L’Italie et la résurgence mussolinienne.
Matrice. «Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» Nous connaissons par cœur la formule d’Antonio Gramsci. Le philosophe et écrivain, membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, passa dix années dans les geôles mussoliniennes jusqu’à sa mort, en 1937, terrassé par une tuberculose osseuse (la maladie de Pott). Presque cent ans après la marche sur Rome et la prise de pouvoir de Benito Mussolini, un étrange retour de l’Histoire – avec son grand H – souffle sur l’Europe comme le vent dans les arbres courbés d’automne. L’Italie, troisième économie de la zone euro, vient donc de basculer dans l’obscur. Pour la première fois depuis la mort du tyran en 1945, le pays s’apprête à expérimenter un gouvernement dominé par l’extrême droite. Le triomphe du parti Fratelli d’Italia aux élections législatives, et de la coalition qu’il domine, offre à sa leader, Giorgia Meloni, la possibilité de devenir la présidente du Conseil. Un séisme que nous avions vu venir – mais un séisme malgré tout. On la dit «post-fasciste», «nationaliste». Curieuse rhétorique, pour une femme revendiquant son héritage mussolinien et qui ne cesse de répéter son slogan, «Dieu, patrie, famille», matrice de ses projets: restriction du droit à l’IVG, défense de la «famille naturelle» (sic), guerre totale aux immigrés, etc.
Idéologie. Le bloc-noteur se souvient d’avoir chroniqué, en 2016, l’admirable et courageux livre publié aux éditions Demopolis. Il s’agissait de porter à la connaissance du plus grand nombre l’intégralité du tristement célèbre texte de Mussolini, le Fascisme (104 pages, 12 euros), écrit en 1932 pour la Nouvelle Encyclopédie italienne. Il constituait à l’époque le début de l’article «Fascisme», paru en France en 1933 chez Denoël, l’éditeur du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, et d’auteurs comme Rebatet ou Brasillach. Pour la présente publication, Demopolis ne nous laissait pas sans repères. Outre un «avertissement aux lecteurs», dans lequel nous étions invités à ne jamais oublier que «des crimes contre l’humanité ont été commis en application de cet ouvrage» et que «les manifestations actuelles de haine et de xénophobie participent de son esprit», deux spécialistes avaient été requis pour commenter, en préface et en postface, ces lignes qui ont accouché du pire au XXe siècle: Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste, et Hélène Marchal, historienne et traductrice. «La publication de ce livre, écrivaient-ils en préambule, doit permettre aux lectrices et lecteurs curieux, et parfois inquiets des évolutions du monde contemporain, de se forger leur propre opinion.»
Pire. Six ans plus tard, l’Italie a basculé. Alors relisons ce texte ! Et comprenons bien que le fascisme mussolinien dont se revendique Giorgia Meloni reste une forme particulière de nationalisme, car «il n’y a pas de fascisme sans nationalisme mais il y a différentes formes de nationalisme qui ne sont pas du fascisme», expliquaient en 2016 Mordillat et Marchal. De même, ils nous alertaient sur les contresens fréquents: contrairement au libéralisme, le fascisme selon Benito Mussolini est une forme de nationalisme qui exalte le rôle central de l’État («l’État fasciste est une force, mais une force spirituelle qui résume toutes les formes de la vie morale et intellectuelle de l’homme», écrivait le dictateur), tout en affichant un programme social et en se prétendant «ni de droite ni de gauche», ce qui ne manque pas de nous rappeler quelque chose. Et ils ajoutaient, à propos des extrêmes droites «modernes»: «Le folklore disparaît, l’idéologie se radicalise.» À méditer, non? «Face à l’échec du libéralisme, le nationalisme offre une idéologie de rechange à la bourgeoisie en quête d’une traduction politique de ses craintes et de ses attentes», n’hésitaient pas à préciser Mordillat et Marchal, après une longue démonstration passionnante des ressorts de la crise économique et de sa sociologie parmi les classes, sans parler du cycle de renoncements des «gauches» européennes qui a fini par susciter un mécontentement ravageur et des abstentions record un peu partout. Bref, la porte ouverte au pire. Une matière à réflexion pour la France…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 septembre 2022.]