vendredi 30 septembre 2022

Post-fasciste(s)

L’Italie et la résurgence mussolinienne.

Matrice. «Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» Nous connaissons par cœur la formule d’Antonio Gramsci. Le philosophe et écrivain, membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, passa dix années dans les geôles mussoliniennes jusqu’à sa mort, en 1937, terrassé par une tuberculose osseuse (la maladie de Pott). Presque cent ans après la marche sur Rome et la prise de pouvoir de Benito Mussolini, un étrange retour de l’Histoire – avec son grand H – souffle sur l’Europe comme le vent dans les arbres courbés d’automne. L’Italie, troisième économie de la zone euro, vient donc de basculer dans l’obscur. Pour la première fois depuis la mort du tyran en 1945, le pays s’apprête à expérimenter un gouvernement dominé par l’extrême droite. Le triomphe du parti Fratelli d’Italia aux élections législatives, et de la coalition qu’il domine, offre à sa leader, Giorgia Meloni, la possibilité de devenir la présidente du Conseil. Un séisme que nous avions vu venir – mais un séisme malgré tout. On la dit «post-fasciste», «nationaliste». Curieuse rhétorique, pour une femme revendiquant son héritage mussolinien et qui ne cesse de répéter son slogan, «Dieu, patrie, famille», matrice de ses projets: restriction du droit à l’IVG, défense de la «famille naturelle» (sic), guerre totale aux immigrés, etc.

Idéologie. Le bloc-noteur se souvient d’avoir chroniqué, en 2016, l’admirable et courageux livre publié aux éditions Demopolis. Il s’agissait de porter à la connaissance du plus grand nombre l’intégralité du tristement célèbre texte de Mussolini, le Fascisme (104 pages, 12 euros), écrit en 1932 pour la Nouvelle Encyclopédie italienne. Il constituait à l’époque le début de l’article «Fascisme», paru en France en 1933 chez Denoël, l’éditeur du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, et d’auteurs comme Rebatet ou Brasillach. Pour la présente publication, Demopolis ne nous laissait pas sans repères. Outre un «avertissement aux lecteurs», dans lequel nous étions invités à ne jamais oublier que «des crimes contre l’humanité ont été commis en application de cet ouvrage» et que «les manifestations actuelles de haine et de xénophobie participent de son esprit», deux spécialistes avaient été requis pour commenter, en préface et en postface, ces lignes qui ont accouché du pire au XXe siècle: Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste, et Hélène Marchal, historienne et traductrice. «La publication de ce livre, écrivaient-ils en préambule, doit permettre aux lectrices et lecteurs curieux, et parfois inquiets des évolutions du monde contemporain, de se forger leur propre opinion.»

Pire. Six ans plus tard, l’Italie a basculé. Alors relisons ce texte ! Et comprenons bien que le fascisme mussolinien dont se revendique Giorgia Meloni reste une forme particulière de nationalisme, car «il n’y a pas de fascisme sans nationalisme mais il y a différentes formes de nationalisme qui ne sont pas du fascisme», expliquaient en 2016 Mordillat et Marchal. De même, ils nous alertaient sur les contresens fréquents: contrairement au libéralisme, le fascisme selon Benito Mussolini est une forme de nationalisme qui exalte le rôle central de l’État («l’État fasciste est une force, mais une force spirituelle qui résume toutes les formes de la vie morale et intellectuelle de l’homme», écrivait le dictateur), tout en affichant un programme social et en se prétendant «ni de droite ni de gauche», ce qui ne manque pas de nous rappeler quelque chose. Et ils ajoutaient, à propos des extrêmes droites «modernes»: «Le folklore disparaît, l’idéologie se radicalise.» À méditer, non? «Face à l’échec du libéralisme, le nationalisme offre une idéologie de rechange à la bourgeoisie en quête d’une traduction politique de ses craintes et de ses attentes», n’hésitaient pas à préciser Mordillat et Marchal, après une longue démonstration passionnante des ressorts de la crise économique et de sa sociologie parmi les classes, sans parler du cycle de renoncements des «gauches» européennes qui a fini par susciter un mécontentement ravageur et des abstentions record un peu partout. Bref, la porte ouverte au pire. Une matière à réflexion pour la France…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 septembre 2022.]

vendredi 23 septembre 2022

Anamnèse(s)

La sale guerre de Poutine et l’incroyable cabriole des temps.

