dimanche 23 juin 2019

L'âme de colère

Samedi 22 juin, c'était ville morte à Belfort, en soutien aux salariés de General Electric (GE), dont plus de mille doivent être licenciés.

D’abord, des larmes de colère comme des cris silencieux. Puis, entendu au loin par les milliers de manifestants venus à Belfort, le bruit sourd des rideaux de fer crissant à leur fermeture symbolique. Ville morte. Non, ce n’était pas une métaphore. Juste la projection du réel potentiel. Celui que refusent les habitants et tous ceux qui savent déjà ce que l’avenir réserve si rien ne se passe. Solidaires, les voilà combattants de l’indispensable, en signe de soutien aux salariés de General Electric (GE). Car le plus important employeur du Territoire de Belfort, avec 4.300 salariés, a prévu de supprimer plus d’un millier de postes dans sa branche turbines, rachetée à Alstom en 2015, ce qui se solderait par la disparition du plus grand centre de production mondial de turbines à gaz, sans parler des effets induits sur la cinquantaine de sous-traitants. En somme, la fin des savoir-faire technologiques et des compétences humaines accumulés avec fierté depuis des décennies.

Cette saignée sociale, dévoilée au lendemain des élections européennes, est un cataclysme pour les salariés comme pour la cité du Lion, dont l’histoire industrielle a débuté dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) s’y implanta, devenue Alstom, avant le bradage – scandaleux et injustifié – de ce fleuron national… Où est «l’État actionnaire», «l’État stratège»? Où est Emmanuel Macron, lui qui avait autorisé, comme ministre, cette vente aux Américains, avec l’engagement de créer plus de 1 000 emplois en France? Ne serait-il pas crédible, immédiatement, d’imposer un moratoire sur ce plan ignoble et d’ouvrir un véritable débat public et social, avec toutes les parties prenantes, afin d’éviter ce gâchis monumental qui illustre l’absence de stratégie industrielle du pouvoir et les conséquences dévastatrices qu’entraîne un tel renoncement?
À Belfort, l’industrie était – et reste – l’âme de la région. Quoi qu’en pensent les fous du capital, celle-ci vit encore et ne se contentera pas de larmes. Attention à l’âme de colère !

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 24 juin 2019.]

jeudi 20 juin 2019

Disruptif(s)

Pas de politique sans philosophie, et vice versa.

Bilan. Goûtant aux frissonnements des seuils, incapables que nous sommes de voir une porte fermée sans chercher les possibilités de l’ouvrir en grand et d’aller derrière y puiser quelque chose, comme appâtés par l’inconnu, nous voilà, déjà, à l’orée de l’été avec en tête mille interrogations mélancoliques. Pascal disait: «Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler.» Découvrir de suprêmes sanctuaires capables de rehausser nos combats, sachant qu’ils n’égalent jamais, une fois le mystère éventé, l’idée que nous en avions au départ – un invariant de l’existence. Nos chemins difficiles (le bloc-noteur ne parle pas là de fausses routes, bien au contraire!) sont-ils le prix à payer pour garder notre liberté de pensée? Régis Debray écrivait ceci à son fils, dans Bilan de faillite (Gallimard), l’an dernier: «La perpétuation de l’espèce me semble joliment bien machinée en ce qu’elle permet aux sortants de la porte à tambour d’accueillir la nouvelle équipe, juste le temps de lui refiler deux ou trois mots de passe, et ainsi de suite à chaque relève.» À méditer, afin d’éviter le désenchantement d’une époque de prétention «libérale» exacerbée. Nous ne sortons donc pas du matraquage idéologique qui a déformé les consciences d’un côté (les plus vieux), inventé des copies qu’on forme d’un autre côté (les plus jeunes). Le philosophe Jean-Claude Michéa, avec qui nous ne serons pas d’accord sur tout, écrivait récemment: «Je suis toujours sidéré par la facilité avec laquelle la plupart des intellectuels de gauche contemporains – c’est-à-dire ceux qui, depuis la fin des années 1970, ont progressivement renoncé à toute critique radicale et cohérente du système capitaliste – opposent désormais de façon rituelle le libéralisme politique et culturel – tenu par eux pour intégralement émancipateur – au libéralisme économique dont ils s’affirment généralement prêts, en revanche, à condamner les “excès” et les “dérives” financières, parce qu’une telle manière de voir invite inévitablement à jeter par-dessus bord toute l’armature intellectuelle du socialisme originel, au sens de Marx.» Comment s’armer désormais pour contrecarrer l’idée selon laquelle les progrès de la liberté économique et du «doux commerce» apparaissaient indissolublement liés à ceux de la tolérance, de l’esprit scientifique et des libertés individuelles, sans que l’État ni la collectivité n’aient à se mêler de ses choix? Toute prétention à limiter la liberté économique des individus au nom de la philosophie et/ou de la politique reviendrait ainsi à contredire ce droit «naturel» de chacun à «vivre comme il l’entend». Perversité du raisonnement…


mercredi 19 juin 2019

Dignité

Nous ne supportons plus ce climat antimigrants qui atrophie notre univers mental.

