Un geste altruiste du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame. Et tout change...
Gonds. Il est des moments, dans la vie d’un pays comme la France, où tout semble aller si mal que le temps lui-même paraît sortir de ses gonds. Prenons la mesure de ce qui vient de se passer en quelques heures, quelques jours… Une abominable tuerie terroriste revendiquée par Daech. Le massacre à coups de couteau et par le feu d’une vieille dame dans son appartement, dont le caractère antisémite s’avère possible. Une série d’agressions fascistes contre des étudiants en lutte, à Montpellier, puis Lille, tabassés par de véritables milices identitaires. Cette conjonction d’événements – sans rapports apparents – abasourdit quand bien même le moment réclame de la lucidité afin de ne sombrer ni dans le parti pris de l’émotionnel ni dans l’indignité dont font preuve une partie de la droite et toute l’extrême droite à propos de l’attentat de Trèbes. Plutôt que de se joindre à l’hommage unanime rendu au lieutenant-colonel Beltrame, ces attiseurs de division ont voulu à toute force le récupérer au nom de préjugés partisans, ultrasécuritaires et même… religieux. Avec insistance ont-ils ainsi mis en avant la foi catholique du gendarme, qui s’est livré au terroriste pour sauver des otages ; d’autres ont immédiatement évoqué ses valeurs de franc-maçon, ce qu’il ne cachait manifestement pas ; sans parler de son courage de militaire, semble-t-il exemplaire sur certains théâtres d’opération. Mais alors, a-t-il agi comme croyant? Comme maçon? Comme patriote? Comme humain, tout simplement? Et puisque le bloc-noteur respecte la liberté absolue de conscience, une question se pose légitimement: aurait-on dit d’un athée qu’il avait agi en «héros» parce qu’il était sans religion? Drôle d’époque, n’est-ce pas, au pays de la laïcité…
Humains. Arnaud Beltrame, pour
le dire vite et le plus simplement du monde, a été, ce jour-là, l’honneur de la
nation. Un homme, juste un homme, qui mérite l’hommage de la République auquel
chaque citoyen de bonne volonté était convié. En assumant la préexcellence de
l’altruisme, il a exalté cette notion, que nous savons en perdition, au cœur
d’un principe élémentaire: l’humain d’abord.
Il a comme remis la réalité à sa place, non pas en la tordant, mais en la renversant, en la mettant cul par-dessus tête. Jean-Luc Mélenchon a eu cette formule: «Alors que le pire était en place, le mal a été vaincu, parce que la scène a été inversée.» On ne peut pas mieux le dire. Qui prend pour soi la mort de l’autre, en tant qu’issue possible –sachant que la mort n’est qu’une possibilité de l’acte que l’on décide, mais pas un choix–, alors la liberté et/ou la morale de l’individu en question l’emportent sur ce qui est attendu de lui, et ce geste, en tant que geste, devient en effet héroïque. Face au terroriste Radouane Lakdim, face à la menace extrême, le lieutenant-colonel Beltrame s’est comporté en représentant majeur de la condition humaine, qui refuse quelque victoire que ce soit à l’ennemi. Car son geste nous concerne tous. Le philosophe Michaël Fœssel, dans Libération, expliquait le sens profond de cette «scène inversée»: «Ce qui fait le caractère fort de cet acte, c’est que les sociétés sont confrontées avec le djihadisme à des individus qui affirment leur totale indifférence à la mort, celle des autres mais aussi la leur. Or, Arnaud Beltrame a porté une liberté au-delà de la mort. Les terroristes prétendent nous tenir par rapport à notre instinct de survie, notre goût immodéré pour la vie. Cet acte leur ôte un argument, car des individus peuvent relativiser leur propre survie pour accomplir un acte de courage extrême.» Vous connaissez la formule: qui sauve une vie sauve l’humanité. Voilà pourquoi nous parlerons longtemps de cet acte et de la sidération collective qu’il provoque. Une sidération pourtant simple à comprendre: la logique du libéralisme reste profondément individualiste et antisacrificielle. Quelles que fussent la foi et les convictions de ce gendarme, il nous a juste rappelé, par son geste de compassion, la singularité d’être des humains…
[BLOC-NOTES
publié dans l’Humanité du 30 mars 2018.]
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