jeudi 13 janvier 2022

Enfer(s)

Quand Stromae tord la «loi» d’un JT…

Génie. Et soudain, après un long silence aussi improbable que calculé, des notes de musique résonnent sur le plateau d’un JT et l’interviewé, toujours assis, se met à chanter en direct d’une voix placée, intense et magistrale. Le choc. Tandis que le temps en lui-même se suspend au-delà de l’attention, tout devient affaire de regard, d’écoute, de captation absolue. Prodigieuses minutes de stupéfaction inouïe. Comme un moment de bascule. Une plongée dans un monde nouveau de l’information, en quelque sorte. À cet instant précis, le bloc-noteur sait pourquoi il apprécie l’artiste et ses façons peu ordinaires. Stromae a du génie: trop pour ne pas s’en servir, jusqu’à tordre ceux à qui il reste des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un minimum de réflexion pour comprendre ce qui se joue d’exceptionnel et d’incongru. En pleine promotion de son troisième album, Multitude, qui sortira le 4 mars, le Belge Paul Van Haver, alias Stromae, voulait donc partager sa nouvelle chanson, intitulée l’Enfer. Au départ, il n’y eut rien d’anormal, et un peu plus de sept millions de téléspectateurs assistaient à un entretien en bonne et due forme. L’homme répondait aux questions de la présentatrice ­Anne-Claire Coudray. Après un long échange (ses influences, la perte du père, la solitude, la gloire, les failles, etc.), cette dernière lui demanda finalement comment il était parvenu à se dépatouiller d’un état dépressif, si la musique l’avait aidé. Il ne répondit pas. Il chanta l’Enfer et ses aveux de pensées suicidaires. Stromae excelle dans l’art de donner de la lumière à l’ombre. Dès lors, plus rien ne ressemblait à rien dans cette séquence –déjà– entrée dans l’histoire. Toutes les normes d’un journal télévisé venaient de valdinguer…

Spectacle. La prestation – éblouissante – n’est pas en cause. Les paroles non plus: «Oui, j’ai parfois eu des pensées suicidaires, et j’en suis peu fier. On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire, ces pensées qui me font vivre un enfer.» Sauf que, durant trois minutes, nous crûmes avoir été plongés de force dans une réalité alternée, un étrange mélange des genres, entre merchandising et infotainment. Du jamais-vu à un JT. Mais que venait-il de se passer, exactement? «Ils nous ont fait part de leur envie de casser un peu les ­codes du JT et d’interpréter un titre dans notre édition. On a été très flattés. Nous avons ensuite discuté pour voir quel était le meilleur moyen de le faire», a expliqué Cyril Auffret, rédacteur en chef du 20 heures. Ainsi, durant un mois, les équipes du chanteur et de la chaîne ont échangé sur la manière de réaliser cette séquence pour le moins embarrassante. Information? Divertissement? Où se situe désormais la frontière? Où se trouve la fameuse déontologie journalistique, cornérisée l’espace d’une interprétation, fût-elle monumentale d’émotion? Que devient l’éthique, négociable à souhait au profit de la société du spectacle? Qu’est-ce qui a poussé la rédaction de TF1 à franchir cette espèce de ligne rouge? Grand moment de télévision ou coup marketing?

Sens. Certains diront que nous intellectualisons tout, que nous ne voyons plus dans l’art qu’une technique de contournement, juste une coupable industrie où prospèrent manipulateurs, truqueurs et frustrés. Subsiste néanmoins cette ligne de front, cette préparation à l’exil, douteuse et attendrie sans être artificielle. D’autant que, par son audace et la nudité renversante de cet exercice peu commun, dans le flux bruyant atténué par le marteau de nos pas et la forge de nos souffles, Stromae a aussi voulu mettre en lumière la santé mentale. Bref, le côté sombre en chacun d’entre nous. Beaucoup lui rendent hommage pour ce geste ultime, celui d’avoir tordu la «loi» d’un JT. La polémique va durer. Tout flotte, tout s’étiole, tout se noie dans le sens – ou sa perte. Ce que nous ignorons n’existe pas, mais ce qui se voit, et se décide en conscience, nous détermine…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 janvier 2022.]

Aucun commentaire: