14-18. Qui étais-tu, toi qui as traversé le siècle dans le silence des morts disparus, pour un long temps oublié des mémoires officielles, comme anéanti aux hommes par des souvenirs enfouis sous le chaos matriciel? Qui étais-tu, toi l’enfant de Bésingrand, petit village béarnais coincé sur la rive gauche du gave de Pau dont les flots lèchent l’esprit des âmes fortes, à Luz-Saint-Sauveur, à Argelès-Gazost, à Pau, avant de se jeter dans l’Adour. Qui étais-tu, toi, fils d’une famille de métayers, les Lambert, toi qui te prénommais Jean? Si l’on en croit ceux qui ont établi tes derniers instants, tu as été porté disparu le 23 août 1914, bien loin de tes Pyrénées natales. Ton dernier souffle, tu l’as poussé à Gozée, en Belgique, et tes yeux, dans un ultime sursaut de terreur ou de poésie de survie, ont sans doute aperçu des herbes folles dont tu ne connaissais pas les noms. Tu es tombé, sur cette terre de mâchefer martelée par la mitraille, le cœur ouvert aux sangs mêlés. Peut-être as-tu poussé un cri d’horreur, un cri tôt englouti par la fureur du néant, un cri qui, sache-le, nous parvient si clairement que, quatre-vingt-dix-huit ans plus tard, nous avons passé des heures à tenter d’exhumer les faits, à les imaginer, dans un travail si ingrat et ridicule d’imprégnation qu’il nous a accaparés jusque tard dans la nuit, faisant de nous le témoin anachronique d’une tragédie universelle.
À quoi bon recomposer cette chronologie succincte des événements. Tu as vécu à en mourir la terrible bataille dite de Charleroi. Près de 900 morts ou disparus. Toi, Jean Lambert, devenu ombre parmi les ombres. Maintenant tu le sais: ton corps, probablement enseveli par l’armée allemande, n’a jamais été retrouvé. En ce temps-là, même dans les toutes premières semaines du conflit mondial, la «Der des ders» causait tant de ravages parmi les combattants qu’on manquait de planches pour les ensevelir. Les fossoyeurs étaient les combattants eux-mêmes, meurtriers et derniers témoins de l’absurde… Mais si tu savais, Jean. Ce 11 novembre 2012, ton village t’a enfin rendu hommage. Tu es même devenu officiellement le seul «mort pour la France» de Bésingrand et de ses 116 habitants. Une stèle à ton nom a été inaugurée. Jusque-là, de mémoire de générations, les villageois disaient que la commune avait été épargnée par 14-18. Depuis, un généalogiste menant des recherches auprès de diverses structures militaires a retrouvé ton existence dans les registres. L’oubli est réparé, Jean. Et nous, de l’autre côté du temps, dans le creuset d’une sourde mélancolie, nous ressentons pour toi la chaleur et la familiarité que la vie t’a refusées. Nous n’écrirons plus jamais: «Qui étais-tu?»
Les Sentiers de la Gloire, de Stanley Kubrick, avec Kirk Douglas. |
Honte. Nicoléon l’a voulu, Normal Ier l’a entériné. Depuis cette année, le 11 novembre commémore en une seule date toutes les guerres, y compris coloniales. Au prétexte de rendre hommage aux «morts pour la France», le mélange des genres, version «roman national» maurrassien, s’apparente à une régression mémorielle qui élude la principale question: pourquoi ces hommes sont-ils morts et qu’y a-t-il de commun entre Verdun, le Mont-Valérien, Diên Biên Phu, Alger et l’Afghanistan? Les soldats Lambert et Chapelant nous aident à répondre.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 novembre 2012.]
4 commentaires:
Merveilleux moment de lecture, écrit comme un roman réel. Bravo pour cette émotion. Car il y a en même temps du sens...
GERARD
Ma-gis-tral exercice littéraire. Merci pour cette lecture, monsieur JED.
Une «loi de réhabilitation collective» sera votée? Est-ce à la loi d'écrire ou plutôt de réécrire l'histoire?
Une histoire que de toutes façons les nouvelles générations n'apprennent plus à l'école et encore moins à l'occasion des cérémonies commémoratives.
NOUVELLES DU FRONT
SUIPPES (Marne). A la suite du passage de sangliers, la « Ferme de Suippes », site rendant hommage aux combattants de la Première Guerre, est totalement dévastée. Seul un bon grillage permettrait aux « Morts pour la France » de reposer en totale sérénité.
DÈS l'entrée de la nécropole militaire, une pancarte informe que son aspect général peut impressionner défavorablement les pèlerins.
Plus loin, dans les allées séparant les 7 425 corps ensevelis sur site, le spectacle ne peut être qualifié que de désolant. Si les pelouses avaient été refaites il y a peu, il faut totalement se remettre à l'ouvrage car les sangliers sont une fois encore passés à l'action, laissant des stigmates de leurs virées nocturnes. D'innombrables trous ressemblant à un champ de bataille ne passent pas inaperçus dans ce lieu de recueillement où devraient reposer pour toujours et sereinement certaines des nombreuses victimes de la Première Guerre mondiale, mortes lors des batailles de Champagne. « Il y a un minimum de respect à avoir pour ces hommes tombés en 14-18 », s'énerve Claude Gillet, habitant la commune voisine de Cuperly. La « Ferme de Suippes » se situe effectivement sur la RD 977 en sortie du territoire communal de Suippes. « Un cimetière militaire : ça s'entretient, ça se protège. Si l'été ça ne bouge pas, à cette saison les sangliers viennent quotidiennement tout dévaster. C'est le début, ils reviendront », peste ce citoyen pensant à tous ces jeunes gens tombés pour le pays. « Regardez ceux-ci n'avaient que 20 ans, ils sont morts pour nous. »
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