatiente qu’on ne le croit. Et cette impatience a au moins un avantage, elle devrait nous prémunir d’une tentation mortifère : attendre un changement en 2012. Même François Chérèque ne cesse de le répéter depuis des semaines : «Nourrir des illusions sur 2012, c’est se condamner à l’impuissance aujourd’hui.» Beaucoup de jeunes ont ainsi choisi la bonne philosophie : «On s’engage à fond pendant qu’il en est encore temps», disait l’un d’eux lors des grandes manifestations du 7 septembre. Le mouvement social a toujours besoin de la fièvre de la jeunesse.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 septembre 2010.]

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Conseil de lecture : avec Braudel, à la recherche d'un nouveau chantier

Fernand Braudel, ambition et inquiétude d’un historien, de Yves Lemoine (éditions Michel de Maule, 200 pages, 19 euros).

Yves Lemoine, qui avait déjà publié en 2005 une courte biographie intellectuelle du maître des Annales aux excellentes éditions Punctum (qui n’existent malheureusement plus), nous invite à une relecture des sciences humaines. Une lecture qui rassemble et dissocie à la fois. Elle rassemble les rameaux des sciences humaines pour les faire se confronter. Son constat n’est pas serein, plutôt sombre. Il fait ressortir l’insuffisance de l’instrument qu’elles offrent pour lire un monde qui tend à échapper à nos modes traditionnels de pensée. Par là, il rejoint les constats que font aussi bien l’historien marxiste du droit Aldo Schiavone, que celui du sociologue allemand Hartmut Rosa. Le premier, dans son essai Histoire et Destin, précise que le monde qui s’annonce implique d’apprendre «une nouvelle syntaxe sociale». C’est bien ce que recherche Yves Lemoine, qui cite d’ailleurs Schiavone dans la conclusion de son «essai». Le travail, en effet, s’attache davantage à une recherche tout à la fois des synthèses possibles des sciences sociales et à leur divorce presque initial.

À la lumière du débat entre Lévi-Strauss et Fernand Braudel, on comprend mieux l’enjeu de la partie qui s’est jouée dès les années trente du siècle dernier. Le destin du récit (lumineusement explicité dans l’apologue de l’aveugle du marché maghrébin) devenu science du temps et de l’espace nous permet de mieux cerner ce qu’Hartmut Rosa piste dans son Accélération (1) en affirmant que les individus et les États nationaux sont devenus trop lents pour une société où la rapidité nous amène à réfléchir à une nouvelle syntaxe. Yves Lemoine dirait plutôt une autre «Grammaire» qui rappelle avec insistance l’apport de Marx dans la définition de la civilisation - que Schiavone, Rosa et Lemoine considèrent derrière nous.

La civilisation postmoderne n’offre pas d’espace suffisant à une maîtrise du social (fin de la politique), laisse supposer la fin de la tentative de la comprendre (science/raison) et le renoncement à toute ambition narrative. Yves Lemoine a suivi la bonne piste. Braudel, soixante ans avant Rosa, écrit que «le temps historique est durablement altéré». Rosa écrit, lui : «Il se produit un renversement où le temps lui-même (biographique et historique) subit une transformation qualitative.» Lemoine ferme la boucle. Sa recherche trouve ici le souhait partagé avec Schiavone de voir naître un «nouvel humanisme». Le travail dont je fais ici la recension trouve donc tout son intérêt non plus dans une exploration d’un historien d’exception, non plus même dans le champ d’exploration dont Braudel disait qu’il le donnerait tout entier pour «sauver» les sciences humaines, mais dans la recherche de cette nouvelle «syntaxe sociale» d’un nouveau chantier. Ce livre, superbement écrit, érudit sans pesanteur, aussi littéraire que scientifique, participe à l’espoir que parfois donnent les livres : celui de survivre en tant qu’êtres pensants.

(1) Accélération, de Hartmut Rosa, aux éditions de La Découverte 2010.

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lundi 20 septembre 2010

Etat du monde : de quoi demain ?

«Nous ne sommes pas encore libres, nous avons seulement atteint la liberté d’être libre.» À la recherche d’une épitaphe qui symboliserait tous les espoirs placés dans ce XXIe siècle, les mots de Nelson Mandela viennent immédiatement à l’esprit – inutile d’en expliquer la raison. À l’heure où le monde réfléchit à son avenir sous l’égide de l’ONU, avec le bilan d’étape des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), comment se faire encore poètes mangeurs de lune alors que l’état actuel de l’humanité, qui, comme chacun le sait, n’existe point encore, nous recommande de dormir d’un sommeil léger ? La soif éperdue d’égalité, de justice et d’éradication de la faim dans le monde porte d’autant plus qu’elle fait cruellement défaut aux peuples de la terre…

Dix ans tout juste après que 189 États affichèrent leur volonté (sic) de réduire l’extrême pauvreté et les inégalités d’ici à 2015, est-il nécessaire de répondre à la question suivante : cette promesse solennelle a-t-elle été tenue ? Répliquons plutôt par ce que certains considéreront comme une provocation, mais qui, à bien des égards, vaut tous les discours : pour sauver une poignée de banquiers, les chefs d’État et de gouvernement de la planète ont réussi à trouver 3.000 milliards, alors qu’ils oublient depuis des années de payer le vingtième de cette somme pour sauver les pays pauvres de la famine, des pandémies et de la misère. À la faveur de la crise financière mondiale, c’est le masque du capitalisme qui est brutalement tombé… Car l’horreur est là, palpable : éradiquer la malnutrition ne coûterait «presque» rien comparé aux plans contre la crise… La FAO, qui compte 925 millions de malnutris, soit 90 millions de plus qu’avant les crises alimentaires des dernières périodes, ne demande que 22,2 milliards d’euros par an pour mettre fin durablement au problème. Moins de 3 milliards d’euros par an permettraient de traiter toutes les personnes touchées par la malnutrition aiguë sévère, dernier stade avant la mort. Vertige du monde réel...

