dimanche 5 septembre 2010

Silence(s) : pour Laurent Fignon...

(À l’ami disparu. Trop tôt. Si vite.)
Choc. Partir-revenir. Revenir-partir. Allez savoir où se situe la différence ? Nous le savons, l’éloignement ne prémunit en rien contre les affres du temps – au contraire même. D’autant que d’autres éloignements plus menaçants viennent chasser tout manquement ou oubli. Dans le sanctuaire de nos existences, dépouillées de nos apparences, la versatilité de nos parcours exige son dû et impose à chacun d’entre nous une infinie variété d’expériences. Pour tenir le cap. Et choisir une sorte de désert intériorisé totalement assumé à défaut d’être maîtrisé, quitte à éprouver l’impression de se situer en marge, dans les interlignes d’une certaine collectivité médiacratique bêlante… Sachez-le, 
le bloc-noteur en pleine dérive des sentiments en était là, coincé entre ailleurs et ici, août achevant ses derniers feux, quand, surpris sans sommation, le coup de téléphone fatal survint 
et le silence se rompit. Injonction mortifère. «Laurent est mort.» Trois mots. Rien que trois mots. Et un cri.

Fignon. Ces mots ont défilé en boucle. Prendre soudain conscience de cette vérité. Lui donner un sens, un vague sens. On pense soudain, par association d’idées, à Bernard Giraudeau. Et puis oui, on comprend enfin : Laurent Fignon 
s’en est allé. Vraiment. Malgré les soins. Les protocoles. On a beau dire qu’on soigne de plus en plus (ou de mieux en mieux) les cancers, qu’on «gagne» une survie pouvant être «datée», en mois, en années. Après dix années de lutte, Giraudeau avait eu quatre rechutes, autant d’opérations, une chimio interminable. Lui-même l’expliquait sans détour : «On vous parle d’une survie de cinq ans. Cinq ans, c’est formidable, c’est beaucoup… et cela ne fait pas grand-chose.» L’ami Laurent, lui, se sera battu un peu plus d’un an. C’était beaucoup. Et pas grand-chose. C’était il y a longtemps. C’était hier. Mon dieu.

Mots. Ici-maintenant, comment ne pas repenser aux mots de Laurent ? Se les remémorer, encore et encore, manière bien modeste d’exorciser quelques démons: «Puisque beaucoup m’ont posé la question depuis la sortie de Nous étions jeunes et insouciants (Grasset), il me faut l’avouer en toute humilité : 
je ne regrette pas, oh non ! d’avoir divulgué la gravité de la maladie qui me frappe. Le cancer est une maladie mortelle. Les mots 
ne changent rien à l’affaire, ils aident juste à comprendre, 
ils témoignent de ma réalité. J’ai toujours été comme ça, c’est plus fort que moi : qu’elle plaise ou non, je suis un partisan farouche 
de la vérité.» Et il ajoutait : «Une pareille épreuve, ça tourne dans 
le crâne. Impossible de n’y pas penser, de se le retirer de l’esprit. Cela fait partie de tout votre être. (…) J’ai été un sportif de haut niveau et je connais bien mon corps, ses réactions, ses demandes, ses insuffisances. Néanmoins, ça dépasse l’entendement de savoir – et surtout d’intégrer pleinement l’idée – que ton corps puisse vouloir te tuer. Oui, mon corps veut me tuer ! C’est ça, le cancer. Rien d’autre. C’est la traîtrise suprême qui ne répond qu’à une seule et unique stratégie : profiter de ton éventuelle rémission…»

Mort. Alors il fallut comprendre et dire à la fois l’imminence de la mort – événement inouï – en affirmant son impossibilité même. Tel était l’ami Laurent depuis 
des semaines. Nous ne pouvions pas être à la fois plus préparés à sa disparition, plus préparés par lui-même en quelque sorte, par sa lucidité exemplaire des ultimes temps, et pourtant 
plus désemparés par la perspective. À la fois meurtris, blessés, 
plus endeuillés d’avance et plus incapables que jamais 
d’amortir le choc, la secousse. Horreur de la prévisibilité. Mais multiplicité des temps vécus en accéléré – tellement. 
Il y eut la mort toujours imminente. Puis la mort non pensable, pourtant prête à s’abattre. Puis la mort déjà arrivée, l’annonce, la douleur, les minutes tout aussi mortes, les heures qui filent déjà sans même suspendre leur obscur vol, pour qui, pour quoi. Trois temporalités qui finissent par se mêler pour former des certitudes qu’on pensait inconciliables : l’attente ; la violence ; l’après... Vérité crue. Rien qu’elle. Rien d’autre. Vraiment rien d’autre ? Dans l’Écriture du désastre, Maurice Blanchot écrivait: «Mourir est irreprésentable, non pas seulement parce que mourir est sans présent, mais parce qu’il n’a pas de lieu, fût-ce dans le temps, la temporalité du temps. Il n’y a rien à faire avec la mort qui a toujours eu lieu : œuvre du désœuvrement, non-rapport 
avec un passé (ou un avenir) sans présent.» L’inconcevable temporalité est donc bien là, plus en lui (le mort) mais déjà 
en nous, en nous tous, nous qui sommes confondus d’émotion par l’irrécusable témoignage de sa continuité (en nous).

Silence. Et finalement ? Oser. Oser le bonheur de dire «oui», d’affirmer sans fin, ni retour. Une manière comme une autre de rester proche, très proche, malgré l’éloignement. Revenir-partir. L’ami Laurent en disait: «Tous les hommes meurent un jour. Si ma vie devait s’arrêter prochainement, j’aurais cette chance inouïe de partir sans regret. Trop jeune, bien sûr, 
mais sans regret. J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.» Partir-revenir. Mais, bordel, que le silence se fasse enfin!

(BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 septembre 2010)
(A plus tard...)

3 commentaires:

  1. Emue aux larmes par ce texte. Une claque pour nous autres qui sommes encore là...
    Merci à Ducoin pour ses mots.

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  2. Les témoignages d'émotion que nous constatons tous autour de nous disent à quel point Fignon était aimé des téléspectateurs, jeunes ou plus vieux. Il avait su tisser un lien d'authenticité, parce que lui, au moins, disait toujours ce qu'il pensait, quelles que soient les conséquences. Un être rare.
    Merci à Ducoin pour tous ses mots le concernant, merci pour le livre qu'il a écrit avec lui, il lui a donné une existence éternelle par les lettres...

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  3. Merci Jean-Emmanuel pour ce bel hommage... Qu'on garde de Laurent sa pugnacité, sa sincérité... Que ses combats nourissent les notre. Il y en a tant à mener.
    DESGRANGE

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