-100.000: la première sépulture.» Dans sa longue entreprise visant à déconstruire, au sens derridien du verbe, ce qui, au cœur de notre société, se délite et perd de sa substance, Régis Debray tente de répondre à une question: «Qu’est-ce que les hommes qualifient de sacré? Où, quand et pourquoi?»
Après avoir abordé ces dernières années des sujets aussi dérangeants que les Lumières, la Terre Sainte, la fraternité, les frontières, les catastrophes, etc., le médiologue se demande pourquoi notre époque se plaît à vouloir couper le sifflet aux trémolos, alors que, périodiquement, dans des ambiances de gloire et de vénération, nos contemporains réveillent les cultes, quand ils ne tentent pas de les manipuler… Appuyé sur une forte iconographie explicative (enceintes, tableaux, affiches, films, photos, etc.), l’ouvrage parcourt des pans entiers de notre culture générale en nous rappelant qu’avant d’être initiés nous sommes profanes. Et puisque le sacré reste d’origine profane, nous pouvons affirmer que «la mort est un sommeil éternel» (inscription révolutionnaire lue dans un cimetière lyonnais); nous pouvons aussi penser que l’infini est vierge de toute vie et de tout démiurge; nous avons même le droit d’écrire que l’eschatologie est une vaste plaisanterie des théologiens pour entretenir le mystère de la foi et de la «vie éternelle».
Symboles. Et pourtant, au bout du bout de nos logiques raisonnées, les hommes refuseront toujours de souiller les cadavres et préféreront le souvenir dans les commémorations officielles et dans les livres scellés. Nous poussons tous, avec respect, les portes des temples. Et nous regardons tous avec admiration les symboles forgés de nos communautés humaines… Car Régis Debray nous ramène au concret. Il écrit: «Il y a plusieurs façons d’esquiver le réel, cette vexation. L’une, confond le sacré, avec le religieux: je ne crois pas en Dieu, cela ne me concerne pas. L’autre n’y voit que de l’archaïque: je suis moderne, laissez-moi rire. Une troisième le noie dans l’exotisme: je suis occidental, voyez mon tour-opérateur.» Trois lieux communs à récuser de suite. Le sacré, lui, serait en quelque sorte la représentation d’un nous-collectif tellement puissant et symbolique que l’évocation de sa trace doit dépasser nos simples vies. C’est ce «quelque chose» qui nous dépasse. Cette «force mystérieuse» qui nous unit…
Mémoire. «Tous les hommes ne définissent pas l’homme de la même manière, ni l’inhumain, dont seul l’homme est capable.» La pulsion de survie n’a pas de date de péremption. Mais Debray précise: «Le haut lieu fait lien. Ce lien s’active par un rituel, qui en fait un point de rencontre régulier.» Un sanctuaire, un édifice, un tombeau. Mais le haut lieu peut devenir l’infiniment commun: «Les recettes de cuisine gribouillées sur un mauvais papier par un déporté sont sacrées pour sa famille, et la sauvegarde de ce document privé est considérée comme une mission d’intérêt national.» Les citoyens qui labourent notre vieille terre ont de la mémoire. «Deux choses menacent les groupes humains: le sacré et le profane. Si le sacré est partout, ils s’ankylosent. S’il n’est nulle part, ils se décomposent. Trop de marques de déférence, voilà le collectif réassuré mais des individus humiliés de ne pas être à la hauteur. Pas assez, c’est Narcisse-roi mais un peuple qui doute, ou se dégoûte. Que faire? La part du feu.» Magistrale mise en demeure. S’il ne saurait y avoir de sacré pour toujours, il y a toujours du sacré dans une société: qu’on le veuille ou non, tout ne se vaut pas, tout n’est pas égal… Par les temps qui courent, nous avions besoin de Régis Debray pour ne pas l’oublier.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 février 2012.]
(A plus tard...)
2 commentaires:
Régis Debray au sommet de son art et de son intelligence. J'ai acheté ce livre et je l'ai dévoré. JED a bien raison d'en parler ainsi. Debray restructure nos fondations. Ca fait du bien.
MIREILLE
Qu'on m'explique: comment ce qui est sacré peut-il être d'origine profane, alors que ces deux notions de droit romain désignent l'une (sacrare) les rituels de soustraction des choses (res) du commerce et du libre usage des hommes et l'autre, la profanation, leur restitution?
Trébarius l'a dit: "au sens propre est profane ce qui, de sacré ou religieux qu'il était, se trouve restitué l'usage et à la propriété des hommes".
Le dispositif qui sépare les deux sphères est le sacrifice.
A l'âge du capitalisme, les dispositifs religieux (spirituels ou non, comme par exemple la cérémonie du Tour de France) et les montages institutionnels de l'économie (une société comme Total est d'essence religieuse) se multiplient avec cette particularité par rapport aux anciennes techniques de gouvernement du genre humain que leur profanation - leur restitution des choses aux communs (communisme) devient très problématique.
Qu'en pense Mireille?
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