Génération. Parlons donc de cette jeunesse vibrionnant de la Fête. Une jeunesse si visible mais tellement insaisissable qu’on la devine en interrogations majeures, à la limite des états de sévice. La possibilité de l’engagement de ces jeunes n’est pas en cause, comme en témoigne chaque discussion un peu élaborée avec le moindre d’entre eux. Non, ce qui nourrit leurs insomnies et les rend en apparence si désœuvrés mais révoltés, si déconsidérés d’eux-mêmes mais si fiers de ce qu’ils sont, dans une dialectique significative de notre époque, c’est bien la sauvagerie plantée au cœur de leur quotidien et qu’ils s’emploient à dénoncer dès qu’on leur en laisse le loisir. Chaque trait de leur visage témoigne de cette sauvagerie, ce qui les contraint à une infinie mélancolie (souvent mal comprise). L’insouciance est devenue un luxe qu’ils ne goûtent guère… Leur génération a été accouchée dans la souffrance du mondialisme (la gouvernance globale) et la mise à l’échelle de la mondialisation (le partage des techniques sur tous les continents). Ce qu’ils voient et vivent se résume d’une formule simple : les stratégies financières et logistiques ont pris le pas sur les stratégies politiques d’émancipation jadis étayées par les droits des citoyens. Leur entrée dans la «vie active» – formule si éloignée de la réalité désormais – est retardée, précarisée, infantilisée, soumise aux diktats de la financiarisation à tous les étages, pour les études supérieures, le droit au logement, l’accès aux transports, les soins, etc. Tel est leur monde imposé. Sera-ce leur unique horizon ?
Colère. Faut-il que le bloc-noteur ose avouer ce à quoi il pensa en pleine allégresse, voyant ces jeunes parmi la foule se revendiquer d’un «autre monde» à bâtir, d’un «à-venir» différent et même, pour certains, d’un «changement radical» ? À une formule entrevue sur la jaquette d’un livre exposé en bonne place au Village du livre de la Fête : «C’est en ne cherchant pas que tu trouveras.» Ces mots, peu en rapport avec la sociologie des acteurs-arpenteurs de la Fête, claquèrent telle une évidence alors que tout, absolument tout nous laisse croire à la célèbre formule de Picasso : «Ce que je trouve m’apprend ce que je cherche.» Alors ? Par-dessus les heurts quotidiens, que nous disent-ils, ces jeunes, même maladroitement ? Que la société est d’une telle violence que les recours au calme s’épuisent à mesure que la colère souterraine grandit. Que l’envie a sûrement un rapport particulier avec toutes les formes du désenchantement (à réfléchir). Que ce supposé désenchantement est pourquoi pas l’expression sublimée de la lucidité (idem). Que s’agrandir, se hisser, se transformer, se vivre-ensemble en collectif n’est pas une mince affaire en un temps où l’individualisme et le consumérisme tentent de tout dominer…
Poïélitique. Rappelons-nous toujours. Lorsque poésie et création s’emmêlent et s’en mêlent, l’éphémère survit au temps. Dans les flux et les hasards, au croisement des rencontres et des expériences, le peuple de la Fête, si clairvoyant, si combatif, nous enseigne en permanence une grande leçon de l’histoire : dans l’existence de tout r-évolutionnaire d’âme qui se respecte, il subsiste deux écueils, celui de croire que l’on peut tout changer et celui de croire que l’on ne peut rien changer. Mais puisque ensemble le «tout» l’emporte sur le «rien», il fallut être là au bon moment pour saisir l’importance symbolique de quelques mots prononcés par Bernard Lubat après sa prestation miraculeuse avec Allain Leprest au stand des Amis : «Ici, il n’y a pas de devoir, il n’y a que du désir.» D’un seul coup, comme s’il fallait s’attendre à ce surgissement-là de la pensée, propulsée dans toutes ses libertés, aspérités, singularités, altérités, le citoyen d’art et d’essai a-musicien et philos’autres venait enfin de tout résumer. Les mots sont des masques qui n’ont rien à cacher, dit-on. Le bloc-noteur mécontemporain atavique eut soudain les larmes aux yeux d’un bonheur si jouissif que sa pertinence même devenait une affaire poïélitique. De quoi déplisser les ourlets de l’horizon, non ?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 septembre 2010.]