Alors que, partout en Europe, l’extrême droite progresse, nous constatons avec désolation que la passion de l’égalité se voit supplantée par l’obsession de l’identité. Le temps des boucs émissaires est de retour ; en France aussi. L’idée nous révolte tant que, ce 20 juin, pour la Journée mondiale des réfugiés, nous pensons à nos frères et sœurs en recherche de dignité et en lutte pour le droit de vivre. Et pouvoir se tenir debout. La cause de nos malheurs serait, affirment les idéologues, dans la «pression migratoire». Il suffirait même de tarir les «flux» (odieuse expression) pour éradiquer le mal-être, comme si la peur de ne plus être « chez soi » devait l’emporter sur le vivre-ensemble, la responsabilité et le partage – la longue histoire des humains, pourtant…

Disons la vérité: nous ne supportons plus ce climat antimigrants qui atrophie notre univers mental. Et nous ne supportons plus, également, l’incurie et l’inaction de l’Union européenne, qui met en danger des vies humaines pour des raisons politiciennes. Plus grave, en demeurant passive, Bruxelles laisse les populistes et les xénophobes régner sur la politique migratoire européenne. D’ailleurs, que n’entend-on pas dans la bouche de certains Français! En dépit des chiffres réels, on voudrait nous faire croire qu’accueillir 10 000, 20 000 ou 30 000 réfugiés signifierait «accueillir toute la misère du monde»? Avec 67 millions d’habitants, nous devrions être effrayés par quelques milliers de personnes en détresse? Cela dit des choses terribles sur l’état de notre société, sur le sens altéré des réalités. Non, les racines des maux contemporains ne sont pas dans le déplacement des êtres humains, mais dans le règne illimité de la concurrence et de la gouvernance, dans le primat de la finance, dans la surdité des technocraties.

Le combat est difficile. Ceux qui tendent la main le savent, en Europe comme en France. En montrant que la première des urgences reste la solidarité et le devoir d’accueil, eux, au moins, prouvent que nous ne sommes pas des barbares.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 juin 2019.]

jeudi 13 juin 2019

Ignoble(s)

Eric Zemmour, le Trump français ? 


Plafond. «Non, jamais cela ne se produira!» Vous connaissez la formule: en France, voyez-vous, il existe un fameux « plafond de verre » qui éloignerait mécaniquement la probabilité que Fifille-la-voilà – ou l’une ou l’un de ses affidés – s’empare de l’Élysée par les urnes un soir de second tour d’une élection présidentielle. En est-on certain, désormais? La cheftaine du Rassemblement nationaliste oscille entre 44 et 47% dans toutes les intentions de vote, si elle réitérait la perspective d’une qualification. Des scores inédits, qui nous incitent à prendre conscience du danger d’accoutumance à l’idée. Ne le cachons pas, le tête-à-tête mortifère avec Mac Macron peut très mal finir (d’où l’urgence d’une réponse par la gauche de gauche). L’accident devient donc potentiellement crédible. Prenons la mesure et rendons-nous compte. Entre les deux tours de la présidentielle, le bloc-noteur écrivait ceci en 2017: «Malgré les casseroles monumentales, malgré son programme de haine si peu ripoliné, malgré les fachos qui forment encore la cohorte de son cercle dur, malgré la peur légitime de l’extrême droite, pourtant intimement liée à notre trajectoire républicaine depuis la Libération, le phénomène s’est structuré – pour toutes les raisons que nous dénonçons depuis trente ans.» Deux ans plus tard, la situation a empiré. Petit rappel aux oublieux: ce que nous pouvons appeler la «réaction néonationaliste» dans notre pays nous parvient par tous les bouts, à commencer par le bas, mais il n’y a pas de réel dénominateur commun. Nous ne sommes pas confrontés à «un» vote mais à «des» votes d’extrême droite. Ils s’additionnent. Ici, Fifille-la-voilà agglomère les déçus de tout, jusqu’à s’inventer un discours pseudo-social. Ici, Maréchal-la-voilà, avec son ultralibéralisme catho-identitaire ségrégationniste de pseudo-droite traditionnelle, récupère la plèbe poujado-pétainiste héritière du colonialisme et des petits-marchands dressés contre l’État. Quant aux autres, les nazillons des premiers jours, ils servent les intérêts immuables de cette France rance toujours là. Avec leur râteau multiforme, elles et ils râtellent large.

Salaud. Une autre thèse, pour ne pas dire une autre hypothèse stratégique, court Paris depuis deux ans. Et cette fois, il semble bien que nous y sommes. Êtes-vous prêt? Officiellement, l’illustre et pathétique Éric Zemmour n’est pas candidat à un autre statut que le sien, journaliste et essayiste. 

mardi 11 juin 2019

Urgence !

Encouragés par la colère des services d’urgences qui a poussé la sinistre de la Santé, Agnès Buzyn, à de minables premières annonces la semaine dernière, les personnels hospitaliers étaient donc mobilisés, mardi 11 juin, à l’appel de quatre syndicats.