Pendant ce temps-là, chacun sait que les populations qui souffrent de la faim continuent, en valeur absolue, à croître, et que la faiblesse des rémunérations maintient 20% de la population mondiale salariée sous le seuil de pauvreté. Quant au «partenariat» dit de développement, l’aide publique est inférieure à 0,3% du PIB mondial, sachant que l’actuel commerce mondial aggrave les inégalités… Depuis trente ans, les gains de productivité de l’économie ultralibéralisée vont massivement au capital, les prédateurs prennent tout, tandis que la croissance n’enrichit que marginalement les pays émergents.

L’ici-maintenant est un océan de disproportions. À quoi ressemblera l’entr’aperçu de notre à-venir ? Contrairement à un slogan à la mode, ce n’est pas la planète qu’il faut sauver, mais l’humanité! Comment accepter qu’un Terrien sur dix possède 80% des ressources mondiales, que 2% de l’humanité disposent de 50% des richesses, que la moitié des hommes n’en possèdent qu’un pour cent ? Les dirigeants de l’ONU devraient le savoir, rien n’est pire que le dévoiement d’une espérance. Alors, soyons sérieux. Aucun horizon ne sera redéfini sans qu’une nouvelle gouvernance mondiale – en somme une tout autre ONU – n’impose une vraie répartition des richesses à l’échelle globale. Faute de quoi nous lirons longtemps encore une autre phrase prophétique de Mandela : « Tant que la pauvreté persistera, il ne saurait y avoir de véritable liberté.»

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 septembre 2010.]

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dimanche 19 septembre 2010

Désir(s) : ou comment poursuivre la Fête de l'Humanité...

Fête. L’horizon forme quelquefois des ourlets que seule l’imagination, fille du courage, déplisse à la forme de l’ambition… Quels meilleurs mots, une semaine après la Fête de l’Humanité vécue à un rythme endiablé, pour traduire le sentiment qui domine, alors que les derniers échos résonnent au loin du côté du parc de La Courneuve, nous laissant les plus beaux souvenirs d’un accomplissement réussi ? Reste une question, qui s’impose plus fortement année après année, à la hauteur du temps qui nous écrase : comment «poursuivre» la Fête? Plus exactement, comment en préserver jusque dans les moindres détails la diversité, la richesse, bref la démesure que les années d’expérience ne nous empêchent pas d’évaluer à sa juste grandeur ? En somme, comment laisser vivre et s’exprimer au-delà de septembre cette «trace» si impérieuse ? Comme le dit avec un brin d’émotion la coprésidente des Amis de l’Humanité, Edmonde Charles-Roux : «La Fête est un concentré vivant de ce que l’Humanité ne devrait jamais cesser d’être toute l’année, mélange d’idéal et d’idées, de maturité et de jeunesse…»



Génération. Parlons donc de cette jeunesse vibrionnant de la Fête. Une jeunesse si visible mais tellement insaisissable qu’on la devine en interrogations majeures, à la limite des états de sévice. La possibilité de l’engagement de ces jeunes n’est pas en cause, comme en témoigne chaque discussion un peu élaborée avec le moindre d’entre eux. Non, ce qui nourrit leurs insomnies et les rend en apparence si désœuvrés mais révoltés, si déconsidérés d’eux-mêmes
mais si fiers de ce qu’ils sont, dans une dialectique significative de notre époque, c’est bien la sauvagerie plantée au cœur de leur quotidien et qu’ils s’emploient à dénoncer dès qu’on leur en laisse le loisir. Chaque trait de leur visage témoigne de cette sauvagerie, ce qui les contraint à une infinie mélancolie (souvent mal comprise). L’insouciance est devenue un luxe qu’ils ne goûtent guère… Leur génération a été accouchée dans 
la souffrance du mondialisme (la gouvernance globale) et 
la mise à l’échelle de la mondialisation (le partage des techniques sur tous les continents). Ce qu’ils voient et vivent se résume d’une formule simple : les stratégies financières et logistiques ont pris le pas sur les stratégies politiques d’émancipation jadis étayées par les droits des citoyens. Leur entrée dans la «vie active» – formule si éloignée de la réalité désormais – est retardée, précarisée, infantilisée, soumise aux diktats de la financiarisation à tous les étages, pour les études supérieures, le droit au logement, l’accès aux transports, les soins, etc. Tel est leur monde imposé. Sera-ce leur unique horizon ?

Colère. Faut-il que le bloc-noteur ose avouer ce à quoi il pensa en pleine allégresse, voyant ces jeunes parmi la foule se revendiquer d’un «autre monde» à bâtir, d’un «à-venir» différent et même, pour certains, d’un «changement radical» ? À une formule entrevue sur la jaquette d’un livre exposé en bonne place au Village du livre de la Fête : «C’est en ne cherchant pas que tu trouveras.» Ces mots, peu en rapport avec 
la sociologie des acteurs-arpenteurs de la Fête, claquèrent telle une évidence alors que tout, absolument tout nous laisse croire à la célèbre formule de Picasso : «Ce que je trouve m’apprend ce que je cherche.» Alors ? Par-dessus les heurts quotidiens, que nous disent-ils, ces jeunes, même maladroitement ? Que la société est d’une telle violence que les recours au calme s’épuisent à mesure que la colère souterraine grandit. Que l’envie a sûrement un rapport particulier avec toutes 
les formes du désenchantement (à réfléchir). Que ce supposé désenchantement est pourquoi pas l’expression sublimée de la lucidité (idem). Que s’agrandir, se hisser, se transformer, se vivre-ensemble en collectif n’est pas une mince affaire en un temps où l’individualisme et le consumérisme tentent 
de tout dominer…