Bascule. «L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi», écrivait Kant. Sept mois après le déclenchement de la sale guerre de Poutine en Ukraine, et comme nous le pensions à l’époque, il est peu d’affirmer à quel point cet événement a chamboulé l’ordre du monde et avec lui bien des consciences. Le chaos du fer et du feu a semé la mort – et la mobilisation, cette semaine, de 300 000 réservistes afin de renforcer les troupes dans l’est du pays envahi ne présage rien de bon. Aujourd’hui encore, les mots ne traduisent qu’imparfaitement notre durable sidération et nos colères conjuguées, tandis que le retour de l’Histoire par sa face la plus tragique, au cœur de l’Europe, continue d’essaimer sa puissance noire. Tout aura donc fonctionné comme un point de bascule considérable, une sorte de tournant historique que certains jugent désormais aussi important, sinon plus, que le 11 septembre 2001, modifiant durablement certains paradigmes: singulièrement le primat du «politique». Les imaginaires ont bougé, les représentations aussi, sans doute les mentalités. La pandémie avait écrasé les corsets budgétaires; la guerre redessine les équilibres géopolitiques.

Réel. Or, la géopolitique s’avère impitoyable dès que se manifestent des signes de faiblesse. Vladimir Poutine ne peut que le constater, tandis que ses troupes viennent d’essuyer une série de revers cuisants, contraintes même à la retraite dans la région de Kharkiv sous la pression de la contre-offensive des troupes ukrainiennes. Bien que le sort des armes soit loin d’être tranché – jusqu’où ira la Russie dans son odieux chantage au nucléaire? – la mauvaise passe que traverse Moscou isole Poutine, comme nous avons pu le constater durant le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, la semaine dernière. Le « soutien » du président chinois, Xi Jinping, y fut pour le moins modeste. Le retour au réel peut être brutal. Car, après sept mois de conflit, et quels que furent ses buts de guerre et les raisons héritées du récent passé pour en expliquer les «ressorts», Poutine aura réussi à obtenir, en un temps ­record et au prix de milliers de morts et de destructions effrayantes, des résultats à l’opposé de ce qu’il imaginait assurément. L’énumération en dit long. A-t-il divisé l’Europe? Non. A-t-il éloigné l’Ukraine de l’UE? Non. A-t-il renforcé le sentiment «russe» sur les territoires conquis? Non. A-t-il tué dans l’œuf le nationalisme ukrainien? Non. A-t-il hâté la fin de l’Otan? Non, tout au contraire, il a réussi l’exploit de relancer les sirènes de l’atlantisme. Enfin, Poutine a mis son pays au ban de la communauté internationale pour un temps long. Sans parler de l’ampleur des sanctions, qui étranglent le peuple russe et, par ricochet et autres représailles «énergétiques», les peuples européens.

Primat. Avec le recul, le soutien assez inconditionnel à l’Ukraine témoigne, surtout, de ce que nos peuples ne veulent pas d’une Europe sans nations. Voici le continent, qui se rêvait en vaste supermarché insouciant et postnational, rattrapé par l’Histoire, dont le tragique est ­l’ingrédient essentiel et le levain. Comme un retour contraint ­à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé: l’anamnèse. Beaucoup de nos dirigeants ont longtemps négligé le fait que cette conscience «spirituelle», mais d’abord historique, porte en elle une responsabilité politique. Ils assistent, en acteurs, volontairement ou non, au grand retournement occasionné par cette incroyable cabriole des temps. Revenir, au fond, au primat du primat du politique. Quelles que soient les conséquences économiques. Le bousculement-­basculement que nous vivons ne présage pourtant pas de notre ­à-venir. ­Le meilleur ou le pire peut surgir. Comme l’écrivait Gramsci: «Du côté de la restauration de l’ancien ou au contraire du côté du nouveau, du côté de la révolution.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 septembre 2022.]

vendredi 16 septembre 2022

Souffle(s)

Jean-Luc Godard et «nous».

