«BOUCHERIE». Pensant aux terrifiants écrits de Maurice Genevoix ("Ceux de 14"), d’Henri Barbusse ("le Feu") et de quelques autres, alors que nous célébrons le centenaire de la fin de la Grande Guerre, le bloc-noteur, malgré lui, retomba une nouvelle fois dans ses obsessions de jeunesse, celles qui avaient resurgi en 2015 lors de l’écriture de "Soldat Jaurès" (Fayard), roman consacré au fils de Jean Jaurès, Louis, «mort pour la France» le 3 juin 1918 au Chemin des Dames. Cette obsession venue du fond des antres filiaux (un grand-père paternel martelé dans les tranchées) porte sur la nature de cette guerre, qui enfanta, telle une matrice, les horreurs du XXe siècle. 1914-1918: la guerre totale. Comme jamais dans l’Histoire passée, le premier conflit mondial changea l’idée même de «faire» la guerre. «Faire»: l’odieux verbe, en l’espèce... Car le déluge de feu qui s’abattit sur les hommes, souvent sacrifiés pour quelques mètres de terrain gagné, banalisa la mort comme la manière de la donner au nom du «faire la guerre». D’où l’expression «boucherie», qui symboliquement nous laisse subir une montée en puissance de l’indignité extrême de la guerre, comme une boue qui ne cesse d’envahir la pauvre terre des humains.
VIOLENCE. Imagine-t-on encore à quel point le monde en son effroi engendra la «bête immonde»? 1914-1918: ce fut pour le genre humain la banalisation de la mort. Toutes frontières enfoncées. La plupart des historiens de la Grande Guerre s’accordent d’ailleurs sur le terme « culture de guerre » pour désigner les systèmes de représentations de ce conflit, elles-mêmes essentielles dans la perception matricielle des franchissements des seuils de violence durant ces quatre années en enfer. À l’évidence, l’emploi du gaz – interdit pourtant par la convention de La Haye de 1899 – reste à bien des égards la trace emblématique d’un processus de totalisation de la guerre, dans laquelle tout était permis.
Entre la «haine» de l’autre et le «consentement» de la possibilité même d’une escalade guerrière absolue, cette boucherie a donc porté avec elle cette «culture de guerre» jusqu’à sa glorification, formalisant un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde. La violence à outrance, avec sa part sacrificielle non compréhensible par beaucoup de soldats à partir de 1916-1917, a été non seulement acceptée par les sociétés belligérantes (toutes!) mais encore mise en œuvre par des dizaines de millions d’hommes pendant quatre ans et demi, grâce aux moyens de destruction massive que le capitalisme industriel était capable de multiplier. Il fallut attendre la fin de l’immonde et absurde combat pour que certaines critiques sur la nature même de ces «faits de guerre» se fassent enfin entendre par le plus grand nombre. Chacun prenait alors conscience, dans les décomptes effarants des morts et des blessures infligées, d’une variété et d’une gravité sans équivalent dans le passé, que quelque chose d’inouï s’était produit sur ces champs supposément «d’honneur», tant et tant que, peut-être, plus rien se serait comme avant, que cette radicalisation non envisageable créerait un nouvel imaginaire. Le pire qui se puisse imaginer: la banalisation et presque la sacralisation de l’expérience de guerre. Exorciser la mort en nombre; la déguiser en héroïsme; l’exalter en sacrifice suprême. Comme si l’évidente déshumanisation des tranchées devait s’effacer, annonçant la poursuite exacerbée de toutes les composantes essentielles des pires nationalismes. Résumons. Malgré la connaissance d’un mal (pas forcément sa compréhension), sa reproduction incite toujours au dépassement du mal en question. Loin de marquer la fin d’un monde, la guerre de 1914-1918 ouvrait, en vérité, une séquence plus tragique que jamais. Nous recensâmes environ 60 millions de morts durant la Seconde Guerre mondiale, plus de civils que de militaires. Et nous passâmes de la misère des tranchées à Auschwitz et à Hiroshima…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 novembre 2018.]
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