Pour ne pas interrompre le flux des mots, et puisque la sémantique symbolique emprunte désormais plus au tout-venant télévulgaire qu’aux arts verbaux de la rue, qui, jadis, enchantaient nos gouailles de « titi » en guenilles, faisons place à un peu de prose spontanée, véritable transcription d’un jaillissement intérieur d’autant plus affranchi des contraintes de l’ère du temps que nous la traquons dans les quartiers populaires – les vrais. À travers le choix des mots, c’est bien l’esprit des hommes qui se transmet – quand il y a esprit. Exemple : rappelons-nous des « racailles »… Les « racailles » ?
Visite dans une salle de boxe. Après avoir dévalé un étage en sous-sol, comme s’il fallait rejoindre les abris, une mélodie chaude faite de sauts à la corde et de coups dans des sacs de sable provoque un mélange de percussions lentes. Une lumière surgie de nulle part, crue, se pose sans contraste sur une trentaine de gars en action. Vue de la cité, être obligé de descendre un étage pour aller boxer donne une curieuse impression. Une sorte de claustrophobie. Une idée de marginalité. S’enfoncer dans les entrailles de la Terre pour échapper au monde extérieur, endurer loin des regards la traque d’une sorte de second souffle, lent et profond, qui octroie à tous une aura quasi existentialiste.
Être ici. Un peu avec eux. Pour se recentrer sur un inessentiel prenant corps et âme. Pour aller de l’avant sans renier le chemin parcouru. Pour écouter les mots et les maux. Pour comprendre surtout, derrière les respirations et les coups portés, ce qui se dit et se pense vraiment lorsque le bruit fait la langue, en sueur, en respiration apaisée malgré l’effort et les douleurs, en motivation. Loin en tous les cas de cette humanité qui se disloque sous les assauts de la violence. Mais quelle violence ? Ici, elle est d’abord sociale. Et on la fait passer comme on peut…
Devant cette jeunesse combative (oui), devant cette promesse de haute lutte (bien sûr), la boxe (moins pratiquée qu’avant) aide à comprendre et à pénétrer au plus près de l’humain. Sport le plus précis mais aussi le plus pur qui soit, à l’épure, écoutons donc ces jeunes accrochés à leurs illusions, à leurs souffrances, à leurs joies quotidiennes. « Ici, on ne peut plus baisser la tête », dit Nordine dans un accent de lucidité qu’il ne soupçonne même pas. Puis, avec ce regard tout en sincérité : « La boxe ? Pour être un homme. Se sentir vivant. Faire quelque chose qui m’éloigne des souffrances qu’on nous inflige. Oui, je tape sur des sacs. Et sur des mecs. Mais je n’aime pas la violence. Allez expliquer ça à l’autre, celui qui veut utiliser un Karcher ! »
Admettons. Être ici à sa place – et pas totalement à sa place. Comment exprimer cette distance devant nous séparer de ces personnages attachants, plus révoltés qu’on ne le croit, moins nihilistes que prévu, plus clairvoyants qu’inventoriés par les éditocrates des beaux-quartiers… Et la boxe, est-elle fidèle à ses racines ? Ici comme ailleurs, les origines – une dizaine – s’entrechoquent et se côtoient. « Mais on est tous français, hein ! Faut pas plaisanter avec ça, assure Mohamed. Ici, parler d’“intégration” n’a aucun sens… C’est la vie dehors qui a explosé. Ici, le taux de chômage des jeunes y dépasse 40 %… » Main sur le front, un éclair de rage parcourt son visage. Puis il se reprend : « Mais la salle est la même qu’il y a trente ans. Les mêmes odeurs, les mêmes couleurs. Et les boxeurs, au bout du compte, se ressemblent beaucoup, même si leurs vies se sont dégradées. » Serrant des poings raclés jusqu’à l’os, il ajoute : « Vous savez ce qu’on dit des “plans banlieues” ? Toujours plus de flics, toujours plus de chômage… »
Dans les vestiaires, la face collée au lavabo, Moustapha crache du sang avec la nonchalance des habitués. Pour qui passerait trop vite son chemin, les aspirants puncheurs semblent avoir les pieds trop enracinés dans leur tapis de ring pour se permettre d’avoir la tête ailleurs. Erreur. Même dans la douleur, eux gardent leurs secrets, et les secrets leurs mystères. « Chacun a ses raisons, explique Grégory. Il ne faut pas fantasmer sur nos goûts présumés de fureur ou de haine. La boxe est souvent un remède, bien sûr. Un exutoire. Rien de plus… » Et puis il y a les autres, tous les autres, agglutinés à leurs illusions, à leurs errances, à leurs joies quotidiennes. Comme Jamel, qui dit aimer les KO pour faire plier des ennemis qu’il ne nomme pas, citant Mike Tyson en se marrant à pleines dents : « J’essaie de frapper mon adversaire entre les deux yeux pour lui enfoncer l’os dans le cerveau. »
Dans un coin, Laurent, un môme de treize piges, porte sur ses frêles épaules des fragments de vie si visibles que chacune de ses pulsions physiques témoigne d’un destin vécu déjà entre parenthèses. Lui dit venir ici « juste pour voir », « transpirer un peu » parce que, « dehors », les grands lui font « peur ». Le sac sur lequel il s’acharne ne plie pas, mais dans cette tentative de violence du geste se niche, à l’évidence, la tendresse du doute. À ses côtés, Momo ne cache pas sa « colère ». La salle fonctionne pour lui comme un vernis qu’on craquelle. Un refus de résignation. « Je tape, je tape, murmure-t-il. C’est ma façon d’éviter le regard des autres. Car ici la vie est solidaire. L’enfer, c’est dehors ! » En quittant la salle, groggy, l’envie était forte de se retourner. Leur dire notre amitié.
Leur dire aussi qu’on reviendrait souvent. Leur dire la vie.
(A plus tard...)
3 commentaires:
Lecteur fidèle du "bloc-notes", je dois dire mon bonheur de retrouver le "blog" de JED, qui avait fait une trop courte apparition en juillet dernier. Ce retour est une bien belle idée... Merci.
Je ne connaissais pas ce blog et je suis tombé dessus par hasard. Très, très beau texte. Une autre manière de voir la réalité des jeunes, des quartiers. Merci pour ce petit moment de lecture...
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