Impensé. Trop en dire – ou pas assez. Il eût été commode pour le bloc-noteur, en cette semaine si particulière d’après Fête de l’Humanité, d’évoquer en mode « incarné » la richesse des moments partagés comme autant de joies profondes et d’espérances collectives. Sauf que, à peine les jours d’allégresse vécus, le monde de la culture – et de la politique – accusa l’un de ces deuils qui affaissent la volonté mais rehaussent nos consciences. Jean-Luc Godard est mort: la phrase en elle-même, par son absurdité symbolique, contresigne l’impensé et dispense d’y croire vraiment. Le cinéaste en personne, à la question «Quelle est votre ambition dans la vie?», répondait: «Devenir immortel et mourir.» Pas donné à tout le monde. Dès lors, que peut-on encore «écrire» sur l’insurgé du cinéma au génie subversif qui n’ait été déjà suggéré ou verbalisé depuis quelques jours? Attention, s’il y a danger à parler des morts qui comptent aux yeux du plus grand nombre, il y a un danger tout aussi sérieux à parler de son propre rapport avec eux en offrant l’hommage en forme de témoignage personnel, toujours un peu réappropriant et qui risque toujours de céder à cette façon indécente de dire «nous», ou pire «moi».

Conscience. L’oraison funèbre est un genre guetté de tous côtés par la mauvaise foi, l’aveuglement, et, bien sûr, la dénégation. Quand il ne s’agit pas de sombrer dans le pathos, qui ne peut être tempéré que par l’éventuel refus de parler de son rapport au disparu en faisant abstraction de toute différence et de tout conflit, de toute admi­­ration. Comme pour se prémunir, et pourquoi pas l’appliquer à Godard pour en saisir le sens profond, voici ce qu’écrivit et lut Jacques Derrida aux obsèques de Louis Althusser: «Ce qui prend fin, ce que Louis emporte avec lui, ce n’est pas seulement ceci ou cela, que nous aurions partagé à un moment ou à un autre, ici ou là, c’est le monde même, une certaine origine du monde, la sienne sans doute mais celle aussi du monde dans lequel j’ai vécu, nous avons vécu une histoire unique.» La disparition de Jean-Luc Godard, à l’instar des morts exceptionnels qui ont accompagné nos vies, emporte avec elle quelque chose qui s’arrache à la plus profonde conscience collective. La perte suscitée par l’un des plus grands cinéastes de tous les temps, avec ces secousses inouïes d’images et de sons que son œuvre réactive dans la mémoire de ses contemporains, avec une amplitude internationale incomparable, et une influence qu’aucun autre cinéaste français n’a jamais atteinte. Romantique et révolutionnaire, moderne et classique, le réalisateur fut l’un des rares qui repoussèrent les limites esthétiques et narratives du 7e art. Créateur génial, provocateur et autodestructeur, adulé et honni, Godard apparaît comme celui qui entretenait le mieux ce feu sacré de la révolution permanente… poussant l’exigence jusqu’à imposer – à lui-même et aux autres – une rupture non moins permanente. Du grand art. Sans compromission.

