lundi 27 avril 2020

Le déni

Nous ne savons si la date du 11 mai pour (mal) déconfiner le pays sera respectée, mais au moins une évidence s’impose: la démocratie, elle, reste confinée.

D’ordinaire, les temps de crise majeure réclament une délibération démocratique totale. Le plan de déconfinement annoncé par Édouard Philippe ce mardi à l’Assemblée nationale, crucial pour l’avenir du pays, échappera à la règle d’honneur de notre République. Un exemple supplémentaire parmi tant d’autres – sauf que celui-ci fera date. Alors que de lourdes incertitudes pèsent sur les mesures prévues pour l’après-11 mai, alors que nous assistons depuis des semaines à des contradictions, des louvoiements, des divergences et autres revirements et vraies-fausses annonces, le gouvernement s’apprête donc à dévoiler les conditions de «l’après» de manière expéditive et, pour tout dire, dans des conditions d’examen odieuses. À peine connu, le plan sera survolé, si peu discuté, et aussitôt voté. Tous les groupes parlementaires d’opposition réclamaient «plus de temps» afin d’étudier la stratégie proposée. Refus catégorique. Chaque jour qui passe assigne toujours plus le Parlement à un rôle de chambre d’enregistrement.

Nous ne savons si la date du 11 mai pour (mal) déconfiner le pays sera respectée, mais au moins une évidence s’impose: la démocratie, elle, reste confinée. Naviguant à vue entre impréparation et incompétence, sans parler de nombreuses décisions déplorables liées à l’alliance de l’expertocratie et de l’oligarchie politique, l’exécutif pousse ainsi les feux du déni démocratique. L’heure est pourtant bien trop grave pour se contenter de la nécessaire «urgence», qui ne saurait justifier la mise à l’encan des principes élémentaires.

Dans ces circonstances, comment s’étonner de l’ampleur de la défiance des Français? Et comment ne pas comprendre que ces derniers considèrent, d’ores et déjà, la (possible) future application StopCovid comme un projet désastreux, piloté par des apprentis sorciers. La démocratie piétinée, d’un côté ; une confiance définitivement plombée, de l’autre. Est-il sérieux de s’en remettre, pieds et poings liés, aux gouvernants responsables de cette catastrophe?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 28 avril 2020]

jeudi 23 avril 2020

Matrice(s)

"L'après" sera-t-il comme avant... mais en pire?

Procès. Une question s’impose désormais par anticipation, dans toute sa cruauté, et nous aurions aimé ne pas avoir à la poser: «l’après» sera-t-il comme avant… mais en pire? Personne ne saurait contester sérieusement que le désastre sanitaire et social que nous vivons en mondovision révèle l’absurdité funeste des modèles de gestion et d’organisation de nos sociétés. Cette crise, historique, ouvre pour beaucoup le champ des possibles et oblige chacun d’entre nous à ne pas rater l’occasion d’en tirer des leçons durables. Néanmoins, méfions-nous des faux-semblants, des postures, des phrases opportunistes la main sur le cœur qui laissent à penser qu’une fois la tragédie surmontée «plus rien ne sera comme avant». Les «convertis» sont trop nombreux pour être honnêtes. Mac Macron lui-même, jamais avare de détournement de sens, utilise parfois des rhétoriques qui donnent le tournis, tant et tant que, s’il ne s’agissait pas de lui, on croirait entendre parler un commissaire au Plan communiste agissant pour le renouveau de la République après la Libération. Un chroniqueur du Monde a même osé s’interroger, avec sérieux, en ces termes: «La question est de savoir s’il s’agit simplement de la réponse conjoncturelle à un choc économique historique ou bien s’il s’agit de l’amorce d’un de ces changements en profondeur qui ponctuent la vie du capitalisme.» Et il ajoutait, toujours avec le même sérieux: «Les historiens de l’économie diront s’il a fallu qu’une chauve-souris transmette un sale virus à un pangolin, destiné à finir dans l’assiette de gastronomes chinois, pour qu’on puisse dater le passage d’une ère économique à une autre: la fin de quarante années de néolibéralisme en Europe et aux États-Unis et l’esquisse du début d’autre chose.» Résumons. L’après-Covid-19: à gauche toute? Comment ne pas instruire, d’ores et déjà, un procès en insincérité…

