Mortels. Il existe en France un mal silencieux,
tapi dans les zones d’ombre de notre société que peu de spécialistes sondent
vraiment, une calamité si durable et violente qu’elle devient gênante pour ceux
qui constatent le massacre annuel, unis au courage des êtres violentés : les
accidents du travail. Les chiffres officiels, eu égard à l’opacité du sujet
dans beaucoup de cas, traduisent imparfaitement la réalité. Mais puisqu’il
convient de s’en tenir à un « cadre » de départ à partir duquel tout se
«juge», nous savons que 500 à 600 personnes perdent la vie, chaque
année. Terrifiant, non? Pour certains, pas tant que cela. Nous connaissons le
laïus habituel, qui consiste à comparer les époques en se disant – dieu merci!
– que «la situation s’améliore avec le temps»… Le nombre d’accidents du
travail mortels était en effet de 2 500 environ au début des années 1970 et de
1.400 au début du septennat de François Mitterrand. Leur «fréquence» a donc
baissé. Sans blague! Admettons que sont passées par là de meilleures
réglementations (tout de même), françaises et même européennes, et que la
tertiarisation des métiers a également modifié le paysage et la «dangerosité»
d’anciennes tâches, en particulier dans l’industrie, dont des pans entiers ont
été sacrifiés depuis. Seulement voilà, depuis deux décennies, le nombre de
morts est relativement stable, autour de 600 à chaque passage du réveillon.
Question impertinente: y prête-t-on plus attention pour autant? En somme,
doit-on s’en contenter, s’en satisfaire plus exactement, comme une vulgaire
ligne «comptable» qui, à chaque exercice, vient solder des vies humaines,
sans commentaires ni bilans? En vérité, cette «stabilité» des statistiques,
comme si elles étaient «acceptables», reste choquante en elle-même. Comme une
acceptation. Comme une évidence. Comme un «prix à payer». Mais une vie n’a pas
de prix…
Statistiques. Des études de l’Institut de veille
sanitaire (InVS) sur les accidents mortels d’origine professionnelle nous
inquiètent. La grande majorité des accidents (87%) touchent les hommes de
plus de 40 ans. Les secteurs concernés: la construction, l’industrie et
les transports.
Au prorata de la population en activité, rappelons néanmoins que les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la sylviculture présentent le plus fort taux d’accidents mortels. L’enjeu (humain, faut-il le rappeler?) est de taille. Bien que des progrès énormes aient été observés en la matière, comparés au mitan du siècle dernier où les travailleurs tombaient comme des mouches, la protection de la santé au travail en France ressemble à une raquette à trous. Car il y a les morts d’un côté… et de l’autre, toujours ces maudites statistiques, froides et sans paroles, qui témoignent imparfaitement du «vécu» de la souffrance au travail: le pays enregistre toujours, selon les chiffres de la Caisse nationale d’assurance-maladie, 600 accidents du travail et maladies par heure travaillée. Vous rendez-vous compte? Sans parler des «atteintes physiques» liées directement aux conditions de travail, ces fameuses «maladies professionnelles», évaluées à plus de mille cas par an. Pas moins de 58 millions de journées travaillées en raison d’arrêts de cette nature, alors que – contrairement à ce que les libéraux clament – les citoyens français comptent parmi les salariés les plus «productifs» du monde! Sans parler des cancers liés à des expositions sur le lieu de travail, hors amiante, en augmentation délirante. Ne prenons que l’exemple des troubles musculo-squelettiques, qui n’en finissent pas de handicaper durablement les salariés. Auxquels il convient d’ajouter le «coût» du stress au travail, estimé entre 1,9 et 3 milliards d’euros, incluant soins de santé, absentéisme, pertes d’activité et de productivité… une hécatombe. Le bloc-noteur, vous vous en doutez, n’oubliera pas les suicides au travail, oui, le suicide, qui, comme l’écrivait Victor Hugo, est une «mystérieuse voie de fait sur l’inconnu». Qu’on puisse se donner la mort comme acte ultime de renoncement face à la détresse extrême d’une posture de salariat, voilà une idée insupportable. Travailler, pour qui, pour quoi? Est-ce seulement produire de la richesse pour des actionnaires invisibles, sans horizon d’épanouissement ni possibilité de se transformer soi-même, au service des autres?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 avril 2019.]
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