Pensée. Homme sans vraie descendance cinématographique ni véritables héritiers, Godard eut pourtant une influence essentielle, unique dans l’histoire du genre. On en voudra au bloc-noteur de cette tautologie ronflante, mais il n’est pas exagéré de prétendre qu’un seul film lui aura suffi pour se hisser à cette hauteur, À bout de souffle. Un avant, un après. Et une date, 1960, qui situe précisément le coup de tonnerre et la fulgurance du génie en plein surgissement imprévisible. Le choc absolu. Godard disait de ces temps immémoriaux de la nouvelle vague: «Nous étions des clichés ambulants, mais nous avions découvert un continent, où tous les gestes de la vie trouvaient leur place.» Un jour, il déclara dans le Monde: «Le cinéma, ce n’est pas une reproduction de la réalité, c’est un oubli de la réalité. Mais si on enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel. C’est Blanchot qui a dit : “Ce beau souvenir qu’est l’­oubli.”» L’artiste total de «la» pensée.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 septembre 2022.]

jeudi 8 septembre 2022

Source(s)

La Fête, unique au monde, est un repère fidèle.

Aventure. Toute nouveauté incite au retour aux sources, comme si l’exigence de changement se devait de puiser dans quelques matrices impérieuses. Ce vendredi 9 septembre 2022 n’est pas une date ordinaire pour l’Humanité, qui ouvre un original chapitre du grand livre de son histoire populaire plus que centenaire. Une Fête réinventée s’installe donc au cœur de l’Essonne avec l’objectif de bâtir, d’ores et déjà, d’inédits horizons en ouvrant les portes du futur. Bien sûr, le bloc-noteur n’oubliera pas de sitôt les «adieux» à La Courneuve, tout ce qu’il fut en grand et en relief de ce rendez-vous annuel, durant des décennies, fruit d’une aventure unique en son genre. Mais qu’on se le dise: un site n’est qu’un site et si nous voguons désormais en un autre lieu, aucune raison d’angoisser ou de se crisper. Au contraire. La fraîcheur d’un défi que nous savons mémorable s’impose à tous. Nous relevons le gant, collectivement. Ce n’est ni la fin du monde, ni le début d’un autre, juste la suite de cette Histoire en ampleur, avec sa majuscule, qui réclame de la précaution et de l’engagement à 100%. Car cette Histoire, ancrée au vingtième siècle, reste d’une extrême fragilité face à l’«examen d’émotion politique» lucide qu’appellent les circonstances de notre ici-et-maintenant. «Réussir» la Fête fut toujours une évidence : évoquons, cette fois, un «impératif» absolu.

Justice. Évoquant plus haut le «retour aux sources», allez savoir pourquoi, il fallut convoquer Jean Jaurès. Un peu facile, direz-vous. Sauf que la passion pour le créateur de l’Humanité demeure un phare, sinon un exemple inépuisable. En 1887, il déclarait solennellement: «Plus de lumière, demandait Goethe avant de mourir! Plus de justice, demande notre siècle, avant de finir! Or, pour réaliser la justice, il faut deux choses: la clarté dans l’esprit et la générosité dans le cœur, il faut l’élan et la science, il faut le coup d’œil et le coup d’aile.» La dernière formule, éblouissante, fut en quelque sorte l’acte de naissance du Jaurès journaliste pour les vingt-sept années suivantes, qui marquèrent la politique française et laissèrent en héritage commun un bien précieux: l’Humanité. «Comment donner le beau nom d’humanité, dira-t-il alors, à ce chaos de nations hostiles?» Il répondit par cette formule sibylline: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine», plantant l’arbre du journal sur l’humus philosophique (lire Jaurès, la passion du journalisme, de Charles Silvestre, le Temps des Cerises, 2010). À propos de «Notre but», premier éditorial de Jaurès en 1904, le philosophe Jacques Derrida écrira dans le même journal, en 1999: «On n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’Humanité que pourtant on annonce et se promet ainsi.» Et il ajoutait: «Magnifique! Intolérable! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions meurtrières… Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question tremblée ce qu’ils CROIENT SAVOIR.» D’un siècle l’autre, les penseurs se répondent.

