Est-ce ainsi que les vieux meurent ?
Cash. Et nous traversons un paysage de limbes en nous rappelant Baudelaire: «La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel.» La semaine écoulée se résume donc d’une question riche en mots nus : est-ce ainsi que meurent les vieux? Autant l’écrire en préambule, il serait pour le moins déplacé, sinon partial, de réduire les Fossoyeurs (Fayard) à la brutalité de son titre pourtant bien choisi. Depuis la publication des «bonnes feuilles» par le Monde, chacun se précipite sur l’ouvrage de Victor Castanet, une espèce de somme considérable qui dépasse, de loin, le simple brûlot accusateur. L’enquête du journaliste indépendant sur le «business» des maisons de retraite privées va bien au-delà, comme en témoigne la vague d’émotion suscitée par son contenu, sans parler de la panique de tout ce secteur d’activité comme celle du gouvernement, sommé de réagir aussi vite que possible face au trouble de l’opinion publique. À quelques encablures des élections, ce livre a le mérite de remettre le sujet – majeur – sur le devant de la scène. Car nous sortons bouleversés et broyés par la lecture de ces pages révoltantes et sordides qui narrent, dans le détail, le quotidien de nos aïeux, martyrisés, humiliés, abandonnés à leur solitude dans des conditions infâmes. Mais pas de méprise. Les «fossoyeurs» dont il s’agit ne sont pas les employés exploités et autres petites mains de ce monde si particulier (auxiliaires de vie, soignants, etc.), mais bien les dirigeants (et leurs kapos) des grands groupes pour lesquels la fin de vie est devenue un filon lucratif, une machine à cash, un système à déshumaniser.
Privé. Une société qui traite ses vieux de la sorte n’est plus très digne de son organisation collective. Alors que salariés des Ehpad se battent depuis des années pour dénoncer leurs conditions de travail (sous-effectifs, surrégime) et ce à quoi ils sont soumis par leur hiérarchie, autant le dire, il n’a pas fallu attendre cette publication choc pour connaître la situation réelle. Réduction des coûts et profits reste l’alpha et l’oméga de ce business financé en grande partie par l’État et sur lequel la pandémie a jeté une lumière crue. Sur les 7520 Ehpad, un quart appartient déjà au privé à but «commercial». Une loi les autorise d’ailleurs à bénéficier d’aides publiques. Les privatisations s’accélèrent et leur nombre ne cesse de croître, prenant le pas sur le secteur associatif. Inutile de préciser qu’une totale opacité règne sur la distribution directe de deniers publics aux 1820 Ehpad en question. Des centaines de millions d’euros, pour des groupes qui s’engraissent: Orpea (visé par les Fossoyeurs), Korian, Colisée, le Noble Age, Domidep, DomusVi, etc. Le bloc-noteur ne citera que trois exemples scandaleux qui illustrent la mécanique en place. Le groupe Korian redistribue, chaque année, environ 50 millions d’euros à ses actionnaires, parmi lesquels le Crédit agricole, la BNP ou JPMorgan. Orpea, le leader européen, possède comme premier actionnaire CPPIB, le plus gros fonds de pension canadien, mentionné dans l’enquête journalistique internationale «Paradise Papers» pour ses activités aux Bermudes. Quant à DomusVi, il émarge sur l’île de Jersey, dans un paradis fiscal!
Honte. Un ami du bloc-noteur, lui-même employé dans un Ehpad Orpea, raconte crûment: «De l’extérieur, les familles voient les lustres dans la salle de restaurant, mais, en vrai, quand on sert les belles assiettes, il n’y a rien à bouffer dedans, et dans les chambres, les patients vivent dans leurs excréments.» Et il résume: «Ce qui compte, ce n’est pas l’humain, c’est l’argent, rien que l’argent. J’ai honte…» La vie n’est qu’un souvenir, rehaussé ou hanté par nos combats. Eux-mêmes tissés de ce que le souvenir peut avoir d’impalpable, de flou… et surtout d’injuste.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 janvier 2022.]
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