«C’est devenu Disneyland, ici!» Le chronicoeur, qui se trouve stratégiquement placé au Mont depuis mardi soir, peu avant que le barnum de la Grande Boucle ne colonise le sanctuaire, a pu le constater. Même les Normands, qui s’évaluent à la dérobée de mille façons composites avec cet air si familier de ne vouloir brusquer personne, n’y comprennent plus rien. Surtout les salariés des restaurants, des hôtels et des commerces, ces centaines «petites mains» que les touristes croisent à peine du regard et qui subissent les évolutions de leur Mont-Saint-Michel. Entre les nouveaux aménagements de leur sanctuaire dressé comme un miracle au-dessus de la baie sablonneuse – la Merveille de l’Occident – et la privatisation d’espaces publics par Veolia, pour une histoire de navettes qui ferait tourner bourrique le meilleur des Calvados, les Montois ne savent plus quoi penser mais ont retrouvé le goût de la lutte. Hier en pleine arrivée du Tour, c’était pour eux, également, une course contre-la-montre.
Malgré l’afflux du public et la saison touristique qui bat son plein, l’abbaye était fermée, pour cause de grève (lire ci-après). Messieurs les coureurs n’auront aperçu l’Archange et ses teintes mordorées que de loin, dans l’ultime ligne droite, adjugée au pied de l’îlot rocheux granitique unique au monde.
Le Tour ne serait pas le Tour s’il ne s’inscrivait pas au
carrefour de l’homme et de la machine, du sol et du climat, mais aussi au
carrefour de l’individu et de la société. Le temps d’une pause toute relative, les
Normands ont donc honoré de leur présence le passage des rouleurs, lancés à
toute force sur les 33 kilomètres d’un exercice en solitaire, entre Avranches
et le Mont, après un détour par Ducey avant de bifurquer plein Ouest vers
Courtils. Un beau terrain de chasse pour les spécialistes.
Ainsi, en début d’après-midi, bien avant que les favoris au
podium n’enfourchent leurs bécanes profilées, il n’y avait rien d’étonnant de
retrouver en tête de gondole l’Allemand Tony Martin (Omega), auteur d’un temps
référence intouchable, en 36’29’’, à plus de 54 km/h de moyenne. Le champion du
monde de la discipline avait retrouvé son moteur. Quant à ses plaies, liées à
sa chute lors de la première étape, en Corse, dont il a partagé la vue en
diffusant des photos spectaculaires sur twitter, elles semblaient ne plus le
faire souffrir. Lui qui n’est pas du genre à cultiver le registre blessure
secrète et autres pousse-à-l’apitoiement, il avait la voix un peu blanche en
déclarant simplement « être
content » de sa performance, montrant là les stigmates des grands crus
cyclistes qu’il nous sert dès qu’il s’affronte au chronomètre. Et pour cause.
L’Allemand a été le seul à avoir battu régulièrement Chris Froome cette saison,
depuis Tirreno-Adriatico jusqu’au Dauphiné. Série en cours.
Et le maillot jaune? Sachant que Martin était quasi
«imbattable», la principale question le concernant était de savoir
combien de temps pourrait-il reprendre à ses principaux rivaux au général,
Valverde, Kreuziger, Contador, Quintana ou Evans, qui, pour quelques-uns
d’entre eux, avaient sombré lors du dernier Dauphiné, sur une distance
identique, en accumulant des paquets de minutes? Nous le savons, le
Britannique grimpe: il a développé 446 watts, samedi, dans la montée d’Ax
3 Domaines, ce qui le classe parmi les «mutants» qui atomisent tout.
Mais il roule également: il fut uniquement battu par Wiggins l’an
dernier sur le chrono du Tour et glana la médaille de bronze aux JO. Preuve
réitérée, hier: le leader des Sky, dominé comme prévu par l’Allemand, a
repris plus de deux minutes à tous ses prétendants à la victoire finale, les
renvoyant tous à plus de trois minutes au général – déjà un monde. Froome n’a
pourtant effectué ses premiers tests en soufflerie que cet hiver. Il aurait
alors «trouvé quelques petits
détails à améliorer». On se demande ce qui arrivera le jour où il
mettra la main sur de «grands détails»…
Sur le podium d’arrivée, il fallait le voir, le porteur du
maillot jaune, lever les yeux au ciel en contenant inutilement du regard ce
reliquat de Babel perché à près de cent mètres au-dessus de lui. Oui, le
Mont-Saint-Michel, comme un doigt fier pointé vers les cieux, était le plus bel
endroit que pouvait s’offrir le Tour pour sa centième édition. Nous prenions alors
à témoin l’Archange lui-même de ce que cette étape fut la plus émouvante de
beauté et d’émotion symbolique. En pensant aux Montois, le chronicoeur regarda
à son tour le Mont jaillir de la mer, colossal, comme le tranchant d’une pierre
polie par les siècles – et le travail des hommes.
(1) Le Tour n’était
arrivé qu'une seule fois au Mont-Saint-Michel, en 1990.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2013.]
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