La destinée tragique du cycliste Frank Vandenbroucke, magnifiée dans un roman exceptionnel.
VDB. Exercice rare. Donc privilégié. Comment évoquer un écrin d’écriture sans en atténuer la majesté, l’importance ni la trace qu’il laissera dans l’histoire du genre? Si la littérature sportive voisine très régulièrement avec la haute performance du style et du récit, défrichant quelquefois cette part d’inventivité propre aux caractères de ces héros populaires, il est quand même assez rare, croyez-nous sur parole, de ressortir d’un livre en titubant, les yeux embués d’émotion et le cerveau enveloppé dans les plis des mots. Avec «Le versant féroce de la joie» (Alma éditeur), Olivier Haralambon enroule devant notre esprit abasourdi un braquet hors du commun, prêtant sa plume, par le biais du roman, au destin tragique d’un des cyclistes contemporains qui a le plus hanté les fins connaisseurs de la Petite Reine: Frank Vandenbroucke, alias VDB, «enfant terrible» du vélo belge dont la classe naturelle a éclaboussé toute conscience légitime au point de susciter de généreux enthousiasmes – comme de sombres fantasmes.
Tentatives de suicide ; dopages et drogues multiples ; frasques publiques et privées. Autant d’expressions associées à sa trajectoire funambulesque. Surtout depuis sa mort, en 2009, dans une chambre d'hôtel au Sénégal, suite à une double embolie pulmonaire et une attaque cardiaque préexistante. A la manière de Marco Pantani. Tous deux forcenés devenus sacrifiés. Un cocktail de substances dans les veines et puis s’en va, «gisant gothique resplendissant de couleur», attiré «vers les grands fonds placentaires de sa mémoire». VDB avait 34 ans. Il resterait pour jamais l’un des plus brillants pédaleurs de sa génération.
Hommes. L’aveu vaut passion: depuis la lecture de ce roman, l’émerveillement du chronicoeur du Tour (déjà prêt pour le départ) ne se résorbe pas. De l’enfance à la descente aux enfers, des premières victoires aux dépressions massives, Olivier Haralambon nous entraîne dans l’intimité de VDB, champion d’excellence, héritier d’une famille entièrement vouée à la passion cycliste (son père Jean-Jacques, son oncle Jean-Luc), broyé peu à peu par la gloire et la course qui l’avait tant fêté, repoussant toujours les limites de ce qu’un corps pouvait accepter de raisonnable ou non. Précisons que l’auteur sait de quoi il parle. Ancien coureur lui-même, devenu journaliste et grand amateur surdoué de philosophie, il a, dans les méandres de son parcours, connu lui aussi les excès d’éclats chromés de rayons et la frénésie «borderline» des addictions fascinantes et des festivités outrageantes qui les accompagnent souvent, quand, prêt à tout, l’excès devient vertu. Pour VDB comme pour lui, que fut donc ce «versant féroce de la joie», sinon l’affreuse tristesse souvent logée comme son moteur même au coeur de toute performance? «L’athlète ne vise au fond qu’à se supprimer lui-même, sa quête met en scène le désespoir de ne pas y parvenir, et il se sait condamné à marcher sur le fil de la tragédie.» Voilà pourquoi ce roman, exceptionnel, touche au sublime et à l’universel: même si «VDB ne désirait rien tant que remettre son corps souple et inaltéré, son lisse corps de vierge, entre les mains de démiurges en blouse blanche qui le lui rendraient élevé au statut de monstre», l’auteur précise qu’«on ne sait jamais rien, rien de rien, des tourments du dormeur, rien de l’endroit où il se trouve, du lieu où se jouent ses cauchemars ou ses rêves délicieux». Olivier Haralambon se comporte ainsi en authentique écrivain. Il n’oublie pas qu’il y a des hommes derrière les performances. Et que ces hommes, derniers représentants d’une haute lignée de forçats, ne méritent pas toujours le peloton d’exécution. Les journalistes aux «mains grises» qui dégouttent d’encre et «bavent sur le papier leurs cris d’orfraie» pour décrire «la copulation monstrueuse du vivant et du mécanique» devraient, parfois, se creuser la tête.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 juin 2014.]
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