République. Où étiez-vous il y a dix ans? Que faisiez-vous? Que pensiez-vous? Et où en êtes-vous aujourd’hui? Et que faites-vous? Et que pensez-vous? Le travail de la mémoire comme mise en abyme a parfois quelque chose de confondant quand il s’agit de regarder un bout de l’histoire de notre République. Une décennie après les révoltes de 2005, les quartiers populaires continuent de saigner à défaut de s’enflammer. Qui s’opposera à ce constat banal? Il y a dix ans, le bloc-noteur écrivait dans un éditorial de l’Humanité: «L’avenir de la République passera par les quartiers populaires ou ne passera pas.» Cette phrase –certes un peu ronflante– n’était finalement pas si déplacée que cela, du moins avait-elle le mérite de placer les événements à la hauteur de l’enjeu essentiel: notre à-venir commun. En 2005 comme en 2015, utilisons des mots identiques pour définir les mêmes maux: le feu couve sous la cendre. La violence sociale et les injustices ne se sont pas tues et ont progressé. Le chômage a explosé. La précarité continue de galoper. Les héritiers de l’immigration se sentent encore moins français, encore moins reconnus comme tels. L’atomisation du vivre-ensemble est toujours à l’œuvre sourdement. Quant aux sentiments d’humiliation et de relégation, qui avaient été en grande partie à la source de toutes les colères en 2005, ils sont plus forts que jamais.
Révolte: qu’attends-tu?
Délaissés. Et alors: les révoltes de 2005 furent-elles vaines? Voilà bien la question qui hante. À l’époque, beaucoup d’entre nous n’avaient pas saisi le sens –«les» sens, plutôt– de cette révolte par le feu, qui avait placé dans ses modes d’expression violente les aspects les plus suicidaires des pratiques émeutières: pourquoi brûler des équipements publics, sinon pour brûler sa propre vie? Les jeunes s’insurgeaient alors avec les moyens du désespoir, souvent les pires, contre leurs conditions sociales, contre les discriminations, contre le mépris, contre leur mise à l’écart. Y avait-il dans chacun de leurs actes «de la» politique? Certains de leurs gestes portaient-ils en eux «de la» politique? Difficile de répondre à cette autre interrogation légitime. Depuis, l’État a mobilisé (sous la contrainte sinon la peur) 40 milliards d’euros dans cinq cents quartiers pour réaliser une transformation urbaine en profondeur. Mais ces grands investissements –indispensables, rappelons-le– dans les lieux de révolte sont-ils venus à bout de la ségrégation des cités? Évidemment pas. L’essentiel reste un vaste chantier: le boulot, le logement, l’émancipation, l’éducation, l’acquisition tranquille et pacifiée de la citoyenneté, etc. Il n’y a pas si longtemps, notre premier ministre avait évoqué l’existence d’un «apartheid territorial, social et ethnique». Pour l’apartheid territorial et social, il avait raison. Pas pour l’apartheid ethnique, sauf à vouloir ramener les individus à leur appartenance, à leur couleur de peau, voire à leur religion. Or, le problème majeur des quartiers populaires n’est pas l’islam –qui occupe le terrain laissé vaquant– mais l’épouvantable crise sociale, qui laisse sans emploi plus de 40% des 18-30 ans, sans parler des conditions d’existence. En laissant des populations entières assignées à résidence, l’État ne remplit plus son mandat d’égalité. Nous entendons dire que les quartiers s’éloignent de la République. N’est-ce pas plutôt la République qui s’éloigne des quartiers? Regardez le petit jeu pervers actuel: opposer le «périurbain» aux «banlieues». La compétition des délaissés de la République est mise en scène. Et les quartiers populaires ont toujours la fonction du bouc émissaire…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 octobre 2015.]
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