lundi 24 septembre 2012

La satire, une preuve de démocratie

Si la liberté d’expression n’est pas absolue, la démocratie ne devient-elle pas précaire?

«Il y a des caricatures plus ressemblantes que des portraits, des caricatures où l’exagération est à peine sensible et, inversement, on peut exagérer à outrance sans obtenir un véritable effet de caricature.» Au moins sur ce point, nous nous accorderons aisément avec Bergson pour accepter tout relativisme individuel. Notre maître Larousse lui-même, dans la définition qu’il donne du mot caricature, ne cache pas notre part de subjectivité: «Représentation grotesque, en dessin, en peinture, etc., obtenue par l’exagération et la déformation des traits caractéristiques du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique.»

Ce fut donc la loi du genre: Charlie Hebdo ne pouvait pas manquer de participer au «débat» sur l’islam qui agite le monde depuis qu’aux États-Unis, un obscur et détestable film d’un provocateur américano-égyptien sert de prétexte à une vague de manifestations antiaméricaines et, souvent, antioccidentales… Seulement, depuis quelques jours, des personnalités ont dénoncé le parti pris des dessinateurs de Charlie Hebdo, qui, en caricaturant Mahomet, «se retrouveraient aux côtés de fanatiques islamophobes» et transformeraient les islamistes «en premiers défenseurs de l’islam». Donc, au prétexte qu’il y aurait une limite à la provocation et qu’il convient de «réfléchir avant de craquer une allumette sur une poudrière», il ne serait pas interdit d’interdire, afin de tenir compte du contexte dans lequel se pratique l’art de la caricature ou de la satire.

Que les choses soient claires. Nous savons parfaitement bien que nous vivons dans une société où le racisme anti-Arabes et anti-musulmans est en progression, où se développent les thèses assimilant grossièrement l’islam et l’islamisme… Voilà pourquoi la liberté d’expression ne sera jamais, pour nous, l’apanage de l’irresponsabilité ou de l’inconscience. Mais, en l’espèce, l’alibi de «la provocation», qui vise à regretter à demi-mots les «excès de la liberté d’expression», nous transporte sournoisement sur un terrain glissant. En effet, si la liberté d’expression n’est pas absolue, la démocratie ne devient-elle pas précaire? Que devient la République si le peuple ne peut plus discuter de tout, de la manière dont il le souhaite, comme l’affirmation de vouloir prendre son destin en main? En somme, que deviendrait à terme une liberté que l’on s’interdirait d’exercer?

Charb, s'expliquant publiquement
sur la publications des caricatures.
Dans le respect de la loi, le droit de caricaturer est sacré, comme est sacré le droit de manifester. D’ailleurs, que dire d’un pays qui ne parviendrait pas à faire la part des choses, et que dire de ses citoyens qui verraient dans cette histoire un drame là où il n’y en a pas? Oui, Charlie Hebdo a le droit de se moquer de la religion musulmane et de ses symboles, comme de toutes les religions. Oui, les fidèles de l’islam, sur notre territoire ou ailleurs, doivent s’habituer à cette forme d’anticléricalisme français qui se manifeste depuis au moins deux siècles. La liberté d’expression n’est pas une exception mais une règle non négociable. Accepter la satire, c’est accepter le plein exercice de la démocratie. La satire est même l’une des preuves de la démocratie!

Nous sommes conscients, bien sûr, que le débat va se poursuivre dans les jours qui viennent et qu’il ne brillera pas toujours par la sagesse et l’apaisement. Mais, qu’on le veuille ou non, nous sommes tous les héritiers du «bal tragique à Colombey». La laïcité empêche heureusement tout retour au blasphème. Le rire est aussi une affaire d’intelligence.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 24 septembre 2012.]

3 commentaires:

Anonyme a dit…



"à une vague de manifestations antiaméricaines et, souvent, antioccidentales…"

C'est beaucoup de pudeur pour ne pas dire : manifestation d'un profond sentiment anti impérialiste.

Biezbojnik a dit…

Monsieur Ducoin, vous dites: "En effet, si la liberté d’expression n’est pas absolue, la démocratie ne devient-elle pas précaire"?
J'ai envie de vous répondre que précisément la "démocratie" est devenue cette chose on ne peut plus précaire et inconsistante (de quel pouvoir concret dispose réellement un simple citoyen face à la puissance des faiseurs d'opinion?)du jour où la "liberté d'expression" si chèrement conquise, s'est métamorphosée en liberté de dire n'importe quoi, de délirer publiquement, d'afficher son cynisme, de blesser les convictions de l'autre, de tenir des propos scandaleux ou injurieux pour pouvoir se faire entendre ou publier?
Du jour où cette liberté est devenue liberté pour chaque micro-féodalité , chaque "particule langagière" de tenir son opinion pour équivalente avec celle de tous les autres sans aucune distinction hiérarchique de valeur.
La liberté d'expression posée comme le droit absolu de tout dire, c'est-à-dire le droit de lever les barrières du refoulement, de transgresser les normes morales, contribue largement au délitement de nos sociétés, à l'effritement du lien social, qui est, comme vous le savez mieux quiconque un lien de parole.
Salutations

Anonyme a dit…

Faut bien s'entendre sur le mot "démocratie". Dire aujourd'hui que, en France, nous sommes en démocratie est, semble-t-il, une erreur grossière : 1- Il ne faut pas confondre démocratie et "démocrassouille"; 2- En France, nous sommes gérés par le Totalitarisme libéral. En ce qui concerne la "liberté d'expression", il ne faut pas la confondre avec une forme de "terrorisme informatif et pousse-au-crime". Rappelons aussi que l'appareil "information" est un appareil idéologique d'Etat et donc, actuellement, sous la coupe de ce Totalitarisme libéral. Pour la satire : oui... Pour le pousse-au-crime : non !

Daniel Caujolle
07 Joyeuse