dimanche 12 juin 2011

Écrivain(s) : en mémoire de Jorge Semprun...

Semprun. Peut-être les vestiges d’une adolescence conquérante, toujours prête à panthéoniser les personnages qui nous firent entrer en littérature par les sommets. À moins que ce ne soit l’exaltation des instants de force de nos jeunesses, quand, renversés par quelques lectures, nous aurions préféré nous damner plutôt que de refuser d’héroïser leurs auteurs. Était-ce vilain défaut que d’aimer à en perdre la raison? Était-ce déjà péché d’orgueil de ne pas supporter qu’on puisse ne pas frissonner aux mêmes vibrations intellectuelles? Était-ce plutôt la trace-sans-trace qui parviendrait jusqu’à l’ici-et-maintenant et nouerait indéfectiblement en nous l’engagement et les mots? Un peu tout cela… Voilà ce à quoi nous songions lorsque la nouvelle de la mort de Jorge Semprun parvint jusqu’à nous, mardi soir, à l’heure où, d’ordinaire, seules les lumières sur la ville restent évanescentes. Avouons-le. Il est des moments dans l’existence où l’envie de fracas, de frénésie et d’emportements s’efface devant de profonds silences que rien n’apaise, pas même la compréhension d’un événement hélas attendu. Nous savions Jorge Semprun, quatre-vingt-sept ans, gravement malade, inexorablement atteint au cerveau. Rien n’a pourtant atténué notre irrépressible émotion. Douleur simple due à la disparition d’un des rares intellectuels que nous écoutions sagement.

Mort. Juste retour des choses. En ouvrant de nouveau l’un de ses chefs-d’œuvre, l’Écriture ou la vie (1994), nous avions oublié que l’une des deux citations mises en exergue par Jorge Semprun était de Maurice Blanchot: «Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir.» Qui mieux que Blanchot, bien sûr, pour cheminer vers ce projet fou, non compréhensible, de l’exorcisation de la mort par l’écriture. Écrire ou mourir. Écrire parce que mourir. Écrire et mourir. Semprun disait: «Plus je me remémore, plus le vécu d’autrefois s’enrichit et se diversifie, comme si la mémoire ne s’épuisait pas.» À ce propos, y aurait-il une loi de la citation à laquelle nous devrions répondre et devant laquelle nous serions responsables? Et devant qui ou quoi sommes-nous responsables dans le deuil? Devant l’homme, aussi grand fût-il? Sa mémoire? Son œuvre? Quelle est la meilleure façon de demeurer fidèle? Roland Barthes pensait: «Le roman est une Mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif.» Appareils à la fois destructifs et résurrectionnels, les livres nous traquent autant qu’ils nous apaisent. Semprun savait, lui.

Buchenwald. Premières images après la libération du camp.

Critique. Ne surtout pas réduire à quelques mots ou vagues impressions le résistant, qui adhéra en 1941 aux réseaux des FTP ; le déporté à Buchenwald, flanqué du matricule n°44904 ; le militant communiste exclu en 1964 du Parti espagnol ; le combattant infatigable de la justice et de la liberté ; l’intellectuel-penseur des totalitarismes… Ceux qui furent habités puis hantés par l’eurocommunisme n’oublieront jamais que Semprun fut une victime des durcissements prosoviétiques. Il dénonça avec courage les dérives staliniennes des années soixante. Puis se plongea dans l’écriture durant vingt ans, avant de devenir ministre de la Culture du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Ses proches le décriront alors peu «taillé» pour le rôle, assez individualiste, peu favorable à la critique et même, disons-le, méprisant, voire brutal à l’égard des communistes contemporains…

Témoins. Impossible de taire l’élégance de l’homme que la gravité d’une souffrance insondable ne quittait jamais. Impossible de négliger qu’il fut toute sa vie l’infatigable littérateur de ce qu’il appelait la «nudité métaphysique». Ceux qui n’ont pas encore lu le Grand Voyage (1962) ont bien de la chance. Pour des générations de lecteurs, ce livre fut aussi important que Si c’est un homme (1947) de Primo Levi… Semprun était clandestin du Parti communiste espagnol, terré dans un appartement, menacé par la police franquiste, quand il en commença la rédaction en février-mars 1960. Il témoignera: «Je me retrouvais seul, immergé dans cette dimension déconcertante des heures creuses et des temps morts, sans fin.» Dans cet étrange état de conscience inconsciente, dans un processus de création qui le ramènera dans ses propres délibérations de la souffrance intime, Semprun racontera l’indicible du camp de Buchenwald. Lui, le rescapé – rescapé de quoi? Semprun était l’un des rares grands témoins qui firent œuvre de la verbalisation de la déportation et de l’extermination. Il répétait souvent: «Seule la littérature peut dire la vérité de ce que nous y avons vécu.» Et il ajoutait:
«Tout m’était arrivé, rien ne pouvait plus me survenir.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 juin 2011.]

(A plus tard...)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Magnifique texte, le meilleur de l'Huma sur la mort de Semprun. Au moins un texte juste sur l'importance du personne et ses limites. Il est bien de rappeller qu'il en fut pas tendre avec les communistes depuis de nombreuses années, de manière même totalement injuste... Avait-il tout oublié ????
Merci à DUCOIN

Anonyme a dit…

Je découvre ce blog et ce texte un peu par hasard. Merci à l'auteur pour cet hommage équilibré à un homme qui a compté pour beaucoup de générations.

Anonyme a dit…

Je découvre aussi ce blog par hasard, ou plutôt pas vraiment car en recherchant ce qui existe sur le net à propos de Jorge Semprun.
Venant justement de relire Le Grande Voyage, Quel Beau dimanche et L'écriture ou la vie, et lire l'autobiographie de Federico Sanchez, je peux dire que ceux qui ont déjà lus ces livres ont autant de chance que ceux qui ne les ont pas encore lus car ils sont de ces livres que l'on peut relire, qui valent d'être relus, non seulement pour ce qu'y écrit Semprun mais aussi pour apprécier son style et sa construction narrative si particulière.