En France, parce qu’il s’agit d’un des piliers des services publics jalousés par le monde entier, quand l’hôpital craque, tout craque… Une chose est certaine au moins. Face au manque criant de moyens et face à la détresse de ceux qui sauvent des vies, personne, ni les citoyens, premiers concernés, ni le gouvernement ne pourra dire «nous ne savions pas». Des années que la situation empire. Et déjà trois mois de grève des soignants des urgences, aides-soignants et infirmières. Leur métier, l’un des plus nobles qui soit, ils le pratiquent en général par vocation, dans l’intérêt général. Leur sacerdoce volontaire se double désormais d’un ras-le-bol généralisé. Ils n’en peuvent plus, tout simplement. Ils veulent exercer leurs tâches dans des conditions normales, dignes, et juste pouvoir – oui, pouvoir – être à la hauteur de ce que la société attend d’eux.

Encouragés par la colère des services d’urgences qui a poussé la sinistre de la Santé, Agnès Buzyn, à de minables premières annonces la semaine dernière, les personnels hospitaliers étaient donc mobilisés, mardi 11 juin, à l’appel de quatre syndicats, jour du vote de l’inique loi santé au Sénat. Une centaine d’établissements sont désormais en lutte. Mme Buzyn redoute l’hémorragie. Elle a raison. N’avouait-elle pas, l’autre jour: «Les urgences sont en détresse, je le sais.» En 2018, Emmanuel Macron avait pourtant exigé près d’un milliard d’euros d’économies pour les hôpitaux publics. Les fermetures se succèdent, les bras manquent, les moyens s’amenuisent. Combien de décès, de drames évités de justesse, de démissions et de coups de gueule faudra-t-il encore pour rompre avec cette logique d’austérité mortifère?

Les paroles et les actes, parlons-en. Car, pendant ce temps-là, Emmanuel Macron était en visite à Genève, où il a osé dénoncer devant l’Organisation internationale du travail (OIT) ce qu’il appelle les dérives d’un «capitalisme devenu fou» qui, selon lui, privilégie les ajustements économiques au reste. On croit rêver. Rappelons à notre président que les graves risques sanitaires encourus par les patients et sur les conditions de travail des personnels hospitaliers figurent en toutes lettres dans les recommandations édifiantes des agences régionales de santé: «Accroître leur performance afin de maîtriser leurs dépenses.» La santé n’a pas de prix: devoir encore écrire cette phrase, en France et en 2019, nous arrache les tripes…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 juin 2019.]

jeudi 6 juin 2019

Vision(s)

La gauche de gauche, incapable d’incarner la colère populaire ?

Constat. La peur amputée de l’espoir… Vous connaissez la formule? Elle traduit assez bien le moment politique qui est le nôtre, au lendemain du scrutin européen. Le clivage gauche/droite aurait donc disparu des radars à la faveur d’une élection, au point que certains puissent poser cette grave question: doit-on tourner la page de la gauche? Ne prenons pas cette interrogation à la légère, elle devient, pour beaucoup, non seulement «structurante» mais parfois «matricielle» à toute réflexion stratégique. Depuis deux ans, pourtant, la gauche de gauche semblait avoir pris la main, après quatre décennies de déclin mortifère. Souvenons-nous. En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon rassemblait à la présidentielle 70% du total – déjà faible, certes – des voix de la gauche et manquait de peu la qualification au second tour. Aux législatives qui suivirent, le PCF stagnait par le bas, mais le total des deux ex-partenaires du Front de gauche approchait néanmoins les 14%, regroupant ainsi presque la moitié du score de la gauche. Qu’en fut-il le 26 mai dernier? Le cumul des résultats du PCF et de la FI n’atteignit même pas les 9%. Plus inquiétant, du point de vue sociologique, les deux forces ne rassemblaient qu’un petit quart des voix dites «de gauche». Pour ne prendre que la FI, elle seule comptait pour 40% du total de la gauche en juin 2017: cette fois, elle n’en agrégeait plus qu’un cinquième… Des commentateurs avisés diront, bien sûr, qu’il ne s’agit que d’une élection européenne, toujours singulière (rappelons-nous du carton réalisé par les Verts en 2009 derrière Cohn-Bendit, 16,28%, dont il ne resta pas grand-chose électoralement). Mais il y a plus inquiétant pour la gauche de gauche: le PCF et la FI n’attirent que 8% et 14% des employés et des ouvriers qui s’étaient déplacés dans les isoloirs (même s’il convient de ne jamais oublier que le premier parti ouvrier reste celui de l’abstention). Dans le même temps, le Rassemblement national (RN) en entraîne presque la moitié. Pourquoi? Le RN de Fifille-la-voilà tient-il mieux son discours «antisystème» que la FI, par exemple? Cela n’expliquerait pas les raisons pour lesquelles le PS, Génération.s et les Verts, censés être des partis englués dans le système, ont obtenu au total les suffrages de plus d’employés et d’ouvriers que le PCF et la FI réunis…