Poïélitique. Rappelons-nous toujours. Lorsque poésie et création s’emmêlent et s’en mêlent, l’éphémère survit au temps. Dans les flux et les hasards, au croisement des rencontres et des expériences, le peuple de la Fête, si clairvoyant, si combatif, nous enseigne en permanence une grande leçon de l’histoire : dans l’existence de tout r-évolutionnaire d’âme qui se respecte, il subsiste deux écueils, celui de croire que l’on peut tout changer et celui de croire que l’on ne peut rien changer. Mais puisque ensemble le «tout» l’emporte sur le «rien», il fallut être là au bon moment pour saisir l’importance symbolique de quelques mots prononcés par Bernard Lubat après sa prestation miraculeuse avec Allain Leprest au stand des Amis : «Ici, il n’y a pas de devoir, il n’y a que du désir.» D’un seul coup, comme s’il fallait s’attendre à ce surgissement-là de la pensée, propulsée dans toutes ses libertés, aspérités, singularités, altérités, le citoyen d’art et d’essai a-musicien et philos’autres venait enfin de tout résumer. Les mots sont des masques qui n’ont rien à cacher, dit-on. Le bloc-noteur mécontemporain atavique eut soudain les larmes aux yeux d’un bonheur si jouissif que sa pertinence même devenait une affaire poïélitique. De quoi déplisser les ourlets de l’horizon, non ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 septembre 2010.]

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vendredi 17 septembre 2010

Conseil de lecture : corps-à-corps en prose

Ils, de Franck Delorieux, co-édition Le temps des Cerises & Les Lettres Françaises (10 euros).

Pris par les soubresauts de cette rentrée menée à cent à l’heure, je dois avouer aux internautes un retard dans la recension de quelques lectures effectuées au gré de l’été. Pour rattraper ce retard coupable dans ces conseils si précieux, je me sens presque désarçonné d’évoquer si tard le nouveau livre de Franck Delorieux, publié il y a quelques semaines et dont la lecture m’emporta dans un univers de totale liberté d’expression, sans que cette prose, à aucun moment, alors qu’elle explore une littérature totalement licencieuse, ne se permette la moindre vulgarité – ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce texte.

Car Franck Delorieux ne cache rien des rapports sensuels et sexuels entre deux hommes. «Les phrases sont une peau», écrit-il. Pour mieux abolir les tabous et le temps… Puisqu’il dédie son roman à son «unique amour» et que, en exergue, il cite opportunément Paul Valéry: «Les caresses sont connaissance. Les actes de l’amant seraient les modèles des œuvres» (Variété III), on pourrait croire que l’auteur ne parle que de «lui». Ce serait se méprendre. Le «Ils» du titre est une invitation à l’universalité des êtres (bien qu’ici masculins). Donc plusieurs personnages. Pour «un long poème de plaisir, un blason du corps amoureux», un «manifeste hédoniste et eudémoniste», comme l’explique justement dans sa préface Marie-Noël Rio.

«Ils lisent, chacun, un éclat de désir dans le regard de l’autre ; d’autres éclats surgissent ; le temps est suspendu», écrit Franck Delorieux dès les premières lignes. Et tout est suggéré – avant d’être explicitement narré dans le détail. Sans jamais oublier que «le baiser est l’alphabet du plaisir». Sans jamais omettre que «les phrases sont une peau». Et surtout, sans mentir: le réel c’est aussi la sexualité des corps, la nudité et la beauté de l’action, des fesses, des sexes, des langues et des fluides, des gémissements et des positions, de la jouissance. Une cavalcade de jouissance, elle-même, parfois, l’amie de la raison, comme en témoigne l’histoire libertine du XVIIe et XVIIIe siècle.

Franck Delorieux a accordé une grande importance à la typographie de ce livre, et pour cause (bel effort de l’éditeur). Comme une feuille de route qu’il convient de respecter, pointe-là une démarche poétique qui prend tout son sens. Pas de plaisir sans raison ! Pas de plaisir sans règle ! L’auteur l’affirme et ça vaut toutes les définitions: «J’entremêlerai le plaisir, le bonheur, l’amour et l’écriture. Je ne vois pas d’autres raisons de vivre. Je suis heureux.»
Il y a toujours de l’amour dans la r-évolution. Il y a toujours de la r-évolution dans l’amour.

(A plus tard…)

lundi 13 septembre 2010

Dignité(s) : les retraites, Marx et la rue...

Retraites. Tous parmi la foule. Une foule soudée pour un combat de civilisation. Ces artisans d’une des plus belles mobilisations populaires depuis beau temps sont souvent décrits, par quelques pseudo-penseurs de la médiacratie, comme des marginalisés de la mondialisation, des sans-grade de l’évolution, des non-instruits du monde-qui-change. Mais ces millions de personnes, debout, qui veillent encore sur une France épouvantée, continuent, elles, à produire les valeurs morales d’une ambition collective. Sentinelles 
dans la nuit... Elles résistent, labourent leur quotidien, se lèvent 
à pas d’heure et se couchent dans la douleur, cumulent parfois les emplois, cherchent des issues. N’en déplaisent aux nicoléoniens, ces gens dits «de peu», par lesquels l’être-ensemble prend tout son sens, produisent les plus-values sans lesquelles, depuis que le capitalisme est ce qu’il est, il n’y aurait ni capital, ni richesses, ni excès, ni luxe, ni économie globalisé, ni CAC 40.

Manifs. Dans les rues parisiennes donc. Des jeunes (que de jeunes !!!), des vieux, des hommes, des femmes, des ouvriers, des profs, des sans-emplois et même des syndicats de policiers. Puis du soleil, et, tenez-vous bien, beaucoup de cadres défilant en rang serré de blanc vêtus. Malgré la peur distillée dans tous les discours depuis des mois, peur qui gagne quand les budgets publics sont mis au régime sec et que les agences de notation menacent et dictent leur loi, bref, malgré un climat de psychose, pas moins de deux millions et demi de manifestants partout en France. Un 7 septembre ! Franchement, avec le calendrier de «trêve estivale» fixé par le gouvernement, qui espérait briser l’élan du mouvement social, même les plus audacieux n’auraient jamais imaginé un tel succès en nombre. D’où la question légitime : le peuple en marche peut-il l’emporter ?

