vendredi 23 novembre 2012

Peine(s) : quand Derrida enseignait la déconstruction de l'échafaud

Les éditions Galilée publient le premier volet de «Séminaire. La peine de mort» (vol. 1, 1999-2000, 402 pages). Un événement philosophique.

Derrida. Comme les fragments d’un registre sans date arrachés à une longue nuit, l’envie s’invite parfois par effraction ou par nécessité. Ainsi l’autre soir, saisis par un élan irrépressible qui nous a entraînés loin dans l’insomnie, il nous fallut revisionner une fois encore le formidable documentaire D’ailleurs Derrida, de Safaa Fathy (éditions Montparnasse, 2000), et de nouveau se laisser bercer par le verbe, l’image et la voix – mon Dieu, cette voix ! – de Jacques Derrida, comme un retournement du temps d’autant plus nécessaire qu’à chaque «actualité» éditoriale post-mortem du philosophe, l’émotion de sa disparition et de son manque nous étreint comme au premier jour. Ses premiers mots, dans D’ailleurs Derrida, restent gravés dans le marbre de notre mémoire fondamentale: «Ce qui vient à moi, depuis longtemps, sous le nom de l’écriture, de la déconstruction, du phallogocentrisme, etc., n’a pas pu ne pas procéder à une étrange référence à un “ailleurs”. L’enfance, l’au-delà de la Méditerranée, la culture française, l’Europe finalement. Il s’agit de penser “à partir de” ce passage de la limite. L’ailleurs, même quand il est très près, c’est toujours l’au-delà d’une limite. Mais en soi. On a l’ailleurs dans le cœur, on l’a dans le corps. L’ailleurs est ici. Si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs.»

Mort. L’actualité éditoriale principale de Jacques Derrida ce mois-ci nous provient (sans surprise) des remarquables éditions Galilée, qui publient le premier volet de «Séminaire. La peine de mort» (vol. 1, 1999-2000, 402 pages, 35 euros).
Le philosophe a consacré à ce sujet, outre son enseignement aux universités d’Irvine (Californie) et de New York, deux années de séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), en 1999-2000 et 2000-2001. «Questions de responsabilités» était le nom du vaste programme de recherche à partir duquel Jacques Derrida avait décliné quelques sujets majeurs et récurrents dans son enseignement comme dans son œuvre: «Hostilité-hospitalité», «Le parjure et le pardon», «La peine de mort» et «La bête et le souverain».
L’apport essentiel de cet ouvrage en tous points prodigieux vient du fait que le philosophe y pratique une déconstruction magistrale des principes «philosophiques» qui fondent les discours juridiques, religieux et politiques sur la peine de mort, ce qu’il appelait «la déconstruction de l’histoire comme échafaudage de cet échafaud». Tout passe ainsi au révélateur derridien: Platon, Beccaria, Kant, Nietzsche, Rousseau, Hegel, même Hugo, ou encore Foucault et Blanchot (forcément Blanchot) et bien sûr les textes canoniques ou de droit dans l’histoire. Vous l’avez compris: Derrida imposa, même aux États-Unis, sa «lecture» d’un abolitionnisme universel et non lié à des circonstances conjoncturelles. Résumons: nous ne sommes pas contre la peine de mort parce qu’il y a des risques d’erreurs judiciaires, mais bien en raison de valeurs philosophiques universelles!

Déconstruction. Le cœur a sa géographie, elle a aussi son histoire. Signalons donc au passage le très beau numéro réalisé par les Temps modernes intitulé «Derrida, l’événement déconstruction» (414 pages, 28 euros), qui revient sur les éléments déclencheur et moteur du concept si célèbre. Parmi les documents produits, deux entretiens inédits – et assez fascinants – du philosophe nous donnant à voir le travail de la pensée inconsciente qui consiste à défaire sans jamais les détruire ses («nos») pensées dominantes ou hégémoniques. Avouons-le: la déconstruction aura, pour beaucoup d’entre nous, constitué la grande invention philosophique de la fin du XXe siècle, en tant qu’instrument intellectuel et pratique, comme manière de décrypter le monde dans ses complexités. Car la pratique dite de «déconstruction» ne se réduit jamais à une (simple) critique – de l’idéologie ou textuelle – et s’opère toujours sur plusieurs fronts. Le front des textes au sens strict du mot comme sur celui de la langue; le front des institutions précisément structurées à partir de ces textes qui dictent les protocoles de lecture; le front du processus de déconstruction lui-même. Derrida disait: «Une pratique déconstructrice qui ne porterait pas sur “des appareils institutionnels et des processus historiques” (…), qui se contenterait de travailler sur des philosophèmes ou des signifiés conceptuels, des discours, etc., ne serait pas déconstructrice.»

Demain. Que les passionnés le sachent. Les chercheurs disposent de l’équivalent de 14.000 pages imprimées des cours de Jacques Derrida, à la Sorbonne, à l’Ehess ou aux États-Unis. L’édition critique intégrale devrait représenter une quarantaine de volumes, à raison d’un volume par année d’enseignement… Nous n’en finirons jamais avec Jacques Derrida!

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 novembre 2012.]

2 commentaires:

Biezbojnik a dit…

"On a l’ailleurs dans le cœur, on l'a dans le corps"

JD a-t-il jamais déconstruit ce poncif de l'écriture du cœur, du message inscrit dans dans le cœur de l'homme? Poncif diffusé jusque dans la théorie politique pour signifier l'enclos divin du pouvoir. Maxime impériale romaine: "omnia iura habet in scrino pectoris sui".
Ou la IIe épître aux Corinthiens de Paul: "Vous êtes une lettre du Christ...écrite non sur des tablettes de pierre, mais sur les tablettes de chair de vos coeurs".
Longue genèse...
De nos jours c'est le cerveau qui est sanctifié par le scientisme biologico-cognitiviste.

Coeur-dialement

Biezbojnik a dit…

14000 pages imprimées... Cela est très impressionnant! Jacques Derrida est le Stakhanov de la philosophie. Le mineur de fond qui ayant trouvé le bon filon de la "Destruktion" a construit son oeuvre magistrale en déconstruisant à peu près tout ce qui lui tombait sous la plume.

C'est le reproche que lui fait Slavoj Zizek dans "A travers le réel". Je cite p. 137: "...j'éprouve parfois ses analyses comme une répétition presque mécanique d'un même modèle. Il y a dans ce formalisme quelque chose de faux. On peut déconstruire ceci, on peut déconstruire cela; ça devient un mécanisme. C'est pourquoi il lui a été possible d'écrire autant. Mais je crois que chez Lacan, chez Deleuse, chez Badiou, il n'y a pas cela... Derrida est un peu trop assuré de sa propre méthodologie. La déconstruction devient une méthode".
Cela étant Derrida, oui, est incontournable de la même façon que beaucoup d'autres tout aussi créatifs et puissants: Platon, Aristote, St Augustin, Plotin etc...