Amerloque. L’impatience de comprendre: un long apprentissage. Savoir dans quel monde nous vivons: un examen de conscience et d’analyse raisonnée qui éloigne tout simplisme et réclame son dû. La lecture du dernier livre de Régis Debray, Civilisation, comment nous sommes devenus américains (Gallimard, 240 pages), possède un attrait si puissant que nous ne savons plus bien s’il s’agit d’un essai «traditionnel» censé nous dépeindre la chronique d’un monde américanisé ou d’un traité de philosophie appliquée à notre futur immédiat. L’affaire est sérieuse. Selon le philosophe, médiologue et écrivain, notre Europe, à commencer par la France, aurait passé le témoin de l’histoire en devenant une province, plus ou moins colonisée de gré ou de force, de ce qu’il convient de nommer «l’empire américain». Un simple transfert hégémonique? Pas seulement. Si Régis Debray, par le talent inouï de la langue et le voisinage avec ses maîtres, se refuse aux idées raccourcies, il évite aussi toute nostalgie de vieil anthropologue en remplaçant son propre personnage – déjà dans l’Histoire – en espèce d’Hibernatus sidéré, cryogénisé depuis les années de Gaulle et soudainement réveillé dans notre univers contemporain, projeté sans précaution au cœur du Quartier latin. Succulence de la littérature appliquée au réel, quand le grand basculement, le vrai, s’est déjà produit: les coffees et les enseignes amerloques supplantent le décor de nos pères, qui n’entendaient rien aux hamburgers et autres bagels, mais délivraient à nos universités leur vocation universelle. Fin de partie? Debray, qui s’y connaît mieux que quiconque en mythes et en représentations dans l’histoire, s’interroge sur cette place hors du commun accordée aux États-Unis, qui confine à la fascination… Cinoche, séries TV, fast-foods, Facebook, Apple, Microsoft, etc., c’est comme si la consommation de l’american way of life avait remplacé nos humanités livresques, comme si l’Homo œconomicus avait chassé du paysage l’Homo politicus.
«Civilisaction». Le prétexte du livre? Redonner au mot «civilisation» un sens précis, sinon une tentative de conceptualisation. Il écrit ainsi: «Une culture est célibataire, une civilisation fait des petits.» Voire: «Une civilisation agit, elle est offensive. Une culture réagit, elle est défensive. Ce serait “civilisaction”, le terme exact.»
Ou encore: «Le métabolisme est le propre d’une civilisation vivante, elle se transforme au fur et à mesure de ce qu’elle absorbe et stimule chez les autres. Qui la naturalise l’empaille, alors qu’elle se nourrit d’emprunts et d’échanges.» Une civilisation, «ce sont des routes, des ports et des quais», assurait l’historien Charles Seignobos. Pour Debray, «ce sont aussi un décomptage du temps, un marquage de l’espace, un plat de résistance, une couleur de prédilection et un couvre-chef en signe de reconnaissance». Seulement voilà, la nouvelle civilisation dominante confondrait communiquer et transmettre, notion chère au philosophe: «Qu’est-ce que communiquer? Transporter une information à travers l’espace. Qu’est-ce que transmettre? Transporter une information à travers le temps. La communication a rongé, harcelé, puis finalement phagocyté la transmission, comme l’esprit d’Amérique, l’esprit d’Europe.» D’où l’importance de ne pas méconnaître les rouages de la civilisation états-unienne et ses règles du jeu. Certains rétorqueront à Régis que les métamorphoses actuelles sont moins le propre d’une hégémonie américaine qu’un décentrement du monde, ou pour être plus précis encore, d’une globalisation de la gouvernance mondiale. À moins que ce ne soit le même sujet… Il répond à sa manière: «La vraie question est de savoir ce qui peut et va survivre de ce qui nous entoure et nous sustente. (…) S’effondrer est grand, décliner est bas. (…) Qui a dit que sortir de l’histoire oblige à broyer du noir?» Restent donc nos héritages et la transmission, cette «longue aventure où le sourire finit par l’emporter sur les larmes d’un instant». Décadence? Résistance? Libération?
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 2 juin 2017.]
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