Classes. Entre mépris et insulte, Nicoléon continue comme si de rien n’était à négliger ce peuple en révolte. Inflexible sur les dates pivots du système, en particulier le passage de 60 ans à 62 ans de l’âge légal, intransigeant sur l’esprit même de l’idéologie qui préside à ce texte sauf quelques aménagements prévus de longue date, le prince-président n’a donc accepté de discuter que sur les marges. La philosophie, la loi, la règle, les valeurs, les normes et au bout du compte une certaine idée de la République sont mises au défi permanent de leurs destructions. Ainsi, plus question d’accuser la seule autorité, ou sa représentation. S’il s’agit d’actes hautement symboliques, ils sont d’abord et avant tout réels ! À vouloir balayer la classe ouvrière, quand il ne s’agit pas – vieille histoire – de nier jusqu’à son existence, la classe dominante et son allié libéral-sécuritaire n’engendrent rien d’autre qu’une forme de barbarie. Une barbarie (anti)sociale, le rêve d’une société sans classe ouvrière qui façonnerait un travail sans travailleurs, désaffilié, sans statut, invisible et muet, ne revendiquant plus rien qu’une subsistance a minima. Une espèce de travail captif d’une des variantes les plus éhontées de l’esclavage contemporain, l’insécurité sociale, la précarité de l’emploi, la sous-traitance, l’intérim, etc. Autant le dire : une société qui humilie sa force de travail est une société de l’aliénation. Tel est le but du capitalisme, plus que jamais lourd de périls extrêmement graves. Tandis que la créativité humaine est endormie dans les sociétés figées, chez des esprits quelquefois domestiqués, les crises, comme celle que nous vivons aujourd’hui, ont-elle la vertu de réveiller les capacités créatrices ou destructrices ? Rappelons-nous de l’injonction de Gramsci : «Optimisme de la volonté, pessimisme de l’intelligence.» Devra-t-on attendre la grande crise finale pour que la classe ouvrière (re)prenne la parole et le pouvoir sur la vie, (re)mettant la main sur son destin, dans l’alliance, le respect, la fierté et la dignité de l’être historique ?

Marx. «La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution», écrit l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat dans une préface tonitruante qu’il vient de donner aux Éditions Demopolis, à l’occasion de la publication du volume I de Qu’est-ce que le capitalisme, de Karl Marx, une compilation en cinq chapitres du Capital. Sachant que, en 2010, seule la moitié des manuscrits du célèbre philosophe et théoricien socialiste a été à ce jour publiée, donc que l’autre moitié reste inédite (sauf pour une poignée d’érudits privilégiés ayant accès aux archives), et sachant par ailleurs que le «retour» à la lecture des œuvres de l’auteur du Manifeste est un phénomène mondial depuis le début de la crise financière, nous ne pouvons que saluer l’initiative de Demopolis, qui, à sa manière, contribue utilement à l’inlassable chantier de décryptage du capitalisme. Mordillat interroge : «Comment penser cette impensable transformation du monde où 2% de l’humanité disposent de 50% des richesses, où la moitié des hommes n’en possèdent qu’un pour cent ?» Et il ajoute: «Et c’est là que l’énergie révolutionnaire des analyses de Marx nous encourage et nous soutient dans une perspective aussi joyeuse que stimulante que celle d’un slogan vu sur le mur d’une usine en grève : le capitalisme est malade, achevons-le !» Beau programme, non?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 septembre 2010.]

(A plus tard...)

jeudi 9 septembre 2010

Conseil de lecture : pour redécouvrir le journaliste Jaurès...

Jaurès, la passion du journaliste, par Charles Silvestre (aux éditions Le Temps des Cerises), préface d'Edmonde Charles-Roux, dessins d'Ernest Pignon-Ernest (12 euros).

Rarement dans toute leur histoire les journalistes se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de leur travail quotidien, sur leur fonction. Chacun le perçoit bien sans l'admettre tout à fait : des gazetiers du Grand Siècle aux plus fameux reporters des conflits contemporains, l'âge d'or du journalisme s'éloigne. Et avec lui, en sa définition même, ce point ultime de la dignité que nous fantasmons beaucoup, certes, mais qui, aux heures de retrouvailles collectives, offrait à la France un cursus de valeurs assez solides pour consolider ses bases arrière et mettre tout le monde d'accord. En ce domaine aussi, la spécificité française n'a pas été qu'une exception, mais bien, dans les grandes lignes, une exceptionnelle spécificité.

Après ce préambule (nécessaire?), vous aurez compris pourquoi j’accorde une importance capitale au journaliste Jaurès, que nous aide opportunément à
(re)découvrir Charles Silvestre. En publiant Jaurès, la passion du journaliste (éditions Le Temps des Cerises), l’ancien rédacteur-en-chef-adjoint de l’Humanité et co-secrétaire national des Amis de l'Humanité nous dresse le destin d’un homme de plume quotidienne qui, dit-il, en laisserait plus d’un rêveur. Et pour cause. De Jaurès, le grand public connaît surtout l’homme politique, le socialiste, le tribun incomparable, l’immense Républicain, l’historien et, bien sûr, le martyr du café du Croissant, première victime hautement symbolique de la Première Guerre Mondiale. Certains savent moins, pourtant, que Jaurès fut un journaliste absolument fascinant, bien avant la création de la grande œuvre de son existence, l’Humanité.

Dans la préface qu’elle donne à ce livre, Edmonde Charles-Roux, de l’académie Goncourt, l’écrit d’emblée: «C’est le grand mérite de Charles Silvestre que d’avoir mené ses lecteurs à la découverte de l’un des aspects les plus méconnus de la personnalité de Jaurès. (…) Le journalisme a été l’arme secrète de Jaurès. On ne peut plus les dissocier l’un de l’autre. Ils se confondent.» Edmonde Charles-Roux a non seulement bien lu, mais elle a raison d’insister sur un fait qui, au fil des pages et sous la plume de Charles, devient une évidence fondamentale: si l’homme politique Jaurès a fait le journaliste Jaurès, c’est aussi le journaliste Jaurès qui a fait l’homme politique Jaurès. D’où «l’extraordinaire ampleur de l’œuvre journalistique de Jaurès et de son extrême diversité», s’enthousiasme Edmonde Charles-Roux à juste titre.