(A plus tard...)
Merci JED : je ne m'étais jamais posé la question de l'après-Fête en ces thermes: "Comment poursuivre la Fête? Plus exactement, comment en préserver jusque dans les moindres détails la diversité, la richesse, bref la démesure que les années d’expérience ne nous empêchent pas d’évaluer à sa juste grandeur ?"
RépondreSupprimerUne interrogation absolument majeure à mon sens qui mériterait bien des débats. La rédaction de l'Huma devrait se pencher sur la question, car la Fête est en effet un concentré de tout ce que vous devriez être toute l'année. Merci d'oser cette problématique...
Le questionnement de Ducoin mérite en effet qu'on s'y arrête. Pour dépasser le constat que nous faisons tous en effet. Comment ne pas en rester à cette impression de réussite... à quoi ça sert sinon d'être satisfait ? Oui, à quoi ça sert si ça ne sert à rien le reste de l'année ? A bon entendeur...
RépondreSupprimerLa Fête fut une nouvelle fois un formidable souffle, un espoir, de la générosité, de la fraternité, de la solidarité... On peut même dire que la Fête est "belle" au sens où elle vit et réfléchit intensément. Ca c'est irremplaçable. Et pour la 80e édition (déjà!!!) il était important aussi de réfléchir à la question de la jeunesse de la Fête : comment est-elle ? comment va-t-elle ? veut-elle vraiment faire la révolution ? Moi, j'en doute personnellement, car je vois, même à la Fête, une jeunesse désinvolte et désabusé du monde tel qu'il est - mais je sais que tout le monde ne sera pas d'accord avec moi...
Ducoin a raison de s'en inquiéter, à sa manière. Les jeunes m'inquiètent beaucoup, moi aussi. Ils sont l'avenir de notre pays. Mais il faudrait qu'ils fassent plus de politique... et qu'ils boivent moins !
YVES CHASSOT
Je suis d'accord avec Yves : oui, c'est sans doute de le dire, même sur le blog d'un écrivain de l'Humanité, mais moi aussi je trouve la jeunesse actuelle totalement désoeuvrée, totalement hors du coup des enjeux actuels. La génération Mitterrand a produit une catastrophe: télé-télé-télé + précarité-précarité-précarité = résignation. C'est logique, hélas...
RépondreSupprimerAN.
Dans les années 70 encore, la précarité et la misère sociale provoquait de la révolte, aujourd'hui elle ne provoque qu'un retrait du monde. Je n'y comprends rien... et c'est pourtant vrai.
RépondreSupprimerMarcel
Des jeunes alcooliques et désoeuvrés, retirés du monde et résignés, qui ont bloqué les universités en 2006, on fait sauter le CPE, se sont mobilisés l'année dernière, et avant, contre le LMD, contre l'autonomie des universités, et qui pourtant passent leurs journées, entre le Pole-emploi, les stages non rémunérés, les CDD, les temps-partiels... Il lui reste quand même une belle energie à CETTE jeunesse. Erreur de généralité !
RépondreSupprimerBonjour à tous,
RépondreSupprimerJe dois avouer que l’évolution de ce débat prend une forme à mon sens inappropriée et inutilement provocante à l’égard de la jeunesse. Comme vous l’avez compris, il était pour moi hors de question de qualifier la jeunesse de la Fête – et plus encore la jeunesse tout court – en des termes qui ne me conviennent pas du tout. Même si elle subit les assauts de la violence sociale sans doute plus fortement que d’autres générations ont pu le connaître, je ne pense pas qu’elle soit désoeuvrée et encore moins «alcoolique» (comment peut-on généraliser ainsi?).
Pour vous dire la vérité, je n’éprouve aucun pessimisme débordant la concernant, juste de l’inquiétude. D’où mes quelques interrogations dans ce texte publiée dans l’Humanité. Entre nous, la jeunesse de la Fête est d’ailleurs une preuve vivante de l’espérance qu’il faut placer en elle. De Villepin (CPE) et quelques autres sont en effet bien placés pour le savoir : la jeunesse est plus combative qu’on veut bien le croire… elle est d'ailleurs très présente dans les rues lors des manifs pour la défense de la retraite à 60 ans !
(A plus tard…)