Les socialistes dominants – le chef de l’État, l’exécutif, les principaux ministres, les relais intermédiaires et leurs corps constitués – ont semble-t-il embarqué pour un long voyage dans le train fou du libéralisme.
Capitalisme. Face au vertige français, qui épuise ces temps-ci tous les regards potentiellement compassionnels sur nos socialistes au pouvoir, le bloc-noteur sait pourquoi il a toujours préféré une bonne gauche tragique ferme sur ses principes à une gauche divinisée par le pouvoir et électrisée par la modernité économique des communicants du libéralisme. Si l’histoire s’affronte toujours à la technostructure, nous ne nous méfions jamais assez des prêcheurs de bons sentiments qui, la main sur le cœur, vérifient d’abord que leur portefeuille est bien rangé, et oublient, juste après, qu’ils doivent résister à l’empire de la finance globalisée, sauvegarder l’esprit et la lettre des services publics nés de l’Idée républicaine, ne pas nier les classes sociales et, accessoirement, défendre d’abord et avant tout ceux qui souffrent le plus au nom du bien commun et de l’intérêt général. De bien grands mots, n’est-ce pas. Ronflants et pesants à souhait. Mais qui les honorera encore, quand nos beaux «progressistes» de la Rose les auront suppliciés jusqu’à les nier? Quand les Lumières faiblissent dans la salle des Illustres, seul les obscures brillent. Plus question ici d’Anciens ou de Modernes. La ligne de partage se situe ailleurs: entre l’acceptation du capitalisme ou non. Réjouissons-nous, car d’une certaine manière, nous revoilà aux fondamentaux, balle au centre.
Les socialistes dominants – le chef de l’État, l’exécutif, les principaux ministres, les relais intermédiaires et leurs corps constitués – ont semble-t-il embarqué pour un long voyage dans le train fou du libéralisme. Sans même essayer de se pencher à la fenêtre: c’est dire s’ils ne savent pas où ils vont. Adieu Jaurès. Adieu Épinay. Adieu 1981. Adieu, quoi. Et nous repensons, presque émus, à ces socialistes de la première heure qui, il n’y a pas si longtemps encore, au milieu des années quatre-vingt-dix par exemple, parlaient du capitalisme à peu près dans les mêmes termes que nous, que ce système «n’était pas l’horizon indépassable des sociétés», qu’il n’avait «aucune intention finale autre que le profit des profiteurs», qu’il nous conduisait tout droit «au Brave New World de Huxley», avec «ses automates décérébrés», bref qu’il fallait combattre les maîtres de ce capitalisme-là, tel Fukuyama,
qui pensaient «à la pérennité bienfaisante de l’ordre marchand misée sur le double pari antipascalien des libéraux, la vénalité comme mobile inusable, l’abondance et le consumérisme comme anesthésiant radical». Croyez-le ou non, mais,
depuis notre mémoire vive, ces phrases proviennent toutes
d’un ami socialiste, qui, depuis un certain soir de mai 2012, hante les cabinets ministériels pour vanter la conversion sociale-libérale. Nous savons maintenant qu’il a rayé définitivement le mot «social»…
Trahison. Jusqu’où savoir ne pas aller trop loin ; ou comment détecter le point de non-retour. Le même ami ex-socialiste (il sera fâché de le lire) ne vient plus aux soirées rituelles, ne répond plus au téléphone ni aux mails, jadis source d’échanges philosophico-politiques d’une belle tenue. Bien avant le grand oral de trois heures de son patron à l’Élysée, il avait cessé d’être flou et indécis. Un jour il nous avait prévenus: «Normal Ier est converti au libéralisme.» Puisqu’il ne s’agissait pas d’un scoop, nous lui avions alors répondu quelque chose du genre: «La gauche ne le laissera pas faire.» Et il avait ajouté: «Détrompe-toi, il va endormir tout le monde grâce à la crise et à l’atomisation sociale, et quand vous vous y attendrez le moins, il accélérera en plein virage.» Non seulement la prédiction s’est vérifiée, mais, par sa radicalité même, le choix présidentiel ne laisse plus aucune place au doute: le patronat est invité à la cogestion. Tout pour l’offre, l’économie de marché et la généralisation des règles du privé, avec la novlangue postsocialiste qui va avec: «coût du travail», «baisse des charges», «compétitivité». Mais, rassurez-vous, les Français ont quand même le droit au mariage homo et à quelques congés parentaux supplémentaires. Normal Ier, c’est Blair, Schroeder et Zapatero réunis, avec néanmoins cette touche très distinguée de la bourgeoisie française mâtinée de trahison et de collaboration de classe. C’est aussi celui qui assume, non sans duplicité, le coup de barre à droite le plus violent d’un gouvernant de gauche depuis Guy Mollet. Allez, qu’il nomme Gattaz à Matignon, histoire de jouer l’humain à la baisse jusqu’au bout, et le millésime sera historique. Certains clament déjà que le tournant libéral de l’exécutif socialiste signe la fin de l’union de la gauche initiée en 1971, qu’il s’agirait là de la première secousse d’un séisme pour la gauche «classique». D’autres assurent qu’un inévitable schisme se prépare à l’intérieur du vieux Parti socialiste. D’autres, enfin, s’étonnent encore que Normal Ier ne soit pas au rendez-vous de ses promesses. Sans blague.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 janvier 2014.]
