«Passeurs». Le miroir du temps incite à la rêverie, à condition de ne pas sombrer dans les désarrois d’un promeneur trop solitaire – surtout dans ces colonnes. Puisque certains moments commandent plus que d’autres, soyons lucides et posons une question qui taraude tous ceux profondément attachés aux ferments sacrés de la liberté de la presse: à quel point en sommes-nous dans l’histoire de France quand des journalistes sont conspués, maltraités et parfois molestés sur nos places publiques? L’heure est grave. Elle nous oblige à la réflexion. Rarement dans toute leur histoire les journalistes ne se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de leur travail quotidien, sur leur fonction et, depuis peu, sur le regard acerbe et désabusé que le peuple – si le mot ne vous paraît pas trop rétro – porte sur eux à la faveur du mouvement des gilets jaunes, dont on ne sait où il atterrira ni comment, ce qui confère à notre profession le devoir d’observer cette révolte en temps réel et de l’analyser en tant que moment charnière. Seulement voilà, cette fonction demeure-t-elle «essentielle» aux yeux de ceux qui pensent pouvoir s’en émanciper à bon compte? Jusqu’à peu les journalistes détenaient, avec quelques autres, le «privilège» mais aussi la responsabilité d’être l’un des émetteurs pouvant s’adresser directement aux citoyens. Pouvoir incroyable d’écrire, de parler, de dire, de raconter, d’être des «passeurs». Et cette autorité «naturelle» se discutait d’autant moins que la crise de la représentativité n’avait pas encore gangrené tous les corps républicains intermédiaires ni blessé la presse comme ses représentants, qui, au pays de Voltaire, d’Hugo, de Zola et de Jaurès, jouissaient jadis d’un préjugé très favorable. Sans vouloir retourner dans le «cercle de la raison», cette époque semble révolue. Chacun le sent bien sans l’admettre tout à fait: des gazetiers du grand siècle aux plus fameux reporters des conflits contemporains ou des grands théâtres d’expression populaire, l’âge d’or du journalisme s’éloigne. Et avec lui, en sa définition même, ce point ultime de la dignité qui, aux heures de retrouvailles collectives, offrait à la France un cursus de références et de valeurs assez solides pour consolider ses bases arrière et mettre tout le monde d’accord.
Critique. La révolution informationnelle, les profondes mutations des médias, le numérique et les réseaux sociaux sont passés par là… dans un paysage où le matraquage idéologique a progressivement charcuté nos cerveaux. Pierre Bourdieu avait tout annoncé, sans savoir à quel point nous assisterions au triomphe de la médiacratie, de l’autoréférentialité médiatique et, au final, de l’infobésité permanente.
D’autant que, pendant ce temps-là, les habits neufs de l’aliénation ont été endossés massivement, tandis qu’une volée de milliardaires fondait sur les médias, jusqu’à faire main basse sur l’information. Chacun a ramassé un quotidien, un hebdomadaire, une chaîne de télé, une radio, etc. De nouveaux venus ont même surgi, bâtissant de vrais empires sous les regards sidérés des citoyens, qui ne sont pas dupes. Les contre-pouvoirs se sont révélés soit inexistants, soit inefficaces, autant de Spartacus remis en douceur dans les clous. Les derniers indépendants – dont l’Humanité – se comptent désormais sur quelques doigts. À tel point qu’il ne s’agit plus seulement d’une bataille pour le pluralisme mais bien d’une question de démocratie. Alors? La critique virulente des médias est plus que jamais pertinente… sauf à se tromper de combat. Porter le fer contre les instruments de ségrégation de l’information, oui. Porter atteinte à l’esprit de la liberté de la presse, jamais! On ne s’attaque pas aux puissants en violentant un journaliste, fût-il un suppôt du capital. Face à l’offensive culturelle – car cette bataille est culturelle –, menons le combat des idées. Si nous oublions que le journalisme nous y aide, nous oublions aussi que «décrire le monde, c’est déjà vouloir le changer», comme disait Sartre.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 janvier 2019.]
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