Le Qatar coche toutes les cases de l’infamie.
Scandale. Le « quoique » résonne souvent comme un « parce que ». Et nos réactions
raisonnées au choc émotif, fort salutaires en elles-mêmes, ne savent pas
toujours cacher nos ambiguïtés. Ainsi en est-il de cette maudite Coupe du monde
de football qui débute ce dimanche, au Qatar. En général, et en toutes
circonstances, le bloc-noteur s’emploie à exalter la passion populaire, qu’il
défend et honore en tant que genre. Cette fois, nous nous en dispenserons. Même
si, comme pour beaucoup, une question reste ouverte, celle de savoir s’il va
être « éthiquement » possible de regarder quelques matchs. Car, autant le
clamer haut et fort : cette grand-messe vécue en mondovision, que des milliards
d’amoureux attendent toujours, ne sera pas, cette fois, la grande fête
populaire qui rassemble les peuples. À tel point que l’Humanité a décidé de
placer ce Mondial sous une bannière évidente : « Qatar 2022, plus jamais ! » De
la désignation à l’organisation, en passant par les milliers de morts sur
les chantiers ou les atteintes aux droits humains, tout pue le scandale. Le
Qatar coche en effet toutes les cases de l’infamie. Personne, pas même les
joueurs qui s’y trouvent, ne pourra dire qu’il ne savait pas que ce désastre
aurait lieu…
Réalité. Dès lors, nous voici donc devant ce que nous pourrions appeler « un
éloge impossible ». À la manière de Roland Barthes, la « métaphore du stade »
n’a plus de saveur, même soumise à la nécessité épique de l’épreuve, à son
indéfectible incertitude, au vertige des hommes se disputant jusqu’à la sueur une
parcelle de terrain réglementée. Au stade suprême du capitalisme, lorsque la
nouvelle religion ultralibérale aura épuisé son pouvoir liturgique, peut-être
ne subsistera-t-il que deux passions populaires sacralisées qu’aucune
révolution humaine n’aura pu renverser: le foot et la télé. À l’heure de
l’hyperspectacularisation des théâtres sportifs, diffusés partout et scénarisés
à outrance, admettons que le sport a définitivement cessé d’être ce terrain
d’expérimentation du néocapitalisme qu’il était encore dans les années 1980. En
ce XXIe siècle, il est tout simplement devenu l’un des cœurs
névralgiques de la globalisation à marche forcée. Le bien-être moral, physique
et collectif des individus s’est progressivement effacé derrière la musculation
des entreprises et la consolidation des investissements financiers. Voilà la
réalité du monde dont on nous dit aujourd’hui qu’il est achevé, hermétique,
organisé une fois pour toutes, fût-ce sur des tas de cadavres. La logique
commerciale du monde des affaires a imposé ses exigences. Le sport demeure une
valeur sûre. En tant qu’activité économique, il connaît des taux de croissance
dignes de ceux de la Chine, de 10 à 15 % l’an. Il est même passé, dans
notre pays, de 0,5 % du PIB à la fin des années 1970, à plus de 2,5 %
en 2020 ! Le mode de « régulation » du sport, livré à une espèce de
productivisme des marchés, pousse donc à tous les excès, à tous les
fourvoiements.
Insulte. Chacun se retrouve face à sa conscience. Téléviseur allumé ou éteint ? En attendant, nous avons toutes les raisons de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté, l’antre piétiné d’une humanité de contrebande hantée par la légende mythifiée de héros de pacotille transformés en truqueurs survitaminés et en Picsous sponsorisés et mieux payés que les patrons du CAC 40. La bataille pour l’avènement d’un sport populaire n’est évidemment pas perdue. Mais le Qatar insulte l’à-venir. Le légendaire entraîneur de Liverpool, Bill Shankly, répétait souvent : « Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous. C’est ainsi que je vois le football et c’est ainsi que je vois la vie. » Durant un mois, nous allons vivre tout le contraire…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 novembre 2022.]
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