Acte. Nous le savons, l’autorité n’est pas la puissance, elle ne doit pas sa domination à la force mais à son inscription dans un ordre symbolique. Cette Fête unique au monde en est le repère fidèle, par sa douce alliance de rêveries concrètes et de profondes envies d’en découdre avec la matière politique dans ce qu’elle a de plus noble, comme si nous étions tous les dépositaires de cette gigantesque chaîne d’union de centaines de milliers de mains, gonflés d’un souffle porteur, poussés dans le dos par l’exigence de transformations. Ces mains tenues et solides constituent l’unité même de l’histoire de l’Humanité et de sa Fête, ce « patrimoine national » qui est tout sauf un musée. Le journal de Jaurès n’est pas un testament mais un acte de vie recommencé, un cri de naissance constant qui renvoie au cri de l’homme assassiné. Décrire le monde, n’est-ce pas déjà vouloir le changer?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 septembre 2022.]

lundi 5 septembre 2022

Superprofits : la bataille pour la taxation

D'ores et déjà, 60% des Français se déclarent «pour»... 

«Je ne sais pas ce que c’est qu’un super­profit.» Nous nous gausserons longtemps de cette phrase assez surréaliste prononcée par Bruno Le Maire, la semaine dernière, devant les adhérents du Medef réunis pour leur Rencontre des entrepreneurs de France annuelle. Alors que, dans le pays, la colère gronde et se propage à la vitesse des fins de mois difficiles sinon impossibles, le gouvernement, aux abois, poursuit ses provocations et refuse pour l’instant toute idée de «taxation» de ces superprofits, contrairement à nos voisins espagnols et italiens, voire l’Allemagne qui l’envisage désormais. L’enjeu est de taille et, après avoir alimenté «le» feuilleton de l’été, il est devenu celui de la «rentrée» sociale et politique. Et pour cause. Ce 2 septembre, une grande entreprise française, l’armateur de porte-­conteneurs CMA CGM, a «remis une pièce dans le jukebox» sous la forme d’un profit phénoménal enregistré au deuxième trimestre de l’année en cours, 7,6 milliards d’euros… pour un cumul au premier semestre de près de 15 milliards. Du jamais-vu.

Il y a quelque chose d’obscène et d’indécent à nier cette réalité : les actionnaires et les profiteurs des crises s’en mettent plein les poches sans lever le petit doigt en profitant de circonstances exceptionnelles (174 milliards d’euros de dividendes redistribués !), pendant que les Français subissent l’inflation et un coût de la vie croissant qui ruinent leur pouvoir d’achat. «Taxer en France, c’est produire moins en France», répond absurdement Bruno Le Maire, quand Élisabeth Borne, coincée par ces chiffres scandaleux et l’ampleur de la polémique, affirme vouloir laisser le débat ouvert si elle constate que les patrons, d’ici la fin de l’année, n’ont pas redistribué une partie de cette manne en salaires, primes ou baisse des prix – manière bien opportuniste de botter en touche.

Au Parlement, la Nupes n’a pas dit son dernier mot. Mais ce combat fondamental doit aussi devenir l’affaire de tous. D’ores et déjà, 60% des Français souhaitent la taxation de ces superprofits. Voilà l’une des grandes batailles politiques qu’il convient de gagner pour répondre, immédiatement, à l’urgence sociale absolue et amorcer le début d’une nouvelle répartition des richesses. Une mobilisation totale est requise pour y parvenir. À commencer dès le 9 septembre, à la Fête de l’Humanité…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 5 septembre 2022.]

vendredi 2 septembre 2022

Répétition(s)

Quand la «rentrée» ne cesse d’être «nouvelle».