En restituant avec maestria le contexte d’articles restés célèbres du fondateur de l’Humanité, Charles Silvestre nous aide à comprendre comment et pourquoi Jaurès accorda une place si importante à la presse, avant même sa première élection de député en 1885, à vingt-six ans. Son nom figura en effet dans L’Union Républicaine, Le Réveil républicain, L’Avenir, Le Courrier et la Dépêche bien sûr, quotidien du Midi très important à l’époque. «Jaurès, c’est la maîtrise du sujet», écrit Charles. On ajoutera: et une plume hors normes... Citons par exemple ce passage de Jaurès, dans la Dépêche justement, en 1887: «Plus de lumière, demandait Goethe avant de mourir ! Plus de justice, demande notre siècle, avant de finir ! Or, pour réaliser la justice, il faut deux choses : la clarté dans l’esprit et la générosité dans le cœur, il faut l’élan et la science, il faut le coup d’œil et le coup d’aile.» Lumineux Jaurès, un œil braqué sur les faits, l’autre tourné vers l’horizon…

Ce qui fascine aussi, dans ce livre, c’est la compréhension, trait par trait, mot à mot pourrait-on dire, de l’évolution de Jaurès au fil des années. Une constante apparaît pourtant, exprimée fort tôt et que nous retrouverons plus tard dans l’Humanité, celle de sa lucidité vis-à-vis du capitalisme: «L’expérience, écrit-il dans la Dépêche dès le 18 décembre 1895, démontrera à tous que les réformes les plus hardies peuvent être des palliatifs, mais tant qu’elles ne touchent pas au fond même de la propriété capitaliste, elles laissent subsister la racine amère des innombrables souffrances et des innombrables injustices qui pullulent dans notre société.»

Puis arriva, bien sûr, l’Humanité. Silvestre résume le début de l’aventure par ces mots: «Le 18 avril 1904, Jaurès n’écrit pas, comme à son habitude, UN article. Il écrit un mot. Il écrit un journal. Il écrit un éditorial. Mais on n’est plus dans l’habitude. On est dans la nouveauté ! Le mot fait le titre du journal qui vient de sortir des presses, avec son odeur d’encre fraîche: l’Humanité.» Chacun connaît la formule de Jaurès: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine.» Et Charles Silvestre ne se trompe pas en citant l’éloge de Jacques Derrida, qui, en 1999 dans l’Humanité précisément, écrivait à propos du nom même (l’Humanité) choisi par Jaurès: «Magnifique ! Intolérable ! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions meurtrières… Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question tremblée ce qu’ils CROIENT SAVOIR.» Et Derrida ajoutait: «On n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’Humanité que pourtant on annonce et se promet ainsi.» Silvestre insiste d'ailleurs: «L’Humanité est née du besoin de donner une voix au socialisme.» Et à propos du socialisme, Jaurès écrivait lui-même, en 1912: «Sans cet idéal supérieur, le syndicalisme rétrograderait au corporatisme le plus étroit, le plus médiocre, le plus bourgeois.» Sans ambigüité.

Quand je vous aurai dit que le livre de Charles Silvestre comporte par ailleurs une sélection d’articles (ou d’extraits) de Jaurès, et que l’ensemble est illustré de dessins (absolument sublimes) de l’ami Ernest Pignon-Ernest, vous aurez compris à quel point vous devez vous procurer au plus vite Jaurès, la passion du journaliste. Seule la résonance du futur dans le présent ou du très loin dans l'ici-maintenant nous offre (dans de rares moments d'orgueil) la possibilité en "son ampleur" de nous incarner dans quelque chose de plus grand que nous. Ce quelque chose porte un nom, toujours vivant en 2010: c'est l'Humanité. L’Humanité selon Jaurès, l'Humanité selon nos pères, l'Humanité selon ses lecteurs, l'Humanité selon nos enfants, l'Humanité comme une évidence, l'Humanité en effet... Dans le journal de Jaurès, le journalisme n'est pas un testament mais un acte de vie chaque jour recommencé, un cri de naissance perpétuel qui renvoie au cri de l'homme assassiné. En responsabilité et en conscience, ce qui est écrit dans ce journal doit être unique. Chaque fois unique, le début de l'humanité.
A sa manière, Charles Silvestre y rend un vibrant hommage. Merci à lui !

Lire également l'article de Gilles Candar, paru dans l'Humanité du 30 août 2010:

(A plus tard…)

lundi 6 septembre 2010

Retraites : parole au peuple !

Si les idées de transformations ont toujours un pouvoir sociopolitique, puisqu’elles enfantent les vrais espoirs collectifs permettant de renverser un ordre social donné, seules les mobilisations populaires d’ampleur qui les accompagnent offrent à l’histoire les soubresauts imprévus capables d’épaisseur. Alors autant le dire. La France des luttes, celle qui ne se résout jamais à la domination de puissants, a rendez-vous avec son destin, cette semaine, et plus particulièrement ce mardi 7 septembre, jour de grandes mobilisations partout dans le pays pour refuser le projet gouvernemental de démantèlement de nos retraites. L’enjeu enjambe de loin le strict cadre d’une nouvelle journée d’action. N’ayons pas peur des mots, notre avenir commun est en cause. Un choix de civilisation.

