jeudi 12 mars 2020

Rationalité(s)

Vivons-nous une période inédite d’«informa-tiovirus»?

Sucre. Cette peur contagieuse… Si l’homme reste une espèce hautement sociale, pour le meilleur et parfois pour le pire, l’histoire des sociétés nous instruit que les grandes paniques collectives peuvent provoquer autant de dégâts qu’un virus. L’instinct de panique fonctionne comme du sucre pour nos esprits. Ainsi, avec le coronavirus, le monde vit l’un de ces moments «globalisés» les plus étranges de ces dernières décennies, pour ne pas dire le plus important. Nous voilà fascinés et inquiets, sans savoir où penchera la balance, à mesure que le flot d’informations se répand, nous traverse, nous disperse à ne plus savoir ni les prioriser, ni les trier, même pour les plus aguerris des professionnels de la profession – le bloc-noteur parle là de journalisme, bien sûr. Rendez-vous compte: tout change et tout évolue d’une heure sur l’autre, ici et partout sur la planète, de minutes en minutes exaltées, de quoi remettre toutes les priorités sur le métier en des temps qui défient les lois du genre, comme si, depuis quelques jours, tout devait passer au tamis du virus mondialisé. Ne négligeons pas l’importance de la crise sanitaire en cours: ce serait déplacé et dangereux à plus d’un titre. Mais, pour le présent propos, la question se situe ailleurs et mérite qu’on s’y arrête à l’aune de notre époque. Vivons-nous, oui ou non, une période absolument inédite d’«informatiovirus»?

Recul. Régis Debray avait bien raison, il y a près de vingt ans, quand il nous annonçait, prophétique, l’avènement de ce qu’il appelait «l’ère de Maître Lapin». Quand tout doit aller vite, même à la va-vite, telle une exigence de consommation immédiate et brutale, atteignant toutes les strates de nos vies. L’information n’y échappe pas. Bien au contraire, elle semble plutôt devenir l’épicentre de cet irrésistible phénomène. Alors que l’expansion du Covid-19 suscite beaucoup d’inquiétudes légitimes, entraînant quelquefois des décisions irrationnelles, rappelons que la présente épidémie est la première à s’inscrire sous le sceau des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, les secondes nourrissant les premiers, à moins que ce ne soit l’inverse. En somme, restons-nous rationnels face à ce qui nous tombe sous les yeux et dans les oreilles? Sommes-nous prêts à entendre et à comprendre ce qui est réellement proféré, et non pas que nous fantasmons ou que les «médias» sociaux détournent de la réalité? Bref, devons-nous avoir peur, un peu peur, beaucoup peur? Et si «oui», quelle place encore accorder au minimum de raisonnement nous permettant de la rationalité, de l’ouverture d’esprit, de l’altruisme aussi, alors que l’essentiel des «messages» que nous délivrons en masse véhicule souvent tout le contraire, la crainte démesurée, la méfiance déplacée, sans parler des comportements réactionnaires et uniquement intéressés par nos propres intérêts? En temps de pandémie, la vigilance et la gravité n’empêchent en rien l’obligation du sang-froid, du recul, de la stratégie, de l’analyse, etc.

Vérité. Chacun le sait: personne ne peut s’extraire de son époque et beaucoup de victimes de ces comportements sont comme entraînées dans une spirale infernale devant la frénésie médiatique. Même la politique s’est mise au diapason, jouant la majorité de ses partitions au rythme de cette hystérie collective sans précédent. L’émotionnel embarque tout sur son passage, y compris l’information – avec les meilleures intentions du monde – alors que le rôle de l’information serait de tempérer la peur avec discernement. Notre société dite de «l’attention permanente», soumise à l’infobésité galopante, ne serait-elle pas parvenue à un stade qui défie son rapport à la vérité, et à la manière dont elle doit se poser la question de ce dilemme?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 mars 2020]

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