Réalité. Les achèvements d’été ont quelque chose de mystérieux, à la fois doux et furibond quand ils se déplissent brusquement sous les fêlures mécaniques de la fameuse « rentrée », mélange assez fascinant d’enthousiasmes et de mélancolies. Que d’heures, de jours et de semaines à dévider la bobine du temps, à lire encore et encore, à flâner de mer en lac, à pédaler, à effeuiller le calendrier jusqu’à maudire l’insignifiant sablier de nos vies suspendues. Avec septembre, chaque année recommencée, une forme de fausse «nouveauté» se répète inlassablement sans pour autant cesser d’être nouvelle. La force des habitudes, sans doute. Et ce «présent» jamais semblable qui tord la réalité supposée. Si le journalisme se veut une grande école de la répétition, l’art de la chronique, étonnamment, se niche ailleurs: malgré l’évidence de cette répétition contrainte, notre étonnement nous paraît toujours inédit, comme si derrière l’apparente «redite», dans son retour même, surgissait une nouveauté plus profonde. Rien ne change mais tout change, en vérité. À condition de l’admettre.

Gage. Le chronicœur en a pleinement conscience. Dans les rares moments de latence, lorsque la «politisation» de toutes nos activités humaines se distend au point de se perdre dans des pensées obscures et non dites, l’intention politique elle-même, pourtant érigée comme le primat de nos faits et gestes quotidiens, est soudain traversée par quantité de motivations non politiques, souvent mal formulées, conscientes ou non. Les divergences entre ce que nous écrivons, proférons ou théorisons et ce que nous vivons à l’instant T, ressenti et enfin assumé, suggèrent combien est complexe le souhait de «s’engager» au sens de se «mettre en gage», de savoir pleinement ce qui est gagé de soi-même dans nos adhésions. Dans la frappe langagière de l’engagé, l’amour-propre tout comme une certaine haine de soi et les transferts pulsionnels restent à l’œuvre sans qu’on sache très bien pourquoi, sauf à évoquer ce maudit «sentiment de culpabilité» qui nous étreint légitimement: voilà la nature radicale de ce sentiment mystérieux évoqué plus haut. Vladimir Jankélévitch, remémoré magistralement cette semaine par Frédéric Worms sur France Culture, allait pour sa part beaucoup plus loin dans l’étonnement par l’exaltation de ce mystère en s’étonnant et s’émerveillant devant le retour du même printemps, ce quelque chose d’absolument prévisible: «Ce printemps qui n’est pas encore là et qui, chaque fois qu’il arrive, nous inspire de joyeuses surprises. Bien sûr, il y a répétition et malgré tout, c’est une surprise à l’identique.» Pour le dire autrement: comment vivons-nous des «nouveautés» qui se répètent sans qu’elles cessent d’être précisément nouvelles? À l’évidence, notre rapport au temps. Jankélévitch: «Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Et pourtant, aujourd’hui, même lui nous paraît menacé, comme la vie entière et les printemps sur la planète.»

Existence. La «clef» de ce mystère ouvre peut-être cette porte à la fois symbolique et ancrée dans le vrai monde: toute «rentrée» nous met en danger. Et par ce danger même, nos «je», quels qu’ils soient, s’exposent et se mirent dans nos messages adressés au plus grand nombre. En exemples, prenons ceux des auteurs ou des artistes que nous aimons, qui sont aussi des personnages. À force de fréquenter leurs œuvres, nous leur avons donné une épaisseur qui les a transformées en compagnons de vie, en «accompagnateurs» qui nous ont construits nous-mêmes. Nous croyons connaître leurs pensées, leurs sentiments et leurs rêves tant nous avons intégré leurs mots et leur existence à la nôtre. Mais la culture livresque suffit-elle pour définir leur authenticité? Et nous, savons-nous vraiment qui nous sommes dans ces moments-là? Une politique de l’existence, jamais relâchée en tant qu’exigence d’engagements, inclut la sensibilité, les émotions, les désirs et les imaginaires tout autant que la raison et le jugement. Pas de retour au combat, à tous les combats, sans la multiplicité des «nous» comme tronc commun.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 septembre 2022.]