samedi 4 février 2012

La Commune de Paris, selon Karl Marx...

Contemporain actif de l’insurrection de 1871, l’auteur du Manifeste et du Capital rallie rapidement la cause des communards sans jamais oublier le traumatisme de 1848. Sur le moment, 
Marx propose aussi un «bilan» de la Commune inscrit dans la question de l’État.

«Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer.» (1) Philosophe jusqu’au bout de l’âme, Karl Marx a toutefois élaboré un travail d’historien politique moins déterministe qu’on ne le dit parfois. Pleinement contemporain des événements de 1871, l’homme, né en 1818, affiche avec volupté et gourmandise sa force de l’âge comme sa maturité théorique – mâtinée d’un soupçon de méfiance à l’endroit des mouvements compulsifs. Plutôt circonspect pour ne pas dire hostile dans un premier temps au surgissement des événements qui couvent depuis plusieurs mois dans cette France belliqueuse, Marx écrit en février 1871: «La classe ouvrière se trouve placée dans des circonstances extrêmement difficiles», et l’insurrection «serait une folie désespérée». Comment et pourquoi l’homme du Manifeste se montre-t-il si prudent face à la révolte grondante ?
Depuis une vingtaine d’années, le compagnon de combats de Friedrich Engels pense que la révolution ne réussira pas sans l’alliance des ouvriers et des paysans, des Parisiens et des provinciaux. Or, depuis la guerre de 1870, Marx reste convaincu que ceux-ci, majoritairement, sont soit bonapartistes, soit derrière le gouvernement et l’Assemblée de Bordeaux, prêts à collaborer avec l’occupant prussien pour avoir la paix à tout prix. A-t-il alors raison? A-t-il tort? Le déroulement des faits est têtu. Le 19 juillet 1870, le régime, trop sûr de lui, victime des manœuvres de Bismarck, déclare la guerre à la Prusse. Le 2 septembre, le désastre de Sedan emporte tout sur son passage et provoque des manifestations anti-impériales à Paris, à Marseille, au Creusot et à Lyon. Le péril entraîne l’armement partiel de la population parisienne, sous la forme de la garde nationale, dont les ouvriers constituent l’ossature. Le 4, le Palais-Bourbon est envahi et Gambetta y proclame la République. Mais une fois encore, comme en 1830 et en 1848, le pouvoir se trouve immédiatement accaparé par un groupe de «politiciens républicains», pour reprendre l’expression du philosophe Alain Badiou (2), les Jules Favre, Jules Simon, Jules Ferry (3), Émile Picard, et même Adophe Thiers en coulisses, bref des personnages qui, au fond, ne souhaitent qu’une chose : traiter avec Bismarck pour mieux contenir la poussée politique populaire. Comme pour amadouer la détermination de la population parisienne, ils annoncent aussitôt la République, sans jamais en préciser le contenu constitutionnel, avant de se déclarer «gouvernement de la défense nationale». Patriotique, la foule ne réagit pas, déjà tournée vers la résistance qu’exacerbera le dur siège de Paris par les Prussiens.

Karl Marx n’est pas dupe. Le 9 septembre, dans une adresse, il dénonce l’expansionnisme allemand et prévoit que ce conflit engendrera immanquablement une nouvelle guerre, qu’il voit explicitement mondiale: «L’Allemagne, emportée par la fortune des armes, l’arrogance de la victoire, l’intrigue dynastique, commet une spoliation territoriale en France. De deux choses l’une : ou elle devra se faire ouvertement l’instrument de la politique conquérante de la Russie, ou bien, après un court armistice, elle aura à braver une nouvelle guerre défensive, une guerre qui, au lieu de ressembler à ces guerres “localisées” d’invention moderne, sera une guerre contre les races slave et romane combinées. (…) Les patriotes teutons s’imaginent-ils en réalité qu’ils vont assurer la liberté et la paix en jetant la France dans les bras de la Russie?»

À Paris, le peuple commence à s’armer pour résister au siège des Prussiens. Le 13 décembre, Marx affirme, de manière explicite: «Quelle que soit l’issue de la guerre, elle aura exercé le prolétariat français au maniement des armes, et c’est là la meilleure garantie pour l’avenir.» Engels lui-même brûle de prendre les armes et d’aller défendre le peuple parisien contre l’envahisseur. Marx le dissuade.

