Ame. Un mois. Un mois déjà que des amis s’en sont allés par le fer et le sang, assassinés parce que journalistes ou caricaturistes, blasphémateurs ou bouffeurs de dévots et d’idoles de toute nature, irrespectueux en toutes choses et toujours plus ou moins éveilleurs de consciences rabougries, en une époque où tout se tend et se distend, où les hiérarchies essentielles s’effacent derrière le tout-se-vaut, où soufflent plus que jamais les airs de la démagogie libérale et de la marchandisation des êtres jusqu’à leur intimité, parfois leur inconscient même. Un mois, oui, un mois que leurs voix ont été anéanties dans le chaos d’un carnage inqualifiable qui n’a pas tué que des individus mais une certaine idée d’être-en-France, de faire-République, d’imaginer l’autre comme élément d’un soi-collectif si singulier qu’il a pu transcender dans l’histoire l’idée d’universalité en tant qu’objectif. Ce qui est mort avec les morts, nos morts, ce qu’ils ont emporté malgré nous, c’est une part de leur innocence, donc une grande partie de la nôtre, sachant qu’il nous faudra coûte que coûte poursuivre quelque chose, creuser le même sillon, labourer leur trace-sans-trace puisque «toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer», si l’on en croit Mallarmé.
Les mots, qui ne sont encore aujourd’hui que des mots, traduisent peu et mal le temps qui file, et avec lui ces actualités qui chassent d’autres actualités qui n’arrêtent pas de nous brusquer, nous faisant presque oublier que, depuis un mois – un mois, mais est-ce possible que cela passe si vite? –, des fantômes viennent nous hanter de jour comme de nuit, nous tirant par la manche et nous forçant à penser la vie comme la vie-la mort, cherchant vainement toute «revenance».
Pacte. Mais où en est le peuple, depuis un mois? Saine et simple question, n’est-ce pas? Où est ce peuple du 11 janvier, qui, par un dimanche de colère et de gravité, avait répondu massivement au défi lancé à ce que nous sommes et voulons être, laissant à penser collectivement – le contraire reste à démontrer – que l’ardeur citoyenne et sa symbolique étaient plus fortes que tous les renoncements, petits ou grands? Notre présent est rempli d’une sourde interrogation sur les manières de pouvoir maintenir un idéal démocratique face à la dérégulation des rituels les mieux établis (le vote), des institutions les plus caractéristiques de cet idéal (la République, la presse, etc.) aux prises avec la ligne de crête démagogique ou autoritaire, celle du monde de l’argent et de la finance. Doit-on craindre la prévision de Mallarmé, souvent revisitée par les faits: «Cette foule hagarde! Elle annonce: nous sommes la triste opacité de nos spectres futurs»? S’il s’agit de réinventer des gestes de résistance à l’oppression, est-il possible, comme le demandait Jacques Derrida, de retrouver si «facilement un ethos de citoyen véritable» dans une époque interpellée par tant de violences sociales, quand la plupart des pactes fondateurs ont été rompus?
«Pléiade». L’un de problèmes de notre époque? Le fétichisme des objets n’est plus de mise. Ainsi le bloc-noteur aurait-il souhaité garder le porte-plume et l’encrier d’un des amis de Charlie mort à sa table d’honneur. Mais impossible, la famille étant, légitimement, passée par là. Heureusement, l’ami disparu avait une passion secrète – et partagée – pour Mallarmé. Alors, en guise de consolation, le bloc-noteur s’est rabattu durant des semaines et des nuits sur un vieux volume de «la Pléiade» couleur tabac. Quelquefois, un seul culte funèbre mérite d’être honoré. Le culte funèbre du pauvre: la lecture.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité 6 février 2015.]
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