mercredi 26 août 2020

Verrouillée à double tour, la Grande Boucle avance masquée


Seul grand événement sportif préservé en 2020, l’épreuve reine du cyclisme s’élance, ce samedi à Nice, mais reste suspendue à l’évolution de l’épidémie de Covid-19. Les coureurs seront placés dans une «bulle».

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

La mesure du risque repose sur la dynamique d’un phénomène non linéaire. En cette année si étrange, le monument de Juillet, déplacé en août-septembre, n’échappera pas aux interrogations d’autant plus légitimes qu’elles foisonnent. Les temps de disette et de pandémie, de récession et de crise, de doute sur soi et de résignation permanente rejailliront-ils sur le Tour de France, qui s’élance samedi à Nice? Date incongrue, menace permanente, course dépourvue de ses repères traditionnels: reportée de deux mois en raison du Covid-19, la plus grande course cycliste a sauvé sa peau. Préservera-t-elle pour autant ses modes oniriques et son aura d’événement populaire? Les masques et les «bulles» de protection imposés à tous, coureurs comme suiveurs, seront de rigueur. Au sens propre pour le Peuple du Tour – du moins ce qu’il en restera hors des congés payés –, invité à garder toutes les protections adaptées à la période ; au sens figuré pour le peloton, tant les incertitudes sont nombreuses, y compris celles auxquelles nous ne songeons pas avant le Grand Départ.

Le patron de l’épreuve, Christian Prudhomme, ne le cache pas: «C’est un Tour différent, dans une situation tout à fait particulière.» Depuis avril et la décision de report, l’homme dit avoir multiplié les réunions «avec les instances sportives et les autorités du pays». La Grande Boucle, élément du patrimoine national, a ainsi reçu l’autorisation d’être organisée à la fin de l’été, pour la première fois de son histoire plus que centenaire, avec l’objectif inconsciemment vécu de vivre par son truchement une sorte de «libération», comme dans les immédiats après-guerres (1919, 1947), quand le Tour actait une forme de renaissance et incarnait à lui seul, par la fête populaire qu’il suscite, une certaine idée nationale.

Cette fois, le contexte est différent et l’ambiance pesante, proche de la paranoïa collective. Le chronicoeur, pour la trente-et-unième participation, peut en témoigner: les mesures sanitaires, d’une ampleur considérable, pèsent déjà sur la course avant même son départ. Si la Grande Boucle est verrouillée à double tour pour la protection des équipes, elle pourrait également profiter de la situation pour verrouiller sa communication et aller au bout de sa logique, rendant difficile sinon impossible le travail des journalistes, confinés dans leurs zones respectives et tenus éloignés des coureurs. Eux-mêmes soumis aux règles strictes. Une «bulle course», réunissant l’ensemble des 22 formations et quelques officiels, sera mise en place. Sans parler du risque d’exclusion d’une équipe en totalité, si deux cas positifs de coronavirus étaient repérés dans le même groupe en sept jours.

À l’évidence, la régularité sportive ne tiendra qu’à un fil. Quant au Tour lui-même, rendez-vous majeur de la saison dont dépend tout l’équilibre économique du cyclisme, il jouera une partie de sa crédibilité, pour ne pas dire de son avenir, bien qu’il en ait vu d’autres depuis vingt ans. Raison pour laquelle les organisateurs multiplient les tests (deux pour chaque coureur à l’approche du départ, un pour chaque suiveur), éloignent au maximum les tiers, les spectateurs (des départs, des arrivées et de certains cols) ou les médias. «Le public aura accès au Tour de France, mais il y aura des zones avec des filtrages au départ et à l’arrivée des étapes, tente de rassurer Christian Prudhomme. On était quasiment 5 000, on sera un peu plus de 3 000 accrédités cette année.»

Douceur du rêve, violence de l’utopie: selon la façon, naïve ou lucide dont on le considère, le Tour 2020 s’annonce sans répit. Côté course aussi. L’itinéraire, tracé à l’est d’une ligne reliant les Vosges au Pays basque, adopte un rythme ultradynamique et promet d’être le plus montagneux de l’histoire contemporaine, puisqu’il traverse les cinq massifs montagneux de l’Hexagone, dont une arrivée inédite, atypique et phénoménale, au col de la Loze, au-dessus de Méribel (Savoie), dans la dernière semaine, avant l’unique contre-la-montre à la Planche des Belles Filles, veille des Champs-Élysées. Parcours taillé pour les grimpeurs, à commencer par le Colombien Egan Bernal, vainqueur sortant sous les couleurs de la puissante équipe Ineos, débarrassé de la concurrence interne représentée par deux autres anciens lauréats (Froome, Thomas), mais à la merci de l’impressionnante équipe Jumbo avec son leader, le Slovène Primoz Roglic. À moins que le Français Thibaut Pinot (FDJ) ne vienne accentuer la dynamique d’un phénomène non linéaire. Rajoutant de l’inédit à l’inédit…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 28 août 2020.]

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