Après la capitulation des troupes à Metz, puis la reddition de Paris et l’armistice du 28 janvier 1871, les ennemis de Marx ne font dans le détail. Peu avant l’insurrection parisienne du 18 mars, ils voient en lui non seulement l’inspirateur des troubles mais assurément l’organisateur. Le 14, dans un quotidien parisien encore bonapartiste, Paris-Journal, sous le titre «Le grand chef de l’Internationale», Marx est ainsi vilipendé par la propagande bismarckienne et les plumitifs de Thiers. Aussitôt repris par le Times, l’exilé le plus célèbre de Londres devient en quelques jours une menace mondiale vivante pour tous les pouvoirs établis, bourgeois, monarchistes et autres…

Profondément hanté par le souvenir des journées de juin 1848, Marx se sent intensément dans le deuil de «la prochaine» révolution, si ce n’est «la» révolution. Aussi développe-t-il une théorie qui consiste à constater qu’à chaque stade de l’histoire les forces productives «se révoltent» contre les rapports de production au sein desquels les premières se sont développées et aboutissent à un nouveau mode de production. Il constate: «Réduits à leurs grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne apparaissent comme des époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production.» (4)

Le drame de 1848 va-t-il se reproduire, avec son désespoir, sa fureur, ses massacres? Marx le sait mieux que quiconque: l’aspiration française à la «révolution», toujours très présente au XIXe siècle, a quand même permis les Trois Glorieuses de juillet 1830 et la chute de Charles X, février 1848, et la chute de Louis-Philippe, et finalement le 4 septembre 1870 et la chute de Napoléon III… En somme, en quarante ans, les jeunes républicains et les ouvriers armés ont fait tomber deux monarchies et un empire. Voilà pourquoi Marx, considérant la France comme «la terre classique de la lutte des classes», a écrit ses chefs-d’œuvre que sont les Luttes de classes en France, le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte et la Guerre civile en France. Dans ce dernier texte, des générations entières liront ces formules d’histoire: «Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. (…) Le souvenir des martyrs de la Commune est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière.»

Mais, pour en arriver là, Karl Marx vit la Commune de Paris au jour le jour. Quelques-uns de ses proches, comme son gendre Paul Lafargue, désigné délégué auprès de la Commune dans la ville de Bordeaux, vivent d’ailleurs les événements dans leur chair. Tandis que le mouvement insurrectionnel et bientôt communaliste se propage à Lyon, Saint-Etienne, Marseille, Toulouse, Narbonne, etc., Marx désespère toutefois de ne pas voir le pays massivement basculer dans la levée en masse et regrette l’attitude d’une province matée et apeurée par l’armée versaillaise. Tout en sympathisant de tout son cœur avec le mouvement, il se désole de constater que les insurgés perdent un temps précieux en procédures électorales, alors que, dans le même mouvement, ils devraient déjà exercer le pouvoir, s’emparer du trésor de la Banque de France, et, surtout, fondre sur Versailles pour desserrer l’étreinte des troupes de Thiers… L’avenir lui donnera raison.

Car à Paris, comme redouté, le siège tourne à l’enfer. Le 30 mars, deux dirigeants communalistes, Léo Franckel et Eugène Varlin, réussissent à transmettre à Marx une missive secrète pour solliciter ses conseils sur «les réformes sociales à appliquer». Enthousiaste, Marx écrit le 12 avril à un correspondant: «Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que j’affirme qu’à la prochaine tentative de révolution en France, il ne sera plus possible de faire passer d’une main dans l’autre la machine bureaucratico-militaire, mais qu’il faudra la briser, et que c’est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de parti de Paris.» Et il précise dès le lendemain au même destinataire: «(…) Merveille de l’initiative révolutionnaire des masses montant à l’assaut du ciel. Il serait évidemment fort commode de faire l’Histoire si l’on ne devait engager la lutte qu’avec des chances infailliblement favorables. (…) Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État capitaliste est entrée dans une nouvelle phase. Mais, quelle qu’en soit l’issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d’une importance historique universelle.» (5)

Alors que 1848 avait créé de façon anticipée et pour un bref instant la forme de la domination politique de la bourgeoisie, la république parlementaire, la Commune de Paris, pour Marx, est «la forme politique enfin trouvée qui permet de réaliser l’émancipation économique du prolétariat». Sur le moment, Marx propose un «bilan» de la Commune – qu’il sait pourtant condamnée – entièrement inscrit dans la question de l’État. Pour lui, pas de doute. La Commune de Paris est le premier cas historique où le prolétariat assume sa fonction transitoire de direction, ou d’administration, de la société tout entière. Autrement dit l’apparition véritable de l’être-ouvrier ; l’impossible possibilité de l’existence ouvrière totale…

Des possibilités comme des échecs de la Commune, Marx en tire la conclusion – déjà formulée auparavant – qu’il ne faut pas «prendre» ou «occuper» la machine d’État, mais la briser! Comment y parvenir? Comme chacun le sait, Marx n’a jamais écrit son grand livre sur «la Révolution et l’État», qui a tant manqué à tous les Marxiens du XXe siècle (6), il se contente de prophétiser que «la Commune, début de la révolution sociale du XIXe siècle, fera le tour du monde» et sera «acclamée par la classe ouvrière d’Europe et des États-Unis, comme le mot magique de la délivrance». Il ajoute: «Si la Commune était battue, la lutte serait seulement ajournée. Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits ; ils seront toujours mis à nouveau à l’ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n’aura pas conquis sa libération.»
La légende ne dit-elle pas que Lénine dansa dans la neige le jour où le pouvoir bolchevique atteignit, puis dépassa les soixante-douze jours où s’accomplit le destin des communards ?...