2 commentaires:
Monsieur Ducoin,
Lecteur de l’Humanité depuis 1965 (j’avais 18 ans…), je suis régulièrement votre bloc-notes.
Ce billet d’aujourd’hui ne peut que rencontrer mon approbation… mais il manifeste une bien grande naïveté à l’égard du parcours de F. Hollande, naïveté sans doute entretenue par la longue bienveillance envers votre ami ex-socialiste. Car, J.L. Mélenchon (quel que soit l’avis qu’on peut avoir sur ses positions) nous avait prévenu depuis longtemps publiquement et pas dans des « soirées rituelles » mais très intimistes (ce qu’on ne saurait vous reprocher à tous les deux).
Vous voilà donc convaincu que « les socialistes dominants […] ont semble-t-il embarqué pour un long voyage dans le train du libéralisme ». Une majorité d’électeurs socialistes et sans doute beaucoup de militants du PS « s’étonnent encore que Normal Ier ne soit pas au rendez-vous de ses promesses », mais je trouve votre formule bien floue (« les relais intermédiaires et leurs corps constitués ») pour désigner les cadres locaux du PS et les élus (maires, conseillers généraux, députés…) qui se sont ralliés à la nouvelle ligne par conviction, par opportunisme ou par discipline de parti.
Vous conviendrez avec moi que, devant ce paysage politique dévasté, une stratégie claire des communistes et du Front de Gauche s’impose pour faire ressurgir « une bonne gauche tragique ferme sur ses principes ». Or, que lis-je dans ce même numéro de l’Humanité où paraît votre bloc-notes ? Que dans 119 villes de plus de 20 000 habitants les communistes partent aux municipales, minoritaires, sous la houlette de ces maires socialistes ralliés bon gré mal gré (soyons indulgents) dans des listes baptisées « listes de rassemblement » par P. Laurent. Rassemblement sans les autres forces du Front de Gauche, dont on ne peut nier pourtant qu’elles sont fermes sur les principes anticapitalistes… Où est la cohérence quand on est sous la bannière d’A. Hidalgo à Paris ou de l’ancien adjoint de M. Vals à Évry, pour ne prendre que ces deux exemples ? Ce sont des « socialistes dominants » qui épousent sans problème, voire contribuent, au virage libéral assumé. Au-delà du brouillage politique, comment imaginer que les politiques libérales d’austérité ne vont pas avoir de conséquences sur les finances des villes ? Alors, les communistes engagés minoritairement aux côtés des socialistes, en seront réduits à essayer de pallier les conséquences sociales tout en devant voter le budget municipal par solidarité de liste de « rassemblement » et, au mieux, à protester verbalement, ce que personne n’entendra.
Monsieur Ducoin, vous avez bien un avis sur cette question. C’est ce qui me gène, parfois, dans votre bloc-notes, votre façon de tourner autour du pot et de ne pas dire franchement ce que vous pensez ou de l’exprimer de manière subliminale par des circonvolutions ou en reprenant des affirmations de tiers, comme dans le billet d’aujourd’hui : « Certains clament déjà que le tournant libéral de l’exécutif socialiste signe la fin de l’union de la gauche initiée en 1971 ». C’est votre avis ? Je me trompe ? Alors, détrompez-moi ! En tout cas, éclairez-nous ! Si vous ne procédiez pas à cette clarification, je serais en droit de penser qu’il y a là aussi une « discipline de parti » ou « une ligne éditoriale » qui, d’une certaine façon, ferait que vous ne répondez plus « au téléphone ni aux mails ».
Cordialement.
James Cognard
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