Revoilà la question du « tri » et, avec elle, son lot d’angoisses.
Continuum. Nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, tentaient toujours de sublimer le malheur passé ou à venir par le merveilleux et l’étalement du mystère dans le temps. La disparition des arrière-mondes et des longues durées donne aux succédanés d’aujourd’hui un air tragi-comique. Loin d’interpréter la catastrophe potentielle, ces derniers tendraient plutôt à en provoquer, surtout quand les interrogations philosophiques – auxquelles ils n’entendent rien – se confrontent à une crise sanitaire d’une telle ampleur. Depuis un an, conscience humaine et éthique ont été bien chamboulées, au point de bousculer quelques certitudes. Même le vivre-ensemble ne ressemble plus à rien. Sans parler de nos peurs, flamboyantes énigmes de déchirantes vérités, qui attisent nos comportements et tordent les phrases. Cette semaine, d’ailleurs, a resurgi dans le débat public le mot « tri », et avec lui toutes les angoisses possibles et imaginables. Il y a tout juste un an, au début de la vague épidémique, le bloc-noteur avait déjà évoqué le sujet dans toute sa brutalité : faut-il choisir qui tenter de soigner et qui laisser mourir ? En toutes circonstances, l’interrogation paraît déplacée sinon choquante. Nous savions alors que cette question du tri à l’hôpital allait nous accompagner durablement. L’accès à la ventilation mécanique pour les patients en détresse respiratoire n’est en effet que la pointe émergée d’un continuum du rationnement des chances face à l’épidémie, qu’il faut regarder dans son ensemble, jusqu’à l’hypothèse d’une pénurie de ce que les personnels soignants appellent les «ressources de survie», afin d’éviter la saturation totale des services de réanimation…
Justice. Frédérique Leichter-Flack, maîtresse de conférences et membre du comité d’éthique du CNRS, parlait à l’époque d’«abomination morale redoutée». Après une année de déprogrammations de tous ordres, une forme de «tri» subi est déjà à l’œuvre, sachant que, parallèlement, un autre «tri» s’opère depuis toujours aux urgences : à quoi sert d’intuber une personne très âgée et atteinte de comorbidité, puisqu’elle entrera en réanimation intensive sans jamais se réveiller ? Loin d’être seulement l’abomination morale que l’on redoute, des décisions difficiles sont toujours prises et elles doivent combiner respect de l’éthique et principe de réalité – une combinaison souvent incompatible. Frédérique Leichter-Flack nous rappelait ceci : «Le tri a précisément été inventé, en médecine d’urgence comme en médecine de guerre, pour remettre de la justice, de l’efficacité et du sens là où ne régnait que l’aléa du fléau.» Et elle ajoutait : «Le médecin trieur n’est pas l’ange posté à l’entrée du royaume, il n’est pas là pour jouer à Dieu et dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible, en refusant de se cacher derrière la Providence ou la distribution aléatoire du malheur.»
Risque. Difficile à admettre en tant de paix, n’est-ce pas ? L’affaire reste sensible au plus haut point. Car, en période de pénurie, s’opère une sorte de basculement d’une médecine individuelle, censée donner à chacun ce dont il a besoin, à une médecine collective, qui oblige le sauveteur à prendre en compte, à côté de la victime en face de lui, les besoins de tous les autres au regard du stock de ressources disponibles. Vous l’avez compris : plus le décalage entre ressources et besoins est grand, plus on aura tendance à basculer dans des pratiques de «tri» dégradées. D’où l’enjeu philosophique et démocratique à très haut risque politique, après des années de casse généralisée de nos hôpitaux. Une mise en abîme…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 avril 2021.]
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