Traces. Vous connaissez l’histoire. Une grande espérance suivie d’une brutale ou lente désillusion. En France, telle pourrait être la définition de la gauche au pouvoir. Mais seulement. Depuis près de quarante ans, chaque crise a nourri l’espoir d’une prise de conscience globale et collective, d’un grand coup d’arrêt au capitalisme ensauvagé. Les débâcles boursières allaient stopper les privatisations, les crises financières enrayer la machine à profits. Souvenons-nous des propos si peu prophétiques de Nicoléon, après 2008, annonçant un changement de paradigme du capitalisme. Et? Rien. Disons même tout le contraire. Tout ne fut qu’accélération, aggravation, accumulation… Les exemples ne manquent pas. Bien sûr, et quoi qu’il survienne dans les prochains mois, la séquence du coronavirus aura constitué – hors guerres mondiales – la première inquiétude planétaire d’ampleur de nos existences, en une époque où le monde vit d’échanges et de transferts d’information en un temps qui défie les lois humaines. Cette grande peur universelle laissera des traces: ne négligeons pas la portée de cette potentielle «révolution» anthropologique. Ne doutons pas que, en apparence au moins, les responsables politiques en tiendront compte, histoire de contenir la colère populaire. Sauf que, à l’évidence, ce qui au départ laisse croire à une route pavée de bonnes intentions peut vite déboucher sur la «stratégie du choc» bien connue. Lorsque Mac Macron évoque des «décisions de rupture» parce que nous devons «interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé le monde», peut-on, doit-on le croire, alors qu’il conviendrait de convoquer, ici-et-partout, une coalition politique anticapitaliste capable de renverser le système? Même quand il arpente la bonne direction, le mouvement des idées de transformation ne suffit jamais à mettre à terre les matrices infernales. Et mieux vaut alors ne pas s’en remettre, pieds et poings liés, aux gouvernants responsables de la catastrophe…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 avril 2020.]

dimanche 19 avril 2020

Impuissance

L’effet boomerang est terrifiant pour Donald Trump. L’épicentre de l’épidémie se trouve au cœur de l’empire, où elle a déjà tué 40 000 personnes – bilan record en cours.

Première puissance mondiale: la formule consacrée, qui classe les États-Unis au faîte des nations, n’a sans doute jamais été aussi inappropriée. À tel point que, face à la crise sanitaire qui attaque la société américaine sur ses bastions fondamentaux, beaucoup d’observateurs ont trouvé une nouvelle expression: la première impuissance mondiale. Au-delà de l’astuce langagière, reconnaissons que la situation a viré à la catastrophe, révélant hélas ce que nous savions. Non seulement les États-Uniens font les frais d’un système de santé défaillant et inégalitaire au dernier degré, mais ils paient la gestion démagogique de leur président.

L’effet boomerang est terrifiant pour Donald Trump. Le 8 mars, critiqué pour son attentisme face à la pandémie, il répondait: «Fake news.» Six semaines plus tard, l’épicentre de l’épidémie se trouve au cœur de l’empire, où elle a déjà tué 40 000 personnes – bilan record en cours. Au pays du laisser-faire et de la prospérité financière sans limites, un malheur n’arrive jamais seul. Il y a d’abord les morts et les fausses communes, sachant que le Covid-19 s’acharne prioritairement sur les plus faibles, les plus pauvres, toutes ces minorités par millions qui ne disposent pas d’assurance-maladie. Il y a ensuite l’épouvante sociale qui se traduit par un choc historique sur l’emploi. En un mois, la crise a envoyé 22 millions de personnes au chômage. Pour bien se rendre compte de l’ampleur du drame, il suffit d’imaginer que cela représente huit chômeurs supplémentaires par seconde. Et quand on connaît le niveau de protection sociale comme celui des droits des travailleurs…

Car, pendant ce temps-là, Donald Trump entreprend à peu près tout le contraire de ce qu’il devrait faire. Voulant détourner l’attention sur sa gestion calamiteuse de la crise, il continue de souffler sur les braises de la discorde, coupe les vivres à l’OMS, accuse la Chine, entend rouvrir l’économie à tout prix… et il finit par déclarer une guerre pour le moins sélective à des gouverneurs d’États démocrates. Il espère ainsi se dédouaner si le déconfinement venait à dérailler. Un réflexe électoraliste grossier et minable. À l’image du personnage.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 avril 2020.]

vendredi 17 avril 2020

Effondrement(s)

Les fondations du macronisme sont à terre.
 
Revers. Vieux comme le monde, depuis que l’homme est homme de conscience. «L’extinction du biotope terrestre, le grand hiver nucléaire, la collision de l’astéroïde qui dépeuplera la planète, l’autodestruction de l’existence humaine, la bombe climatique à retardement, le point de non-retour : ces mots rouge et noir se dégustent comme des sucres d’orge, d’autant mieux qu’ils aident, comme disait Gracq en 1940, à “triompher de l’angoissant par l’inouï”», écrivait Régis Debray dans Du bon usage des catastrophes (Gallimard, 2011). Que de chemin, depuis. Seule manquait la référence pandémique, mais Régis pourrait encore écrire aujourd’hui: «Le vocabulaire cambré de l’ultime et de l’extrême a un pouvoir de dilatation jouxtant l’ivresse. Il se rumine avec orgueil parce qu’il nous met à part, sur un pic de lucidité, qui laisse aux médiocres les positions médianes.» Nous ne décrirons pas la médiocrité de Mac Macron, en jouant les héroïques amers, déjà après et au-dessus à ruminer dans un vestibule d’horreurs. Néanmoins, pas de bonne catharsis sans examen de réalité. Et celle-ci nous enseigne une vérité aussi limpide que cruelle pour l’intéressé: la crise sanitaire balaie tous les fondamentaux du macronisme. À commencer par ce qu’ils nous présentaient, il y a un mois encore, comme la «mère de toutes les réformes». Celle des retraites qui, on s’en souvient, avait engendré une grève historique et sur laquelle le gouvernement assurait qu’il ne lâcherait rien. Mais ce n’est pas, loin s’en faut, la seule «fondation» du prince-président sur le point de s’écrouler. Nous pouvons même écrire que la spécificité de cette période historique est qu’elle prend Mac Macron à revers sur l’ensemble de sa doctrine politique constitutive. Il prônait la réussite individuelle, l’austérité budgétaire, la dévitalisation progressive des services publics et glorifiait les premiers de cordée. Or les citoyens ne parlent que des soignants, des caissières, des postiers, des éboueurs, des cols bleus, etc. Ces fameux «premiers de corvée» qui sauvent l’honneur de tout un pays…
 
Vaincu. Inutile de le constater de visu: la main de Mac Macron ne cesse de trembler. Il peut bien déclarer solennellement: «Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier», nous savons tous désormais que les circonstances exceptionnelles l’ont d’ores et déjà vaincu. Et il le sait. Son dilemme restera d’ailleurs dans les annales: soit il opère un changement à 100% de ses paradigmes et rompt brutalement et durablement avec les politiques conduites ces dernières décennies, soit il persiste en libéral trempé et ses postures opportunistes, qui le laissent presque apparaître comme un planificateur de l’union de la gauche d’antan, le perdront à jamais. Personne n’oublierait l’insincérité de ses mots. Au vrai, la mort politique est déjà là, sous nos yeux, confinée dans le tragi-comique de certaines de ses phrases ou allusions, dans l’aplomb avec lequel il ose les débiter. Car, cette fois, Mac Macron exalte les valeurs de la Révolution française et proclame: «Nous retrouverons les Jours Heureux.» Lisez bien. Dans le discours officiel qu’il a lu, lundi 13 avril, figurent bien les majuscules à «Jours Heureux». Qui ne se souviendra pas de cette comparaison explicite avec le Conseil national de la Résistance, avec cette symbolique, enracinée dans l’inconscient collectif, d’une certaine idée de la France? La référence – qui le dépasse totalement – devrait l’obliger. Mais ne rêvons pas. Mac Macron, accident de l’histoire, ne possède aucun élément de projection au-delà de l’horizon. Il nous avait vendu les premiers feux du monde d’après ; il n’incarne que la disparition de l’arrière-monde d’avant. 
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 avril 2020]

jeudi 9 avril 2020

Résilience(s)

En présentant le dispositif militaire réquisitionné en renfort de la lutte contre le coronavirus, Mac Macron nomma l’opération: «Résilience». Belle trouvaille consensuelle, n’est-ce pas, pour évoquer l’armée par temps de «guerre». L'expression «résilience» est devenue le totem conceptuel à forte valeur ajoutée, une espèce de fourre-tout qu’il suffit de fariner... 

Religion. L’affaire tournait dans la tête du bloc-noteur depuis des années. Elle vient de rebondir à deux reprises, confirmant nos doutes sur certains concepts cachés derrière un mot à l’usage fréquent: résilience. Vous savez, cette fameuse résilience d’apparence inoffensive et clamée dans toutes nos sociétés modernes comme méthode de tout apaisement recherchée et théorisée depuis que l’expression fut popularisée en France par le psychiatre Boris Cyrulnik. Le premier épisode qui nous mit – à nouveau – la puce à l’oreille nous vint d’un écrivain, Philippe Forest, qui se fendit d’une tribune lors de la polémique sur le nombre de jours de congé à accorder aux parents en deuil – lui qui vécut la perte de sa fille. Philippe Forest prévenait: «Aujourd’hui règne la religion de la résilience. (…) Calquée sur les médiocres modèles venus d’Amérique qui prétendent répandre partout une pauvre pastorale – que dénonça la vraie psychanalyse en la personne de Freud ou de Lacan –, elle commande à chacun de “réussir sa vie”, de “se battre” et de “rebondir”. Comme si de la misère dont ils souffrent, les individus, en réalité, étaient toujours responsables, et que de l’exclusion qu’ils subissent, il ne leur fallait pas se plaindre outre mesure.» Puissamment exprimé, non? Car, en effet, combien de jours dure la mort d’un enfant, d’un parent, d’un proche aimé? Combien de jours une vie vaut-elle? Et comment s’évalue l’ampleur d’une catastrophe, quelle qu’elle soit? Poser de pareilles questions laisse immédiatement apparaître ce qu’elles ont d’absurdes voire d’indécentes, sachant qu’aucune réponse, parfois, ne semble juste, appropriée ou digne…

Fourre-tout. Le second épisode est directement associé à la crise pandémique. Souvenez-vous. En présentant, le 25 mars, le dispositif militaire réquisitionné en renfort de la lutte contre le coronavirus, Mac Macron nomma l’opération: «Résilience». Belle trouvaille consensuelle, n’est-ce pas, pour évoquer l’armée par temps de «guerre». Après «développement durable», auquel il convient d’ajouter tous les mots écolo-compatibles régurgités à la mode capitaliste, l’expression «résilience» est devenue depuis une quinzaine d’années le totem conceptuel à forte valeur ajoutée, une espèce de fourre-tout qu’il suffit de fariner dès qu’on évoque les politiques publiques, les exigences financières, des décisions stratégiques d’entreprises… et leurs conséquences sur les citoyens. Du local au global, peu importe le sujet : ré-si-lien-ce. «Il ne s’agit plus de nier que le désastre guette, ni qu’il est déjà là pour certains, mais d’enjoindre les individus et les communautés politiques à renforcer leur “résilience’’ pour y survivre», analyse Laura Raim dans un excellent article donné à Regards. Et elle ajoute: «Si c’est dans le champ de la psychologie que le terme a connu l’apogée de sa gloire, la résilience a rencontré l’intérêt de l’armée américaine, qui a lancé en 2008 un programme de “conditionnement physique” pour tenter de lutter contre le syndrome de stress post-traumatique. Le monde des affaires s’est également montré sensible aux vertus de la résilience, considérée comme un muscle que les cadres et entrepreneurs férus de développement personnel cherchent à renforcer afin de “rebondir” après un échec, faire face à l’adversité et booster leur carrière dans un univers ultra compétitif.» Simple synonyme de «rebond» au XVIIIe siècle, puis, chez les scientifiques du XXe, d’«adaptation des écosystèmes», le concept ne serait-il pas, désormais, symptomatique du monde néolibéral? D’abord, on vous culpabilise: soyez résilient, c’est un ordre. Puis on vous incite à assumer le reste: votre «vulnérabilité» face au chômage, aux accidents de la vie, à l’état dégradé des services publics (aussi inévitable que des catastrophes naturelles), etc. La résilience, comme dogme et idéologie, devient dès lors tout le contraire de la déconstruction révolutionnaire. Et déjà le début de la soumission.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 avril 2020.]

mardi 7 avril 2020

Révélateur

Logement, éducation, emploi, territoires… le moment historique que nous vivons collectivement illustre et ravive les disparités déjà prégnantes au cœur de la société française. 

Dans le registre des copies mises au propre, il en est une, limpide et sans rature, qui ne méritera ni correction ni contestation d’aucun jury composé de savants experts. Après des semaines de pandémie et de confinement, une évidence saute en effet aux yeux de tous, même de ceux qui, jadis, se montraient peu réceptifs à ce genre de réalité : l’épidémie est un éclatant et impitoyable révélateur des inégalités sociales.

Logement, éducation, emploi, territoires… le moment historique que nous vivons collectivement illustre et ravive les disparités déjà prégnantes au cœur de la société française. Si des travailleurs autrefois invisibles – dans des métiers jugés indispensables à la continuité de la nation – sortent enfin de l’ombre et jouissent de la reconnaissance au moins verbale de tous, ces mêmes agents de nettoyage, ouvriers, auxiliaires de vie, etc., se trouvent sur deux fronts en même temps. Non seulement ils continuent à aller travailler, au risque d’attraper la maladie, mais ils se débattent dans des conditions matérielles difficiles qui se dégradent encore à mesure que la crise avance. Et que dire, alors, des millions de chômeurs, de précaires et de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ? Est-il nécessaire de le répéter: pendant la pandémie et le confinement, les plus touchés sont les plus pauvres, là où ils survivent, dans les quartiers populaires et les zones rurales laissés à l’abandon. Pour eux, ce sera même la double peine puisqu’ils en paieront plus durement les conséquences sociales après…

Parmi les principales victimes? Les enfants, pour lesquels l’école à distance s’avère soit un casse-tête, soit un frein à l’égal accès à l’éducation. Beaucoup de professeurs multiplient supports et canaux pour que leurs élèves continuent à consolider leurs savoirs, mais une part non négligeable de leur public semble hors d’atteinte, sachant qu’un tiers des 25% les plus pauvres ne possèdent pas d’ordinateur. L’éducation nationale se déclare «sans nouvelles» de 5 à 8% des scolarisés. Ce chiffre, dans les quartiers populaires, serait compris entre 20 et 35%! L’école «à la maison» accroît les inégalités scolaires. Une véritable bombe à retardement supplémentaire…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 8 avril 2020.]

jeudi 2 avril 2020

Privilégié(s)

De nombreux écrivains s’assignent au rôle de privilégiés sans même s’en rendre compte, dans des récits de confinement à la manière de journaux intimes. Au final, cette désagréable impression de découvrir les pense-bêtes sans intérêt de la classe bourgeoise. 

Usages. Le propos qui suit – quelque peu exalté et probablement irritant pour beaucoup – provoquera sans doute des réactions non moins désapprobatrices. Mais que voulez-vous. À l’heure de la crise sanitaire, sa petite conscience de classe n’a rien à envier à celle, surexposée, des dominants qui s’ignorent, disons plutôt des privilégiés qui s’y complaisent sans avoir l’air d’y toucher. Car, voyez-vous, elles et ils s’assignent à ce rôle sans même s’en rendre compte, avec des mots précautionneux trempés dans les bons usages littéraires sinon les bons sentiments, avouant même, au gré de leur inspiration, l’étrange complexité de leur tâche: raconter leur confinement, à la manière d’un journal intime. Le bloc-noteur, lui-même auteur, ne citera pas les «gens de lettres» auxquels il pense et qu’il a lus parfois avec sidération dans de nombreux journaux et magazines en quête de récits capables d’accrocher le lecteur – louable intention. Un prix Goncourt par-ci, une grande plume par-là, et au final cette désagréable impression de découvrir les pense-bêtes sans intérêt de la classe bourgeoise, litanie de maisons de campagne, de terrains verdoyants et d’herbe verglacée, de pépiements d’oiseaux à la fraîche rosée, de paysages impressionnistes qui témoignent de certaines vies mais ne disent qu’imparfaitement la réalité de ceux pour qui le confinement s’avère une authentique épreuve. En temps de «paix», lire le temps-qui-passe-depuis-nos-nombrils est déjà une sinécure, alors en temps de «guerre sanitaire»… 

Égaux. L’une prévient – belle humilité – que tout le monde n’a pas «la chance» dont elle dispose en évoquant son cadre quotidien. Ce mot, «chance»… Comment l’interpréter, quand par lui l’auteure en question voulait aussi signifier: riches ou pauvres, nous sommes tous égaux devant le virus, qui frappe au hasard. Ce n’est pas faux. À un détail près: pendant la pandémie, les plus touchés sont les plus pauvres. Ce sera même la double peine, puisqu’ils en paieront longtemps le prix, après. Et pendant ce temps-là, nous voilà abreuvés de chroniques de l’élite littéraire dans des médias dominants qui donnent la parole à ceux qui en ont toujours eu le privilège. Drôle de moment, n’est-ce pas, alors que soi-disant la France entière honore ses «héros», ces travailleurs invisibles d’hier devenus troupes de première et de seconde ligne d’aujourd’hui? Curieux sentiment, quand un ami résume ainsi la situation: «Les cadres en télétravail, les prolos au front!» Singulière époque, tandis que nous croulons sous les statistiques qui montrent à quel point le confinement ravive des disparités et les inégalités déjà prégnantes dans tout le pays – logement, éducation, accès aux soins, emploi, etc. Au fond, il n’y a donc rien d’étonnant à constater que les réseaux sociaux regorgent, ces jours derniers, de milliers de «posts» indignés ou railleurs devant semblable exposition du «confinement confortable». Pour les «sans» des quartiers populaires ou d’ailleurs, privés de choses élémentaires, et qui constituent la masse du peuple, non, nous ne sommes pas tous égaux face à l’épidémie ! Ici-et-maintenant, la décence nécessiterait de ne pas l’oublier…

Peurs. Ajoutons qu’un journal de confinement, au cœur de cette tourmente historique, ne vaut d’exister que s’il permet de saisir le social et ses fractures encore grandissantes, que tentent de repousser, telles de mauvaises herbes, les solidarités qui montent de partout. Auteurs, racontez cela! Prenez date, comme certains autres le démontrent. Imaginez le futur différent. Transcendez vos propres peurs en découvrant celles des autres. Car, quand tout cela sera fini – à quel horizon? – et que les «moins que rien» de Mac Macron auront retrouvé l’usage de leur corps, ils pourraient bien se rappeler à notre bon souvenir. Et pas qu’avec des phrases.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 avril 2020.]