samedi 29 août 2020

Le Tour, contaminé par la peur et le doute

Julian Alaphilippe se relève...
Julian Alaphilippe se relève de sa chute...
Dans la première étape (Nice moyen pays - Nice, 156 km), victoire au sprint du Norvégien Alexander Kristoff, après une série de chutes. Après le Grand Départ, la Grande Boucle s’est transformée en modèle réduit de la pandémie de Covid-19.

Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

D’ordinaire, lorsque les coureurs du Tour de France élancent leurs corps frêles sur les routes de Juillet, le début de récit de cette aventure de l’extrême fraternise toujours avec les modes oniriques empruntés à la noble tradition du genre. A Nice, avec le vélo et la littérature au cœur et à l’âme, nous aurions vaillamment cité le regretté écrivain Louis Nucéra, enfant du pays et pédaleur de charme: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grand que le rêve que nous avons d’eux.» Cette année, le mythe s’apparente à un exercice de mémoire, quant à la réalité, elle ressemble à un immense saut dans l’inconnu. Si le Tour, à nos yeux du moins, reste un monde en réduction qui continue de créer des personnages à sa démesure, le voici transformé en modèle réduit de la pandémie de Covid-19. Avec ses conséquences immédiates. Et celles, potentiellement, à venir.

Le départ de la 107e édition paraît si étrange, ce samedi 29 août, que le chronicoeur cherche en vain à rendre hommage à Antoine Blondin, qui disait: «Le Tour de France, c'est la fête et les jambes.» La fête n’y est pas. Les jambes tentent d’y être. Et les esprits sont contaminés. Nice, sa promenade des Anglais, sa côte et son arrière-pays devaient accueillir l’épreuve il y a deux mois. Mais septembre pointe à l’horizon. C’est comme si la cité des Anges s’était muée en terra incognita et regardait de loin, à bonne distance, le gratin du cyclisme mondial commencer à s’étriper. A la fois impliquée – elle a payé cher pour ce Grand Départ – sans l’être totalement. En effet, la côte de Rimiez (troisième cat.) de la première étape, Nice moyen pays - Nice (156 km) a été gravi par les coureurs avec une présence réduite du public. Le préfet des Alpes-Maritimes, Bernard Gonzalez, a pris un arrêté interdisant son accès à la suite du passage du département en zone rouge, une couleur signifiant que le virus y circule activement. «L'accès des cols aux véhicules du public sera interdit. Un dispositif de la gendarmerie et de police devra tout faire pour que les spectateurs ne soient pas agglutinés au pied des cols, on va disperser les gens», avait annoncé le préfet. Seules les personnes à bicyclette et à pied, munies d'un masque, étaient autorisées à accéder à la rampe de Rimiez, ce qui sera également valable dimanche pour les cols de Colmiane, de Turini, des Quatre Chemins et d'Eze.

Résumons: les Forçats de Septembre (adaptons-nous) circulent dans une bulle, même en course. Et devant si peu de spectateurs qu’un sentiment de vide nous a étreints dans les profondeurs. Ville morte, parcours déserté. Le coronavirus a scellé l’affaire: exit le Peuple du Tour. Place à une sorte de huis clos. Le Tour deviendra-t-il sartrien pour autant?

Toute aussi étrange, la décision des autorités françaises concernant le protocole des équipes elles-mêmes, annoncée quelques heures à peine avant le départ. Résultat: la menace se confirme. Les formations resteront bel et bien soumises à la possibilité de se voir exclure en totalité si deux cas de Covid dans leur effectif sont avérés, encadrement compris (masseurs, mécanos, etc.). Les groupes sportifs, qui s’étaient émus de cette règle, n’ont ainsi pas obtenu gain de cause. L'assouplissement du protocole proposé vendredi par l'Union cycliste internationale (UCI) a été retoqué par la cellule interministérielle de crise, au moment où l'épidémie a repris une progression «exponentielle» en France, selon la Direction générale de la Santé? Le directeur de l’épreuve, Christian Prudhomme, a pris acte assez passivement: «On en reste à deux cas sur 30 personnes d'une même équipe sur une période de sept jours.» Nous attendions une réaction d’orgueil des patrons d’équipes ou des coureurs : ils ont pris la route sans broncher.

Muselés, les 176 participants partent pour trois semaines avec une épée de Damoclès pointée sur leurs dossards. Tant et si bien que, ce samedi matin, notre druide Cyrille Guimard se demandait sérieusement: «Le Tour ira-t-il jusqu’à Paris?» Des propos qui nous rappellent ceux de Romain Bardet, le 13 mars dernier pendant Paris-Nice, lorsque la Course au Soleil traversait une France sur le point d’être confinée: «On va peut-être finir à trente coureurs. Je me demande où est le sens là-dedans. Surtout vis-à-vis du reste de la population. Nous, on fait notre petite course comme si de rien n’était…» Un coureur chevronné, cité par Libération anonymement, va jusqu’à confesser: «J’ai dit aux jeunes qui viennent pour la première fois: "Ce que vous allez voir n’est pas le Tour."» Comment lui donner tort? Enfin, pour montrer à quel point la question de la pérennité et de la crédibilité se pose, l’ineffable Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, mais également des Sports, présent à Nice, a déclaré que «l’hypothèse» d’un arrêt du Tour était «très faible»… donc pas inexistante.

Pour l’instant, comme pour relever le récit en attendant les heures de franches montagnes qui sonneront dès ce dimanche, la première étape offrait un terrain d’expression propice aux prises de risques. Plutôt contraintes. Sur un parcours sinueux qui tournicotait façon circuit (trois boucles autour de Nice), la pluie convertit l’asphalte en patinoire, tant et tant que les cinquante derniers kilomètres furent assurés en mode prudence par un peloton gagné par la peur de chutes graves d’entrée de jeu. On ne compta plus les coureurs au sol, Alaphilippe, Quintana, Sivakov (très retardé), Porte, Bennett, etc. Il fallut même nous frotter les yeux: nous assistâmes à une sorte de «trêve», pour ne pas dire une «grève» mue par le désir de ne pas en découdre avec les éléments. Curieux moment en vérité. Masqués (sauf en course), éloignés de toute vie sociale, menacés d’exclusions groupées, les coureurs exprimaient une forme de ras-le-bol, moitié conscients de leurs responsabilités, moitié tétanisés psychologiquement.

Sans surprise, un sprint massif solda le chapitre inaugural. Mais ce n’était pas fini. Une chute massive, à moins trois bornes du but, provoqua la culbute d’une bonne dizaine d’hommes, dont Thibaut Pinot. Rien de grave. Sauf moralement. Le Norvégien Alexander Kristoff (UAE Emirates), 33 ans, sortit vainqueur de ce jeu de massacre et endossa le paletot jaune. Le chronicoeur se demanda si le doute du virus ne fonctionnait pas, déjà et avant tout, comme un accélérateur d’une virtualité sans merci...

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 29 août 2020.]

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