Toutes les personnes de conscience le savent désormais. Nicolas Sarkozy et ses affidés, qui contrôlent un appareil d’État clanique, ont enfoncé au pas de charge toutes les frontières de l’ensauvagement français contemporain, installant l’un des pires néoconservatismes de l’Occident, n’hésitant pas à puiser sa semence idéologique dans les pires caniveaux de la réaction, tout en voulant déchirer, cela va de soi, les dernières pages de notre pacte social républicain. Cible prioritaire : notre emblématique système des retraites. Jadis, il était l’un des piliers intergénérationnels de notre vivre-ensemble solidaire. Mais depuis peu, par la volonté de l’UMP et le diktat des marchés financiers, il ne serait devenu qu’un odieux bénéfice, une déchirure, une méfiance, bref l’objet de toutes nos peurs… La perversité du discours dominant a atteint un tel degré d’infamie que même l’espérance de vie, ce bien commun de l’humanité, a été présentée comme un handicap nécessitant d’abattre l’âge légal de nos retraites…

Faut-il pourtant rappeler que la contribution financière pour «sauver» notre système actuel représenterait au pire 3% des richesses des années futures ? Qui osera contester que cela se situe bien loin des dix points de richesse qui se sont déplacés des poches du travail vers celles du capital en un peu plus de vingt ans ? Au fond, quelle civilisation souhaitons-nous laisser en héritage à nos enfants ? Cette question devrait hanter chaque citoyen. Selon un sondage Ifop publié par Ouest-France, une large majorité des Français (70%) «approuve» la journée de mobilisation syndicale organisée ce mardi, cette approbation culminant même chez les 18-24 ans (87%). Cette étude d’opinion répond en partie à ladite question. Mais en partie seulement.

En choisissant l’inhumain et le populisme teinté de xénophobie, en rompant définitivement avec le mythe gaulliste d’un État au-dessus des intérêts particuliers, la droite dominante connaît une crise politique et morale sans précédent, comme en témoignent les rassemblements de ce samedi pour défendre une certaine idée de la République. Mais pour que cette crise se transforme en rapport de forces favorable aux oppositions politiques et sociales, un échelon dans la mobilisation doit être franchi. Alors que le projet de loi sera débattu au Parlement dès mardi en procédure d’urgence – un déni de démocratie –, tout indique que les manifestations dépasseront le cap symbolique du 24 juin dernier. Si tel est le cas, le prince-président ne pourra plus nier que le climat a changé et que les tentatives de manipulation de l’opinion n’auront pas suffi à faire triompher sa guerre sociale. Les jeux ne sont donc pas faits. L’Histoire l’exige : personne ne doit faire défaut.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 septembre 2010.]

(A plus tard...)

dimanche 5 septembre 2010

Silence(s) : pour Laurent Fignon...

(À l’ami disparu. Trop tôt. Si vite.)
Choc. Partir-revenir. Revenir-partir. Allez savoir où se situe la différence ? Nous le savons, l’éloignement ne prémunit en rien contre les affres du temps – au contraire même. D’autant que d’autres éloignements plus menaçants viennent chasser tout manquement ou oubli. Dans le sanctuaire de nos existences, dépouillées de nos apparences, la versatilité de nos parcours exige son dû et impose à chacun d’entre nous une infinie variété d’expériences. Pour tenir le cap. Et choisir une sorte de désert intériorisé totalement assumé à défaut d’être maîtrisé, quitte à éprouver l’impression de se situer en marge, dans les interlignes d’une certaine collectivité médiacratique bêlante… Sachez-le, 
le bloc-noteur en pleine dérive des sentiments en était là, coincé entre ailleurs et ici, août achevant ses derniers feux, quand, surpris sans sommation, le coup de téléphone fatal survint 
et le silence se rompit. Injonction mortifère. «Laurent est mort.» Trois mots. Rien que trois mots. Et un cri.

Fignon. Ces mots ont défilé en boucle. Prendre soudain conscience de cette vérité. Lui donner un sens, un vague sens. On pense soudain, par association d’idées, à Bernard Giraudeau. Et puis oui, on comprend enfin : Laurent Fignon 
s’en est allé. Vraiment. Malgré les soins. Les protocoles. On a beau dire qu’on soigne de plus en plus (ou de mieux en mieux) les cancers, qu’on «gagne» une survie pouvant être «datée», en mois, en années. Après dix années de lutte, Giraudeau avait eu quatre rechutes, autant d’opérations, une chimio interminable. Lui-même l’expliquait sans détour : «On vous parle d’une survie de cinq ans. Cinq ans, c’est formidable, c’est beaucoup… et cela ne fait pas grand-chose.» L’ami Laurent, lui, se sera battu un peu plus d’un an. C’était beaucoup. Et pas grand-chose. C’était il y a longtemps. C’était hier. Mon dieu.

Mots. Ici-maintenant, comment ne pas repenser aux mots de Laurent ? Se les remémorer, encore et encore, manière bien modeste d’exorciser quelques démons: «Puisque beaucoup m’ont posé la question depuis la sortie de Nous étions jeunes et insouciants (Grasset), il me faut l’avouer en toute humilité : 
je ne regrette pas, oh non ! d’avoir divulgué la gravité de la maladie qui me frappe. Le cancer est une maladie mortelle. Les mots 
ne changent rien à l’affaire, ils aident juste à comprendre, 
ils témoignent de ma réalité. J’ai toujours été comme ça, c’est plus fort que moi : qu’elle plaise ou non, je suis un partisan farouche 
de la vérité.» Et il ajoutait : «Une pareille épreuve, ça tourne dans 
le crâne. Impossible de n’y pas penser, de se le retirer de l’esprit. Cela fait partie de tout votre être. (…) J’ai été un sportif de haut niveau et je connais bien mon corps, ses réactions, ses demandes, ses insuffisances. Néanmoins, ça dépasse l’entendement de savoir – et surtout d’intégrer pleinement l’idée – que ton corps puisse vouloir te tuer. Oui, mon corps veut me tuer ! C’est ça, le cancer. Rien d’autre. C’est la traîtrise suprême qui ne répond qu’à une seule et unique stratégie : profiter de ton éventuelle rémission…»