La Commune a donc, comme tout événement véritable, non pas «réalisé» un possible, mais l’a «créé»: celui d’une «politique» prolétaire indépendante. À lire toute l’œuvre de Marx (d’une brûlante actualité!), le capitalisme porte en lui, comme l’enfant procréé sera accouché un jour ou l’autre, la révolution totale du communisme. Or, qu’est-ce que le communisme, selon Marx et Engels? Le principe de l’autodétermination appliqué au domaine économique; la démocratie étendue aux rapports de production ; la constitution démocratique généralisée. Marx le signe: «Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances choisies.» Aussi longtemps que règne un système d’exploitation et d’oppression, progrès et catastrophes demeurent mortellement enlacés. «La révolution sociale ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer sa propre tâche avant de s’être débarrassée de toute superstition à l’égard du passé.» Voilà pourquoi l’histoire doit être pensée politiquement et la politique pensée historiquement.

Si la lutte des classes n’est pas seulement la lutte puis le soulèvement des prolétaires mais d’abord la lutte permanente du capital pour soumettre le travail, Marx avait compris très tôt que cette lutte, au cœur des sociétés en mutation avancée, n’était jamais aussi visible qu’au moment des grandes crises vécues ou prévisibles. En révélant avant tous que la dynamique même de l’économie capitaliste crée les conditions de son dépassement – et même du dépassement de toute économie –, Marx ne s’appuyait pas sur l’Histoire et sa «force motrice» pour rien. Le communisme ne sera possible que lorsque la conscience des travailleurs, dans des circonstances historiques déterminées, leur permettra de devenir révolutionnaires. Marx délimite ainsi le périmètre idéologique: «Les prolétaires se trouvent en opposition directe avec la forme que les individus de la société ont jusqu’à présent choisie comme expression d’ensemble, c’est-à-dire en opposition avec l’État ; et il leur faut renverser l’État pour réaliser leur personnalité.»

Que le communisme s’affirme comme une piste majeure du vaste mouvement d’émancipation humaine est, à ses yeux, une exigence politique qui n’a rien d’un vague idéal mais procède d’un mouvement historique. Pour s’ériger en «classe dirigeante de la nation et devenir lui-même la nation», le prolétariat «doit conquérir le pouvoir politique». À une époque (le XIXe siècle) où la démocratie parlementaire est encore une exception en Europe, Marx et Engels envisagent cette «première étape de la révolution sociale» comme synonyme de «conquête de la démocratie» et d’établissement du suffrage universel. À ce titre, c’est donc logiquement que la Commune de Paris leur apparaît comme sa forme enfin trouvée. Marx l’appelle un «gouvernement des producteurs par eux-mêmes».

Le hors-série de l'Humanité
publié en mars 2011.
Un autre spectre hante l’Europe: le spectre de la Commune. Sorte de résumé à elle seule d’un pan entier du communisme dont rêve l’auteur du Manifeste, la Commune est, selon lui, formée par des représentants de la classe ouvrière élus au suffrage universel, responsables devant les électeurs et révocables à tout moment. Elle abolit l’armée permanente et la police et confie sa défense au peuple en armes, supprime les privilèges des hauts fonctionnaires et soumet les organes administratifs aux pouvoirs à la fois législatifs et exécutifs de la Commune, qui décrète la séparation de l’Église et de l’État, et instaure l’enseignement libre et gratuit, etc. Les communards, note Marx, ont transformé l’«impossible» en possible. Et il le clame: «Que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme?»

(1) Thèses sur Feuerbach, Karl Marx, PUF, 1987.
(2) Lire absolument dans l’Hypothèse communiste, d’Alain Badiou, le chapitre intitulé «La Commune de Paris : une déclaration politique sur la politique», éditions Lignes, 2009.
(3) La République des Jules, écrira l’historien Henri Guillemin.
(4) Critique de l’économie politique (1859), « La Pléiade », Gallimard.
(5) Lettres à Kugelmann, préface de Lénine, Paris, Anthropos, 1968.
(6) L’État et la Révolution est un essai politique célèbre de Lénine, mais, 
avant lui, ce fut d’abord sous ce même titre un livre publié en 1877 par le communard Arthur Arnould, une histoire populaire 
et parlementaire de la Commune de Paris (disponible aux éditions Res-Publica).

[Article publié dans le hors-série de l'Humanité, "Commune de Paris, le peuple au firmament".]

(A plus tard...)

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Article très complet. Bravo pour ce travail de recherche. A donner à lire à tous les étudiants !

Anonyme a dit…

Magnifique article : je ne connaissais rien de Marx sur la Commune. Merci vivement pour cette contribution à l'Histoire.
MICHEL

Anonyme a dit…

A la lecture de cet article je me dis qu'il est temps de revisiter cette histoire de la COmmune, qui fut un point d'appui et reste un phare dans notre histoire.
CAMILLE

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Talbot cyril UDT a dit…

ExcelLent.Je m'intéresse au socialisme utopique et libertaire et à la tragédie de l'histoire de la commune de 1870.J'ai diffusé votre article...http://cyriltalbot.blogspot.fr/2015/01/karl-marx-parle-de-lhistoire-de-la.html