lundi 22 avril 2013

Jeune(s): la magistrale leçon de maturité de Régis Debray

Le dernier livre du philosophe et médiologue nous met en garde contre le jeunisme et ses symptômes. A dévorer d'urgence!

Représentation. Depuis toujours la phrase nous hante: «C’est quand quelque chose manque qu’il faut y mettre le signe», proclame Ferrante dans la Reine morte, de Montherlant. Appliquée à la politique, la citation paraît cynique. Essayons donc de l’inverser: c’est quand le signe se dérobe qu’on retombe sur la chose. Une traduction s’impose: nous pouvons parler de crise de la représentation quand la chose revient à la place du signe pour déloger celui-ci, le bousculer. Cet effondrement de l’ordre symbolique intervient partout, sous des formes impossibles à énumérer tant elles pullulent. De la faillite de nos institutions républicaines à l’affaissement de la nation à l’heure de la globalisation, en passant par les conflits d’intérêts nés du pouvoir de l’argent roi, la représentation politique traverse une crise si fondamentale qu’elle tient lieu de précipice avancé. Rarement la politique en France n’a été à ce point «déshistorisée». Comme si la négligence du peuple et l’indifférence pour le temps-long entretenaient quelque secret rapport?

Debray. Jamais Régis Debray ne trahira Marc Bloch, pour lequel l’histoire n’était pas l’étude du passé mais celle de l’homme dans la durée. Par-delà le siècle, l’un comme l’autre ont à cœur non pas de disqualifier l’ici-et-maintenant par l’hier mais d’unir l’étude des morts à celle des vivants, pour ne pas dire des vieux et des jeunes… Dans son dernier essai, "le Bel Âge" (Flammarion), Régis Debray s’assigne comme mission de résister coûte que coûte à ce monde du tweet de 140 signes et de Guerre et Paix résumé en cinq minutes chrono, à la société de l’émotionnel faussement compassé, et, bien sûr, à l’immature en politique qui consume les idées. En somme: comment combattre le jeunisme en tant que symptôme?
Pour y parvenir, le philosophe et médiologue a trempé sa plume dans l’ironie la plus brillante qu’on puisse imaginer. Mais attention: si Debray cultive des regrets à l’endroit de ses contemporains, il ne verse que par malice dans la nostalgie. À ceux qui auraient mal compris, il prévient: «On ne transmet que ce qu’on transforme, parce que le radoteur, à son insu, innove. C’est en oubliant qu’on répète, c’est en se souvenant qu’on invente. Tout le contraire de l’effet pervers que les réactionnaires imputent au moindre changement pour tout laisser en l’état. Par un étrange effet-catapulte, les remontées amont projettent dans l’inconnu» (p.107). Rien de plus banal qu’un «homme allongé par les ans et poussé sur les bas-côtés» (p.7), mais nous vivons une époque où rester jeune, dans sa tête et dans sa peau, est devenu l’injonction suprême, jusqu’aux représentations politiques et sociales qui surjouent le court-termisme comme à la Bourse: «Si j’avais vingt ans aujourd’hui, je me méfierais de ces gérontes rock and roll qui poussent l’amour de la branchitude jusqu’à la chirurgie esthétique et l’ablation de vocabulaire» (p.20).

Le jeunisme comme métaphore d’un certain avilissement, d’une dégradation morale et intellectuelle, domptés que nous sommes par les techniques, l’urgence et le stress de la profitabilité à tout prix sous le règne d’une promesse low cost pour le moindre de nos actes? Régis Debray ne tourne pas autour du pot: «La classe dirigeante, repliée sur ses forteresses, accumule mandats et droits acquis, quand vingt millions de moins de vingt-cinq ans peinent à trouver des emplois. (…) Le jeune, qui expie en réalité, triomphe en image et par l’image, avec l’aveu et le soutien enthousiaste du kroumir aux commandes.» Et il ajoute: «Les Jacobins aux joues roses avaient pour repères intellectuels et références morales Lycurgue, Brutus, Plutarque et Rousseau. La jeunesse n’était pas un sauf-conduit, ni l’immaturité, un marchepied.» (p.22).

Renouveau. «Qu’avons-nous fait de l’en-deçà?» (p.63), demande le philosophe, moins pour exalter le passé que le réel. Et c’est toute la différence. Régis Debray porte une exigence presque solennelle: «On refait la chaîne, du réel à l’idéal, de Lucy à Marilyn. On refait de la durée. On ne sauvera pas la transmission qui d’un singe nu fait un être humain sans remettre l’adolescent à sa place et l’ancien à la sienne, sans dissocier l’autorité du pouvoir» (p.71). Nous y voilà. «Nos raisons d’agir ne sauraient être raisonnables parce que rien de sérieux ne se fait sans passion, et donc sans malentendu. (…) Notre pays a perdu ses légendes et ses fresques, aussi le voit-on décrocher» (p.94). Alors, rideau ? Surtout pas: «L’innovateur rembobine le film, et renoue les fils qui ont été rompus, en sorte que le retour aux sources n’est pas retour à l’ordre mais rebond en avant. Il n’y a jamais de nouveau, il n’y a que des renouveaux.» En politique comme en toutes choses, le réenchantement est parfois l’ombre portée du désenchantement.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 avril 2013.]

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