vendredi 3 décembre 2010

Soumission(s) : à propos du corpus dominant...

Pourrissement. Les ravages du consumérisme atomisent-ils tous les rapports humains ? «Tout ce qui est utile est laid», disait Théophile Gautier. On le sait, depuis Adam Smith, l’économie ne cesse de définir la société comme une société commerçante, tout se passe entre marchand et marchand, comme si le langage humain était devenu binaire – un chiffre, 
une statistique… L’air du temps répugne à l’audible philosophique et diffuse la vulgarité ambiante de ceux 
qui disposent de tous les leviers du pouvoir politico-financier. Les saigneurs du CAC 40 paradent. Les marquis du show-biz s’amusent et se gorgent sur les antennes et les ondes. 
Et pendant ce temps-là, Nicoléon insulte et dispense aveuglément son indignité coutumière. Le dernier épisode en date («il semblerait que vous soyez pédophiles», adressé aux journalistes présents à Lisbonne) n’étant qu’une preuve supplémentaire du pourrissement au sommet de l’État. Entre-nous. Puisque «les preuves fatiguent la vérité» (Georges Braque), une «preuve supplémentaire» était-elle encore utile pour se convaincre que le petit-prince élu
ne méritait ni la fonction ni ses honneurs ?

Destination. Le tout-venant nous servant de rince-doigts, nous cheminons comme nous le pouvons, à contre-vents, poussés par on ne sait quelle force d’autant plus rageuse qu’elle porte en elle la conviction qu’il est temps d’en finir avec les usurpateurs qui négligent le présent 
pour mieux oublier le passé – ne parlons même pas du futur… Quelle option ? Tout droit ? Un pas de côté ? Un autre à gauche ? Quelle destination ? Et si nous ne savons plus d’où nous venons, où allons-nous ? Il faudrait refuser de (se) regarder derrière. L’amnésie des heures collectives. Ignorer jusqu’aux idées nourricières, les renier. Et suivre le sens du vent, quitte à choisir le destin d’une feuille morte. Adieu conquêtes et combats ? Adieu Himalaya, rêves, quêtes, sens avérés ?

Norme. Pour dire la vérité, avec la séquence sociale exceptionnelle que nous vivons, avec le retour d’une grille de lecture de classes (eh oui) et une meilleure expression-compréhension des maux de la société française qui labourent les entrailles de ce vieux pays, en vérité donc, nous pensions sincèrement avoir dépassé le stade des injonctions 
aux renoncements. Seulement voilà, le corpus dominant 
des pseudo-intellectuels de la caste séparée sévit toujours. 
Sitôt le «chaud» passé et les menaces d’insurrection sociale (ça reste à voir d’ailleurs, tant la contestation reste forte), 
les voilà réunis de nouveau pour nous inviter à «l’au revoir» de nos convictions, à «l’adaptabilité au monde qui change», au passeport digitalo-libéral et à la connexion en free-live 24 h/24 h pour bouffer du marché libre et non faussé…

Chiens. Sucés au biberon médiacratique, tous 
les circuits de la parole ressemblent de nouveau à une escalade à la fois dérisoire et préoccupante, quand le plus petit dénominateur commun, compréhensible dans l’immédiateté, devient la norme admise passivement, quand la démocratie des «moi je» remplace la vision et le projet collectif, quand les nobles corporations élitaires se regardent au miroir («que peut-on faire?»), calculant 
leurs entrées en scène comme autant d’attendrissements 
de leur propre condition… L’Histoire en majuscule est une recherche toujours à compléter. Ce n’est pas un terrain de jeu idéologique. Ne sommes-nous pas bien placés pour le savoir ? L’absence d’Histoire ou, plus grave, l’atrophie d’Histoire revisitée pour les besoins de la propagande sont deux frénésies très contemporaines aussi aliénantes l’une que l’autre. La France souffre-t-elle à ce point des douleurs de l’amputé ? D’une trace bientôt manquante ? D’une grandeur devenue minuscule ? Tout le laisse croire. Car l’époque est aux chiens errants – chiens quand même ? –, où n’importe quoi peut se lire ou s’entendre dans la grande cuve de la révolution informationnelle. Ils aboient. Ou se couchent. Dans ce monde désormais glissant, que devient dès lors l’autorité ? Celle des savants, des experts, des intellectuels, des historiens, des élus et même – pourquoi pas – des médias ? Avec la crise des représentations – toutes les représentations ? –, le temps, les formats, les styles, les publics 
ne sont pas (ou plus) les mêmes. Faut-il encore s’étonner d’entendre un philosophe comme Alain Finkielkraut dire sans 
se soucier des conséquences : «Le monde n’est plus à transformer mais à sauver.» Quand le penseur, quel qu’il soit, 
se transforme en agitateur autoritaire et liberticide, tournant 
le dos au doute et à la re-formulation, il ouvre la porte à l’horreur des soumissions.

Crocs. Sans r-évolution des consciences, aucune chance que la concorde en nous se fasse. Et puisque la «vérité doit s’imposer sans violence» et que «la tristesse pure est aussi impossible que la joie pure», comme l’écrit Tolstoï dans Guerre et Paix, nous aimerions réclamer répit, calme, mais aussi démesure poétique qui mettrait à distance le brouhaha d’une époque accélérée où tout se dit et tout se vaut dans les discontinuités d’une «opinion publique» érigée en option fondamentale… Qu’on se le dise. Encore et encore. L’Histoire rattrape toujours à coups de crocs ceux qui cherchent à lui échapper.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 novembre 2010.]

(A plus tard...)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ces questionnements me font en effet réfléchir. Je suis très partagé devant cette histoire. A la fois choqué qu'on puisse divulguer ainsi des secrets d'Etat - en même temps très heureux que les peuples puissent découvrir la veulerie de nos gouvernants, à commencer par les Etat-Uniens. Pas simple... Merci à JED pour cette belle réflexion.
A.C.

Anonyme a dit…

Je parlais de la chronique que JED a publié samedi 4 décembre, dans l'Huma, et que je conseil à tous !!!...
A.C.