Depuis Ajaccio (Corse).
Au petit-déjeuner, la serveuse de l’hôtel, voulant sans
doute user des charmes de la scrutatrice impartiale, eut un élan d’authentique
sincérité en posant notre petit café sur le comptoir en bois massif à la patine
naturelle. Quelques mots et un grand sourire vinrent illuminer cette
quinquagénaire débonnaire: «C’est
quand même formidable ce Tour de Corse!» Puis un regard
empreint d’admiration. Et enfin un éclair de lucidité rendu à un sentiment de
gêne: «Enfin, je veux dire le
Tour de France, bien sûr… n’allez surtout pas imaginer je ne sais
quoi!»
Croyez-le ou non, mais la Grande Boucle, en Corse, a retrouvé l’apprêt des débuts du cyclisme. Quelque chose des origines, quand il était encore un art du chemin et du récit maximaliste fourguant aux peuples des mythologies à vocation identificatoire. Nos aïeux prenaient chair par l’intermédiaire des exploits pédalants de leurs semblables, hommes durs à la tâche, comme eux, scellant le mariage légitime des Forçats de la route et de la vie...
Allez savoir pourquoi, une certaine rugosité d’Antique nous accompagne dans cette éblouissante traversée de la Corse et cette impression, qui ne saurait être à elle seule la vérité, provient assurément de l’incroyable puissance tellurique et sauvage de cette île de beauté qui renvoie chaque cycliste à sa condition primaire de précarité et d’allégeance aux éléments. Et ici, terre et mer, il y a de quoi.
Beau coup de chaleur.
Sous un soleil éclatant et une température accablante, hier, entre
Bastia et Ajaccio (156 km), sur un théâtre topographique à couper le souffle,
nous voulions oublier les affres de la veille, les chutes, le spectacle
affligeant du bus de l’équipe Orica-GreenEge coincé sous l’arche de triomphe de
la ligne d’arrivée, les ordres et contre-ordres des officiels dans un final
chaotique, la pagaille généralisée et autres coups de gueule des directeurs
sportifs. Bref, oublier un instant notre instinct grégaire pour nous concentrer
sur cette première étape casse-pattes qui promettait douleur et sueur. Comment
se comporteraient par exemple quelques leaders, à commencer par le grand favori
Christopher Froome ? Le boss de l’armada Sky, qui, en l’absence du tenant
du titre Bradley Wiggins, dispose d’équipiers dignes de l’US Postal de la
grande époque, avait besoin de se tester après sa chute, samedi, dans la zone
du départ fictif. Râpé au genou droit, le Britannique affirmait qu’il
s’agissait d’un « bon rappel à
l’ordre ». Conclusion provisoire : Froome va bien, merci
pour lui.
Puisque «les
grimpeurs sont de l’espèce littérale», comme l’écrit Philippe Bordas
(1), nous reçûmes un enseignement précieux à la faveur des premiers
cols: lorsque des coureurs d’AG2R-La Mondiale ou d’Europcar se montrent
aux avant-postes, surtout s’il s’agit de notre Thomas Voeckler national, c’est
la FDJ qui joue au chien de garde. Des Français contre des Français. Mais quand
Pierre Rolland prend la suite de son capitaine de route et s’échappe dans le
col de Vizzavona (2e cat, 1163 m), ce sont les Sky ou les BMC qui s’affolent
au coeur du parc naturel régional, entre les haies de pins laricio et des versants
rocailleux partiellement couvert de maquis et de hêtres. Sur ces pourcentages,
exit pas mal de sprinters, dont l’éphémère premier maillot jaune, Marcel
Kittel. Et bonjour Ajaccio, pour un peloton scindé en deux qui dut se frotter à
un mur d’un kilomètre (8,9%), la côte du Salario, devant une noble foule, avant
de plonger dans une descente technique vers la mer, rappelant les contreforts
de Milan–San Remo. Et qui décida de sortir de sa boite ? Froome en
personne, parti en chasse derrière Cyril Gautier, le joker d’Europcar. Mais
c’était hélas peine perdu pour le Français. Après le regroupement, Jan
Bakelants (Radioshack) s’extirpa dans les deux derniers kilomètres et résista à
l’acharnement des fous du sprint rescapés. Joli coup double pour le
Belge : étape et maillot jaune.
A part ça? Ne parler que de vélo devient une tâche
impossible. Hier, le parti nationaliste Corsica Libera (Corse libre) a menacé
d'empêcher le départ de la 3e étape, qui partira ce lundi matin d’Ajaccio pour
conduire le peloton à Calvi sur un terrain accidenté. Les nationalistes en
question réclament la libération de plusieurs militants, placés en garde à vue
pour avoir tracé des graffitis anti-France sur la route du Tour. Les
organisateurs prennent l’affaire au sérieux, le grand-départ de la centième
édition ne ressemble décidément à aucun autre. Alors, hier soir, le chronicoeur
s’attendait à tout. Mais soyez indulgents. Il aime tellement qu’on aime le Tour,
qu’il accepte même qu’il devienne le Tour de Corse pendant trois jours, c’est
dire…
(1) Signalons que son livre, «Forcenés», édité chez Fayard en 2008, vient d’être publié en livre de Poche, dans la collection Folio. Tout amateur de cyclisme, mélancolique ou non, doit se rendre tôt ou tard à cette lecture prodigieuse…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er juillet 2013.]
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