Mort. Alors il fallut comprendre et dire à la fois l’imminence de la mort – événement inouï – en affirmant son impossibilité même. Tel était l’ami Laurent depuis 
des semaines. Nous ne pouvions pas être à la fois plus préparés à sa disparition, plus préparés par lui-même en quelque sorte, par sa lucidité exemplaire des ultimes temps, et pourtant 
plus désemparés par la perspective. À la fois meurtris, blessés, 
plus endeuillés d’avance et plus incapables que jamais 
d’amortir le choc, la secousse. Horreur de la prévisibilité. Mais multiplicité des temps vécus en accéléré – tellement. 
Il y eut la mort toujours imminente. Puis la mort non pensable, pourtant prête à s’abattre. Puis la mort déjà arrivée, l’annonce, la douleur, les minutes tout aussi mortes, les heures qui filent déjà sans même suspendre leur obscur vol, pour qui, pour quoi. Trois temporalités qui finissent par se mêler pour former des certitudes qu’on pensait inconciliables : l’attente ; la violence ; l’après... Vérité crue. Rien qu’elle. Rien d’autre. Vraiment rien d’autre ? Dans l’Écriture du désastre, Maurice Blanchot écrivait: «Mourir est irreprésentable, non pas seulement parce que mourir est sans présent, mais parce qu’il n’a pas de lieu, fût-ce dans le temps, la temporalité du temps. Il n’y a rien à faire avec la mort qui a toujours eu lieu : œuvre du désœuvrement, non-rapport 
avec un passé (ou un avenir) sans présent.» L’inconcevable temporalité est donc bien là, plus en lui (le mort) mais déjà 
en nous, en nous tous, nous qui sommes confondus d’émotion par l’irrécusable témoignage de sa continuité (en nous).

Silence. Et finalement ? Oser. Oser le bonheur de dire «oui», d’affirmer sans fin, ni retour. Une manière comme une autre de rester proche, très proche, malgré l’éloignement. Revenir-partir. L’ami Laurent en disait: «Tous les hommes meurent un jour. Si ma vie devait s’arrêter prochainement, j’aurais cette chance inouïe de partir sans regret. Trop jeune, bien sûr, 
mais sans regret. J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.» Partir-revenir. Mais, bordel, que le silence se fasse enfin!

(BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 septembre 2010)
(A plus tard...)

jeudi 2 septembre 2010

Education nationale : tableau (très) noir

Parce qu’il en brasse beaucoup, le ministre de l’Éducation nationale ne manque décidément pas d’air… Tandis que 850 000 enseignants effectuaient hier leur rentrée afin de préparer l’arrivée, ce jeudi, des 12 millions d’élèves, Luc Chatel, alias porte-parole du gouvernement, a continué d’esquiver les questions brûlantes, osant affirmer, à la limite du grotesque, que l’éducation nationale «allait bien». Abusant d’une langue bien exercée après plusieurs jours d’occupation des médias, Luc Chatel, invité de France Inter, a rabâché que l’école était le «premier budget de l’État», comme si une vérité historiquement connue de tous justifiait à elle seule les projets éducatifs en cours, qui ne forment qu’un puzzle destructeur dont on peut déjà mettre en place les morceaux : moins de moyens et de personnels, des professeurs inégalement formés pour des écoles aux objectifs différents. L’égalité des chances, valeur essentielle de la République, est en péril. Et ce n’est pas une découverte. Puisque le sarkozysme n’aime pas l’égalité républicaine, pourquoi devrait-elle continuer de s’appliquer à l’école ?

Les bons mots du ministre Chatel, servi par toute la médiacratie rampante, n’auront donc pas suffi 
à étouffer la réalité et le climat délétère dépeint par 
toutes les organisations syndicales. Signe des temps, même les inspecteurs de l’éducation nationale, d’ordinaire si prompts à une discrétion sinon 
d’usage du moins largement érigée en coutume rarement transgressée, ont décidé de lancer ce qu’ils appellent un «coup de semonce». Rien ne saurait justifier, en effet, que Luc Chatel ait réussi le tour de force de ne pas évoquer une seule fois, lors de sa conférence de rentrée, les suppressions de postes : pas moins de 16 000 en 2010 . Chiffre auquel il faut déjà ajouter les 16 000 prévues pour 2011. Ce qui portera l’effroyable statistique à plus de 65 000 depuis 2007 !

«Pas une question de moyens», ânonne le ministre, pour qui «l’éducation doit participer à l’effort collectif» en «s’adaptant aux besoins du terrain». La bonne blague. L’homme oublie un peu vite que cette année, le nombre d’élèves augmentera de 39 000 et que beaucoup d’entre eux se retrouveront face à des professeurs stagiaires n’ayant reçu aucune formation pratique devant une classe ! Tout est en place. M. Chatel peut ainsi citer autant qu’il le veut la philosophie libéralo-néoréactionnaire de son action, faite de «méritocratie», d’«autonomie» et de «concurrence». Tout cela pour passer «d’une école pour tous à la réussite de chacun». Les mots ont du sens. Et le sarkozysme est bien là. À tous les étages d’une société plus meurtrie que jamais.

Cette France qui hérisse l’inégalité comme les barbelés nous fait honte. L’école, si importante pour l’équilibre républicain, est une victime emblématique du sarkozysme. Les citoyens doivent prendre la mesure exacte de l’érosion systémique d’une institution jadis jalousée dans le monde entier, mais qui assiste progressivement à la destruction de sa raison d’être : un service public d’éducation, en somme ce que la République peut offrir de mieux… «De toutes les écoles que j’ai fréquentées, c’est l’école buissonnière qui m’a paru la meilleure», disait Anatole France. Dès le 6 septembre, à l’appel des syndicats enseignants, l’école buissonnière fera cette fois l’unanimité des personnels enseignants, sous forme de grèves. Le lendemain, 7 septembre, ils rejoindront les grandes mobilisations pour les retraites. Qui a osé dire que cette rentrée ressemblait aux autres ?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 2 septembre 2010.]

(A plus tard...)

mercredi 1 septembre 2010

Laurent Fignon, à plus d’un titre...

Le grand cycliste français, double vainqueur du Tour de France, s’est éteint des suites de son cancer. Nous avions coécrit son Nous étions jeunes et insouciants, paru aux éditions Grasset en 2009. Laurent était devenu, ces dernières années, un ami précieux...

Attendre fut difficile ; ne plus attendre est désormais terrible… Broyé par la torpeur d’un été sans rémission, dans la frayeur de la moindre sonnerie du téléphone portable, quêtant l’un de ses SMS, un petit «ça peut aller», ou un «merci de penser à moi», il fallait donc que la nuit noire survienne et, avec elle, l’heure d’assécher les mots pour dire l’intensité de la douleur. Bien que le danger soit toujours grand d’oser parler de son propre rapport au(x) mort(s), comment y échapper lorsqu’une partie de vous s’épuise à le réclamer, tandis qu’avec le disparu bascule un monde même, une époque, une certaine idée d’un sport qu’il honora en toute liberté. Laurent Fignon ? Une liberté unique en son genre. Un esprit libre en toute circonstance. Un instinct incarné d’intelligence. Un émancipé de toujours… La voilà donc, la commotion de la disparition. Comme si une longue et intense course personnelle s’interrompait dans la brutalité d’une évidence nommée «cancer».

Comment continuer autrement le témoignage d’un homme (et sportif) d’exception pour que nos pas épousent jusqu’au fond son ombre absolue. Avouons-le sincèrement. Ce qui a pris fin hier, ce que Laurent Fignon a emporté avec lui, ce n’est rien d’autre que l’entr’aperçu d’un monde finissant : le cyclisme. Du moins celui qu’il incarna dès ses débuts. Ce cyclisme tellurique qui mentionnait l’orgueil et l’honneur dans la souffrance consentie… Car, à la charnière des années 1980-1990, Laurent symbolisa – presque à lui seul et parfois malgré lui – une haute ambition de la pratique cycliste, qui n’était pas encore uniquement tournée vers l’ultraprofessionnalisme et l’uniformisation d’un sport faussé par le bio-pouvoir. Un monde où l’on se mesurait de face, «à la pédale». Les apports chimiques n’y changeaient rien, ou si peu. Les forts en caractère, raclés jusqu’à l’os par l’impérieuse nécessité d’en découdre, triomphaient toujours et connaissaient le prix à payer… Au fond, ce cyclisme-là n’aura duré vraiment qu’un siècle et s’épuisa dans les derniers tours de roue des Fignon et des Hinault, et rendit même les armes dans les soubresauts chronométrés d’un contre-la-montre sur les Champs-Élysées, un maudit jour de 1989, pour huit petites secondes d’éternité… C’était encore la petite reine des mythologies usinées par le peuple. La légende. La vraie.

Laurent Fignon : comment écrire l’homme et l’ami sans trahir ni l’un ni l’autre, sans interrompre la brutalité et la douleur d’un partir qu’on savait irrémédiable mais dont on refusait jusqu’à l’absurde l’inéluctabilité ? Lui qui refusait avec une obstination magistrale les consentements au néant et les accommodements avec le style, nous avons donc coécrit Nous étions jeunes et insouciants pour les éditions Grasset, entre novembre 2008 et mai 2009. Il me fallut revisiter dans le détail la carrière d’un cycliste si atypique qu’il suscita plus de fantasmes que d’allégresse populaire. Des centaines de milliers de signes qu’il fallut réduire pour les besoins de l’œuvre. Son mot d’ordre fut la sincérité. Son exigence, l’écriture. Et puis autre chose, rester coûte que coûte fidèle à son souhait de «ne pas raconter les courses, que les courses» mais bien «le reste, tout le reste, ce qu’il y avait autour des courses». Chez lui, trois à quatre séances par semaines, il reparcourut son existence, de l’enfance aux errances, des triomphes aux drames. Chaque page tournée réveillait un monde en réduction qui avait créé un personnage à sa démesure… Je pouvais alors m’émerveiller devant la franchise de l’homme, sa décontraction, son infinie patience face aux événements vécus qu’il fallait reconsidérer avec l’épaisseur du temps, révoquant parfois ses propres comportements, non par jugement, mais par compréhension des faits et gestes. Il ne disait rien parfois et ses silences imposaient le respect. Toujours plus présent que sa présence. Les téléspectateurs du dernier Tour de France en savent quelque chose…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’apprit l’existence de son cancer qu’au point final de notre ouvrage, alors que les épreuves étaient déjà en correction. Comment oublier qu’un jour le téléphone sonna ? C’était lui. «Tu vas bien?», dis-je familièrement, comme l’aurait fait un frère avec l’insouciance des jours qui filent. Lui répondit sur un mode badin : «Pas trop, non. J’ai un cancer, mon petit pote!» Tout changea – et rien ne changea. «Je n’ai pas peur de mourir», répétait-il, alors que le combat, chaque semaine plus compliqué, le rendait plus grave. Quand je lui demandais si le plus dur était la souffrance, il suggérait avec cette pointe d’ironie qui le caractérisait : «Oui et non. Je savais que ce serait difficile à supporter, surtout la chimiothérapie. Mais à ce point… C’est usant, bien plus que tout ce que j’ai connu sur un vélo, c’est dire… Au bout d’un moment, on ne pense qu’à un truc : ne plus rien faire.»

Les forces manquent pour témoigner ce qui nous arrive là, nous coupe le souffle. À l’instant de la grande désorientation, les yeux grand fermés, comment «rêver d’une écriture qui ne serait pas une mort», comme le disait Jacques Derrida? Les mots de Laurent suffisent: «Objectivement, quand je regarde ma vie, quand je pense à ce chemin parcouru en son ampleur, je peux affirmer que j’ai eu la prodigieuse chance de trouver ce pour quoi j’étais doué et de pouvoir en vivre bien, par passion, par plaisir, sans réserve…» Ou encore ceux-ci : «J’aurai cette chance inouïe de partir sans regrets. (…) J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.»

Laurent Fignon ? Un nom et une existence de feu. Le témoignage en fraternité d’un âge d’or qui épuise tous les recours psychologiques. La trace-sans-trace des Géants de la Route avant inventaire… Mi-août, alors qu’il venait tout juste d’avoir cinquante ans, il y eut cet ultime message : «Ne t’inquiète pas, il n’y a aucune peur à avoir.» Ce matin, il n’y a pas d’autre vêtement sur moi que ce lambeau de rage et de stupeur. À plus d’un titre.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er septembre 2010.]

(A plus tard...)